Trois jours. Ça fait trois jours que Silver ne m'adresse plus la parole.

Une éternité qui me tue à petit feu.

Comment est-ce que je me suis retrouvé coincé comme ça ? Je suis tombé amoureux de Silver quasiment au premier regard. Son visage parfaitement taillé, sa morgue, la grâce de ses gestes, la férocité de son regard. Et jamais il ne m'a déçu. Son intelligence, sa force, sa bravoure, son humour cynique, sa colère sans cesse dominée, son intransigeance envers ses propres faiblesses... Tout en lui est une merveille, et je me suis juré de le conquérir. Ce que j'ai fait. Patiemment, sans jamais laisser quoi que ce soit ou qui que ce soit me détourner de ce but. Et j'ai réussi.

Jamais je n'aurai pensé que c'était un piège. Une lame à double tranchant. Aimer Silver, c'est lui donner tout pouvoir sur moi. Ses yeux qui glissent sur moi sans s'attarder, c'est plus douloureux que tous les coups que j'ai pu encaisser de ma vie. Son refus obstiné de me parler me fait agoniser.

Et pourtant, merde, je sais que j'ai raison !

Et je vais le reconquérir. Et le sauver de ses idées stupides. Tous les deux, on est invincibles, il faut juste que je lui prouve pourquoi il doit se ranger de mon coté, c'est tout. Même si c'est déjà douloureux de me dire qu'il ne l'a pas fait spontanément. Pourquoi est-ce qu'il ne me fait pas confiance ? Il ne devrait pas avoir besoin de démonstration pour m'écouter, si je lui dis que c'est un piège, il devrait me croire, c'est tout !

Mes ruminations ne m'aident pas à aller de l'avant, et encore moins à trouver une solution. La seule piste qui reste à ma portée est celle du dealer. Si j'arrive à décrédibiliser Brass, Silver sera bien obligé d'admettre que j'ai raison, et de revenir.

Plan A : impliquer Chazz, ma manager. Elle pourra enquêter à l'extérieur et m'évitera de m'attirer plus d'ennuis. Le plus délicat reste de la convaincre, mais elle m'adore, et je suis sûr que je vais finir par y arriver.

« Donc, reprend-elle en me fixant d'un regard méfiant, tu es impliqué dans un scandale avec un ancien dealer ? Sérieusement, Gold ?

— Est-ce que tu vas m'aider, ou laisser le scandale éclater ? Je sais que je ne suis plus un pilote central depuis que les CinqGen sont arrivés, mais est-ce que tu as vraiment envie de devoir coller un Gold 45 avec Silver ? Non, Chazz, je sais que tu n'en as pas envie. Et que tu n'as pas peur de t'en mêler pour régler la question directement.

Elle me foudroie du regard. Chazz a cinquante ans, elle est manager quasiment depuis que ce poste existe, elle en a vu d'autres. Elle a refusé de me laisser pour être affectée aux pilotes des CinqGen, mais c'est certain que ça va arriver quand je ne serai plus pilote. Et à chaque fois qu'elle voit Platty dire une bêtise, je sais qu'elle est en train de noter mentalement tout ce qu'elle va devoir reprendre quand elle sera en poste auprès de lui ou de ses successeurs.

Je sais qu'elle m'aime beaucoup, sans doute parce qu'on vient du même coin, et qu'on s'est pris les mêmes remarques. Les citadins des cinq capitales ont perdu l'habitude de voir des Noirs qui ne sont pas au moins un peu métissés - en tout cas dans les niveaux qu'on fréquente.

Je n'ai jamais demandé à Silver si ça le dérangeait. Il refuse de me parler de son pays d'origine et ne m'a posé aucune question quand je lui ai parlé du mien, donc je ne suis pas rentré dans le détail.

Quoi qu'il en soit, Chazz n'a peur de rien et surtout pas de la loi de l'UFIT, donc si j'arrive à la rallier à mon idée, la partie est quasiment gagnée. Je sens qu'elle est méfiante, mais pas vraiment hostile, et j'en rajoute :

— Il suffit que je retrouve ce Liang Nian pour prouver ma bonne foi aux Forces, et tout rentrera dans l'ordre sans faire de vagues, je te le promets !

— Gold. Mon grand. Arrêtes de te foutre de ma gueule.

Avant que j'ai pu protester, elle poursuit :

— Je sais que tu n'as pris aucune drogue et que jamais tu n'aurais trainé avec un dealer de ce genre. Donc tu es en train de me lancer sur une piste pour couvrir quelqu'un. Et vu ton implication et votre ridicule bouderie de ces derniers jours, je peux dire que c'est Silver. Tu fais ça pour essayer de te réconcilier avec lui, pas vrai ?

— Je...

Je ne vais pas protester contre son histoire, qui m'arrange bien, mais ça me fait mal qu'elle nous ait repéré. Est-ce que tout le monde est au courant, dans la Tour ? Je suis sûr que oui. Je suis sûr qu'ils sont tous en train de se moquer de moi, le Gold qui a cru pouvoir être à la hauteur d'un Silver plus âgé que lui, et qui s'est fait repousser comme le gamin qu'il est.

Au moins j'ai Chazz de mon côté, et elle finit par hocher la tête et dire :

— C'est bon, je m'en occupe. Je retrouverai ton dealer ou au moins ses connaissances, et je m'arrangerai pour transmettre l'affaire le plus discrètement possible aux services secrets. Il ne te posera pas soucis encore longtemps, mon grand.»

Sur un dernier coup de poing amical dans mon bras, elle se met au travail, et je recommence à respirer. Bien. Je pense que j'ai pris la bonne décision. Même si une partie de l'UFIT a préféré ne pas pourchasser Brass et Liang Nian, si l'affaire s'ébruite ils vont bien être obligés d'intervenir, et nettoyer l'image des Forces au passage. Silver admettra que j'avais raison. Et tout rentrera dans l'ordre.

Enfin une nouvelle mission ! Depuis que Silver ne me parle plus et que j'attends que Chazz ait réussi, je tourne en rond désespérément, et c'est un soulagement de pouvoir à nouveau montrer dans le Gold. Je regarde du coin de l'œil Silver se préparer, seul et en silence, comme à son habitude. Dieu qu'il est beau. Quand il est aussi concentré, comme ça, comme un guerrier se préparant à la bataille, Silver est juste une perfection. Et ça me met en colère. Pourquoi est-ce que c'est toujours à moi de lui courir après ? Il ne peut pas faire un effort, lui aussi, pour changer ?

Je rumine ma rancœur jusqu'à ce que je sois installé dans le cockpit si familier, où enfin je me détend. Ma combinaison se connecte à l'IA de mon mecha et la magie opère, la fusion de l'humain et de la machine, la puissance suprême. Je profite pleinement de ces sensations tandis que nous fusons jusqu'à la menace. Il n'y a pas si longtemps, j'aurai été en tête de l'escadron, ou tout juste à droite de Chrome... Aujourd'hui, Silver, Chrome et moi venons en renfort à Platinum et Osmium, et nous sommes positionnés bien trop en retrait à mon goût. Même Copper le défenseur a été jugé inutile.

Tant pis, l'essentiel c'est d'être là, de voler, de prendre part au combat. Avec les deux CinqGen sur le champ de bataille, nous les anciens devrons nous concentrer sur la défense des civils, et même si ce n'est pas notre spécialité, je suis le meilleur des trois dans ce rôle. Je vais leur montrer ce que je sais faire !

Nous arrivons devant la petite ville où le kaiju est apparu. Un tortoïde quatrupède, avec une lourde boule osseuse au bout de la queue qui le fait ressembler à un ankylosaure. Et l'endroit est totalement dépourvu de défense. Les civils sont en cours d'évacuation, donc en pleine pagaille. Ça ne va pas être simple. Je ne peux pas m'empêcher de sourire. Ça faisait trop longtemps que je n'avais pas été confronté à un bon défi !

Sans hésiter je plonge, suivi de Silver, dans mon angle mort comme toujours. Mon ange protecteur. Moi je fonce dans le tas, lui il achève, et rien ni personne ne nous résiste !

Le plan est très simple. Platinum et Osmium s'attaquent à la tête, poussant la créature à les attaquer et à revenir vers la mer. Silver et moi nous empêchons la massue de sa queue de toucher à quoi que ce soit de fragile. Chrome blesse ses pattes aux jointures de la carapace pour l'empêcher de retrancher ses membres dans l'épais blindage. J'espère juste que l'équipe de tête ne va pas l'achever trop vite, comme la dernière fois. Faire équipe avec Silver me donne l'agréable impression que tout est revenu comme avant entre nous, tandis que nous filons dans le ciel, parfaitement coordonnés. Je ne peux pas m'empêcher de lui lancer via l'intercom :

« Prêt pour le rodéo, sempai ?

Je l'entends sourire, j'en suis sûr, tandis qu'il me répond :

— Toujours prêt, petit !»

J'éclate de rire. Le fait que mon minuscule Silver arrive à penser à moi comme "le petit" m'amuse toujours autant. Tu parles d'un complexe de supériorité !

Blessures, esquives, blocages, le tout sous l'œil bourdonnant des drones-caméras de journalistes qui ne perdent pas une miette de nos exploits. L'énorme masse fouette l'air et aurait tout détruit sur son passage si je ne m'étais pas interposé pour la dévier. Silver sait où frapper pour profiter de mon intervention pour taillader les parties sensibles. La bête hurle et avance, harcelée, elle s'éloigne de plus en plus des civils, et là-devant Platinum ne va pas tarder à l'achever. J'attrape la queue directement et pousse au maximum mon réacteur à quartan pour contrer la force qui tente de m'éjecter. Silver n'a plus qu'à...

C'est alors que la créature tangue et s'écrase lourdement sur le coté. Je freine de mon mieux ma charge pour qu'elle n'explose pas la jetée en touchant le sol, sûr que Silver va venir m'aider, quand je l'entends hurler dans l'intercom : « CHROME !»

Après coup, Platty aussi appelle Chrome, et Silver, et tous nous nous précipitons jusqu'au flanc du kaiju, pour voir Silver hissant Chrome hors du poids de la carapace. Il a dû l'attraper au vol, en profitant de leurs deux accélérations pour le pousser plus loin, mais les jambes du mecha ont été arrachées par le poids qui s'est abattu sur eux et le reste du Chrome est dans un piètre état. Le pilote va s'en sortir, mais jamais je n'aurais imaginé voir un jour le plus fiable des mechas dans un état pareil - jamais je n'ai vu Chrome sortir d'un combat en ayant ne serait-ce qu'une égratignure !

Rassurés, Platinum et Osmium achèvent rapidement le kaiju, puis nous nous mettons en formation pour rentrer à la Tour, Silver portant Chrome. Pendant tout le trajet, une pensée glaçante tourne en rond dans ma tête. Silver a pu sauver Chrome parce qu'il n'était pas à mes côtés comme d'habitude. Silver a violé le plan des stratèges. Et il a eu raison de le faire.

Notre QG est en vue bien avant que j'ai pu tirer mes idées au clair, tandis que derrière nous, le soleil se couche.