Directement était sans doute un bien grand mot, puisque nous n'avons pas accès à l'étage des stratèges. Il faut en passer par une demande officielle, que nous faisons en évoquant la dernière mission : voir la désobéissance de Silver sauver Chrome nous aurait tous les deux ébranlés, et nous avons besoin d'en parler. Ce n'est pas habituel comme démarche, mais pas inédit non plus. Les stratèges ne sont pas doués pour parler avec les gens, mais nous les pilotes sommes ceux qui exécutent leurs ordres, et ça nous arrive parfois d'avoir besoin d'être rassurés en vérifiant que oui, tout est calculé pour notre sécurité.

Évidemment, il est hors de question d'aborder avec eux le scénario qu'on a trouvé, mais je reste certain qu'en sachant quoi leur demander, ils vont se trahir. Ils ne savent pas mentir, c'est de notoriété publique.

Heureusement, le rendez-vous ne tarde pas trop à nous être accordé. Silver est sur des charbons ardents depuis la révélation et j'ai le plus grand mal à le calmer. Sa manager, Cardamone, est en train de préparer sa nouvelle campagne de marketing pour mettre en valeur l'héroïque sauvetage de Chrome, et ça le rend un peu dingue, parce que tout va beaucoup plus lentement que d'habitude, et qu'on ne peut pas nier que c'est une preuve de plus qu'ils ont été surpris dans leurs plans. L'identité exacte du "on" reste incertaine, et je suis certain que c'est ce que Silver rumine depuis. Je prie pour que les stratèges puissent nous donner des pistes exploitables, quelque chose qui nous permette d'avancer dans ce bourbier. Sinon, j'ai peur que Silver ne devienne vraiment fou de rage.

Je lui ai passé le bras sur les épaules, alors que nous attendons qu'on nous ouvre les quartiers des stratèges. Je n'ose pas aller plus loin, parce que je n'ai pas envie qu'il me repousse au nom du sacro-saint "personne ne doit savoir pour nous deux". Ces petits gestes qu'il m'autorise doivent toujours respecter les limites de ce que des amis peuvent faire. Mais à cet instant il en a bien plus besoin que moi. Je vois bien qu'il est concentré à l'extrême, et je sens ses épaules trembler sous mon bras. Pas de peur, de pure tension. Comme avant une mission.

C'est une assistante qui nous fait entrer - jeune, joyeuse, vêtue de couleurs vives, elle est surprenante au milieu des gardes et du système de sécurité. Et l'intérieur du quartier des stratèges est dans les mêmes tons. Des murs éclatants de couleur, des posters d'animaux et de personnages de dessins animé, des plantes partout et des chats en liberté. On se croirait dans une école maternelle à taille adulte, et je ne vois aucune trace d'ordinateur dans les environs. Silver est déjà venu ici, il ne semble pas surpris, mais moi j'avoue que je ne m'y attendais pas.

On arrive dans une très grande pièce, sans fenêtre, mais qui donne pourtant une impression d'espace et de liberté, baigné dans une lumière très naturelle évoquant un après-midi de printemps. Les plantes sont omniprésentes, des bancs et quelques tables sont disséminés au milieu des feuilles, on voit même un petit ruisseau artificiel serpenter près du chemin. On croise différents stratèges et je fais de mon mieux pour ne pas regarder leurs implants cérébraux, petites diodes translucides qui leur dépassent du crâne et clignotent de temps en temps. Aucun d'entre eux ne nous regardent. Ils sont installés sur les bancs ou par terre, mangent des barres protéinées en regardant devant eux d'un air perpétuellement perplexe, ou boivent des boissons chaudes à petites gorgées prudentes. Certains, assis devant une table, manipulent ce qui ressemble à des jouets en bois, des sortes de casse-tête. Ils ne parlent pas entre eux. Plutôt qu'une école, on se croirait dans un hôpital psychiatrique, un service pour traumatisés - en tous cas, ce que j'en sais d'après les séries, parce que quand les pilotes ont un problème psychologique, ils ne se sont certainement pas retapés dans d'aussi jolis coins.

L'assistante nous laisse à une table et va chercher Jaia, la stratège qui s'est occupée de notre plan de bataille. Nerveux, je tente d'alléger un peu l'atmosphère et je dis à Silver :

« En fait, cet endroit est une salle de pause géante.

— Ouais. Les ordinateurs et les dortoirs doivent être à coté, là ils nous laissent dans le jardin enchanté. Ce qui évite qu'on fouille partout, j'imagine...

— Au moins, pas de gardes de ce coté des portes.

— Pas de gardes, mais nos stratèges sont en sûreté...

Il m'indique du menton un point sur la glycine qui grimpe à coté de nous. Je mets un petit moment à comprendre ce qu'il me désigne, puis ça me saute aux yeux. Caméra. Et si un minuscule objectif a été posé là, c'est que les micros, plus minuscules encore, doivent être dissimulés partout. Il va falloir qu'on soit très, très prudents dans nos questions...

Je vois au fond de la salle entrer une femme portant le costume noir et les lunettes de soleil des agents du président. Les services secrets. Évidemment, sa présence ici n'a rien d'anormal, aucune raison que ça ait le moindre rapport avec nous, mais...

Je fais de mon mieux pour rester détendu et naturel, tandis que Silver jure entre ses dents. Oui, elle vient vers nous et nous tend la main en nous faisant son sourire le plus brillant.

Un frisson me parcourt l'échine. Pourquoi est-ce que j'ai été assez stupide pour croire que...

Mais on n'a rien fait. Quasiment rien. Si, en fait, on a fait le pire de tout, on en sait trop, on est foutu, et il faut que je sauve Silver. Que je prenne la faute sur moi. Et que j'en dévoile le moins possible, on ne sait pas ce qu'ils savent, ce n'est pas le moment de se trahir...

J'essaye de rester naturel et lui demande d'un ton légèrement surpris :

« Jaia ne peut pas venir ? On nous avait accordé un rendez-vous avec elle.

— Je sais, mais je voulais vous parler.

Son visage est éblouissant, comme si tout allait bien, et qu'elle était réellement ravie de nous parler. Elle nous serre la main à tous les deux en se présentant :

— Silver, Gold, je suis enchantée de vous rencontrer. Je suis l'agent Irvina Lealtoï, de la Sécurité Intérieure. Vous pouvez m'appeler Irvina.

Pas de grade, pas de fonction. De mieux en mieux. Irvina est petite, un peu potelée, et a le visage marqué de légères ridules des femmes qui ne luttent pas contre le passage du temps. Un faux air de tata gâteau farfelue mais sympathique. D'ailleurs, elle est suivie de près par un drone de service qui roule jusqu'à notre table, et elle nous offre à manger et à boire. Des petites douceurs qui s'inscrivent parfaitement dans notre régime.

Tout comme moi, Silver fait celui qui n'a rien remarqué et se montre seulement agacé du contretemps :

— Nous voulions voir Jaia. Je ne comprends pas très bien pourquoi vous vous êtes déplacée, madame. Ce n'est pas vous qui avez établi le plan de bataille, je ne pense pas que vous puissiez répondre à nos questions.

— Je sais, les garçons, et je suis vraiment désolée de bousculer vos plans. Mais Jaia est... disons que ça a été la première à être bouleversée par ce qui s'est passé. Sa stratégie a failli coûter la vie d'un pilote, et elle lui aurait couté la vie sans votre désobéissance. Mais elle ne peut pas se corriger en établissant des plans qui intègrent une éventuelle future désobéissance. Ce paradoxe la perturbe bien plus qu'on ne le pensait, et après réflexion il semble plus sage d'annuler votre discussion avec elle. Nous allons éviter que les pilotes puissent parler aux stratèges un certain temps, jusqu'à ce qu'ils aient retrouvé leur équilibre. Nous ne voulons pas les perturber, n'est-ce pas ?

Elle nous fait un sourire amical tout en mordant dans son propre gâteau. Je lui fais un grand sourire aussi et répond :

— Bien sûr, nous comprenons tout à fait. C'est vrai que nous nous sommes posés des questions, ces derniers temps. Je suis content de voir que vous aussi vous vous êtes rendus compte qu'il y avait des anomalies, et que vous y remédiez.

— Des anomalies ? Je t'en prie, dis-moi ce qui te préoccupe, Gold. Je répondrai à tout ce à quoi je peux répondre.

C'est le meilleur moyen de nous échapper : les laisse nous raconter leur version des faits, et faire semblant de les croire. Je réfléchis à toute allure. En tant que pilote tout à fait normal qui ne se serait jamais levé à trois heures du matin pour aller comploter, qu'est-ce que j'aurais remarqué, qu'est-ce qui m'aurait semblé ne pas être à sa place ? Je démarre par :

— La haute trahison de Brass 137. Ce n'était pas un ami, mais c'était l'un des nôtres, on ne sait pas exactement ce qui lui est arrivé mais c'est bizarre venant de lui. Ce n'était pas le genre à comploter, en plus, c'était plutôt une tête brûlé qui n'avait quasiment aucun filtre verbal. J'était très proche de Brass 136 et pour moi, rien de ce qui s'est passé ne colle. Je peux comprendre que la Sécurité Intérieure ou les Services Secrets ne veulent pas qu'on sache exactement, je sais que vous menez une enquête et qu'à cause des espions tout ça doit rester cacher, mais vous pouvez au moins nous dire s'il lui est arrivé quelque chose, non ?

J'essaye d'avoir l'air très préoccupé et perplexe. Tandis qu'Irvina m'examine - je suppose, avec ces fichues lunettes noires c'est dur à dire - Silver la détaille également. Bras croisés, regard fermé, il est concentré et je me demande à quoi il pense, s'il va suivre mon plan ou tenter encore d'en savoir plus, alors qu'on est suspendus au-dessus du gouffre par un très, très mince fil. Je prie rapidement pour qu'il se tienne tranquille et fait mes plus beaux yeux de chiot inquiet.

Elle répond :

— Je comprends, je comprends... Et bien, tu n'as pas tort, Gold. Brass a effectivement été impliqué dans une enquête qui nous empêche de révéler les détails de sa trahison. Mais c'est vrai que c'est perturbant pour vous les pilotes... En fait, il y a une chose que je peux vous expliquer, et qui devrait vous rassurer. Brass a été séduit par un agent des Soleil Noir. Je ne peux pas vous révéler ce qu'il a fait, mais il ne se rendait sans doute pas compte de ce qu'on lui demandait. Ou il pensait pouvoir s'en sortir en jouant sur les deux tableaux. Quoi qu'il en soit, ça ne peut pas être pardonné, vous comprenez ?

Nous hochons la tête. Bien. Si elle pense avoir rendu le geste de Brass cohérent à nos yeux, elle devrait être rassurée et surtout penser que nous ne sommes pas allés bien loin. Même si ils savent qu'on a fouiné du coté du dealer, ça devrait passer...

Silver demande :

— Et pour la bataille ? Ce couac dans le plan, c'était quoi ? C'était à cause de Brass ? Il a fait quelque chose de grave ?

Je le bénis intérieurement. Tout charger sur Brass reste la meilleure stratégie pour nous. Et puis, ce n'est pas comme s'il était encore là pour en souffrir. Irvina nous explique :

— Je ne peux rien dire. Mais nous sommes parfaitement alertés, et en train de tout corriger. Vos cadres suivent nos avancées heure par heure et savent quels plans ils peuvent utiliser ou non. Pour l'instant, nous allons utiliser uniquement les CinqGen, mais vous serez très vite de retour sur le terrain, je vous le garantis.

Silver hoche la tête, sourcils froncés, et marmonne :

— Je m'en doutais. C'est vraiment...

— Allons, Silver, sois courageux. Tu sais qu'il faut faire passer la réussite commune avant ses victoires personnelles, et je suis sûre que tu pourras bientôt à nouveau nous montrer ce que tu vaux. Toi aussi, Gold. Il parait que tu as très bien géré l'arrivée des CinqGen, et je t'en félicite. Le Président est très satisfait de la façon dont Platinum a pu démarrer sa carrière et il sait que c'est aussi grâce à votre loyauté et à la manière dont vous avez tenu votre rôle. Je tiens à ce que vous le sachiez, les garçons. Vous faites du très bon travail, et votre patience sera récompensée.

Nous répondons en cœur :

— Merci, Irvina.»