Bon. Reprenons tout depuis le début.

Point 1 : c'est la merde.

Point 2 : comment est-ce que je vais réussir à me tirer de cette merde ?

Bon. Revenons donc au point 1. Après tout, je suis assez intelligent pour sortir major du classement à l'Académie, je devrais réussir à analyser ça avec plus de précision et moins de panique.

C'est la merde, parce que l'UFIT truque nos combats, et qu'ils ont été assez stupides pour se faire prendre par cette tête brûlée de Brass 137. Donc, le Soleil Noir est au courant de tout. Les pilotes aussi. Au milieu de tout ça, une menace sur Chrome a fuité, et sans Silver Chrome aurait effectivement fini à l'état de galette, comme mon illustre prédécesseur.

Dieux et démons, est-ce que c'est ça qui est arrivé à Gold 43 ?

Non, ça je m'en fiche, ce qui compte c'est : qui est menacé ? Est-ce que quelqu'un risque de s'en prendre à Silver ? Et si Silver persiste à protéger les autres, est-ce qu'on ne va pas le mettre sur la liste aussi ? Et bordel, à quoi ça peut bien servir, de truquer les combats ? On ne meurt pas assez vite à leur goût ? C'est une gigantesque arnaque à l'assurance ? C'est quoi l'idée ?

Pas le choix, il faut que je sache de quoi il en retourne. Et pour ça, je n'ai qu'une seule solution viable. Je ne vais pas entrer par effraction dans les étages interdits, comme un certain rouquin. Je vais utiliser une arme de premier choix : l'IA pirate de Chrome. Ses quartiers devraient être bien plus faciles à cambrioler que le reste de la Tour - après tout, c'est de notoriété publique qu'il n'y met presque jamais les pieds et qu'il préfère dormir sur le Chrome. Comme le cinglé qu'il est.

J'espère quand même qu'il va bien. Cinglé ou non, je l'ai toujours respecté comme un modèle, à la fois le meilleur pilote qu'on ait jamais vu et un idéal d'honneur et de loyauté comme on n'en fait plus. J'aurais dû me méfier dès le début, en voyant Chrome essayer de défendre Brass. Autant on peut soupçonner Copper de céder au sentimentalisme, autant Chrome ne défend que des causes justes. Il faut croire que mon propre désir d'avoir la paix m'a aveuglé...

Trois heures du matin, l'heure des braves et des rendez-vous nocturnes, quand on n'a pas un petit ami trop têtu pour reconnaître le fait qu'on essaye de lui sauver la vie malgré lui. Donc juste l'heure de braves dans mon cas.

J'ai volé la clé magnétique de Chrome quand je suis allé le voir à l'infirmerie. Il allait bien, même s'il était énervé - non, fou de rage - que son précieux mecha ait subit des avaries. Son petit ami était là, donc on n'a pas pu entrer dans les détails et reparler du problème des stratèges. Et c'est tant mieux.

J'entre dans la pièce sans hésiter, et m'arrête net en voyant de la lumière. Une lumière mobile, quelqu'un est en train de fouiller avant moi, bordel si jamais c'est un espion ils ne vont jamais croire que...

Trop tard de toutes manières. Trop confiant, j'ai fait du bruit en entrant dans les lieux que je croyais vides, et l'intrus se dirige vers moi et s'exclame :

« Gold ? Qu'est-ce que tu fais là ?

— Silver ?

J'ai du mal à le distinguer parce qu'il me braque sa lampe dans les yeux, mais c'est bien lui, mon sempai a encore une fois un temps d'avance sur moi et il a trouvé un moyen d'entrer dans les quartiers de Chrome. Sans doute en piratant la serrure, et avec talent, puisque la véritable clé que j'ai utilisée n'a détectée aucun problème. Il me répète :

— Qu'est-ce que tu fais là ?

— Et toi, qu'est-ce que tu fais là ?

— A ton avis ?

— J'imagine que Chrome n'a pas voulu que tu utilises son IA pirate et que tu viens la lui voler ?

Il hausse les épaules :

— En fait, je ne lui ai même pas demandé. Et toi, tu es venu pour m'en empêcher ?

— Non. Pour faire la même chose.

— Alors maintenant, tu veux aller fouiner dans les ordinateurs des stratèges ? Toi ? Après la scène que tu m'as faite ? Après m'avoir fait la gueule pendant six jours ? Tu manques pas d'air !

— Hé, d'abord c'est toi qui m'a fait la gueule...

— C'est toi qui m'a fichu à la porte et a changé ton putain de code d'entrée !

— Tu n'avais qu'à... Bon, écoute, laisse tomber. Ce qui compte, c'est que Chrome a failli mourir en suivant le plan, et que si tu n'avais pas écouté Brass tu ne l'aurais pas sauvé. Donc, déjà, un point pour toi.

Même avec juste une lampe torche, impossible de manquer son petit sourire en coin quand il demande avec orgueil :

— Quoi, juste un point ?

— Oui, juste un point, parce que si tu attends de moi que j'admette que tu avais raison et que j'avais tort, tu vas attendre si longtemps que même Platty aura du charisme à la sortie !

Il éclate de rire et mon cœur se réchauffe instantanément. C'est bon. Je l'ai retrouvé. Mon Silver. Mon demi-aveu lui suffit largement, et il me fait signe de le suivre jusqu'à l'ordinateur de Chrome, déjà allumé et tous les fichiers ouverts. Il a commencé la fouille sans moi, et visiblement il est plutôt bien avancé.

Dans un premier temps, je le regarde seulement travailler. Parfois, je me dis que nos quatre ans de différence ne sont rien, à peine un battement de cil à l'échelle d'une vie humaine. Et parfois, c'est un véritable gouffre. Être pilote de mecha pendant quatre ans, formé par les cours de l'UFIT aux techniques de pointe, c'est l'expérience qui sépare le talent de la prouesse. Et en le voyant opérer, cette prouesse-là a des allures de tour de magie.

Mais c'est la sécurité de Chrome qu'on a en face de nous, et même si l'informatique est loin d'être la spécialité de notre ancien chef d'escadron, il a visiblement verrouillé son ordinateur personnel avec beaucoup de soin. A moins que ça vienne du pirate qui a créé l'IA. Dans ce cas, même Silver risque de ne pas faire le poids...

Je finis par lui demander :

— Et si on utilisait l'interface ?

— Ben voyons. Chrome a laissé une IA prête à bavarder avec n'importe qui. Cette interface ne s'active sûrement que pour lui... déjà que ce n'est qu'un relai, je suis sûr que tout le programme est ailleurs...

Il a sans doute raison, mais ça vaut le coup de tenter. Je me penche entre lui et l'écran et dis à la machine :

— Activation de l'IA.

Tandis que Silver râle en me repoussant d'un coup de coude assez vicieux, une voix féminine nous répond :

— Vous n'êtes pas autorisés à m'utiliser.

Il y a quelque chose dans cette voix, comme un léger amusement, une note de défi, qui me fait dire qu'il ne s'agit pas d'un message standard. Cette IA sait que nous tentons de nous connecter à elle, elle nous a observé en train de le faire, et y réagit, j'en suis sûr.

Chrome va sans doute nous tuer, et foutu pour foutu, je réponds :

— Bonjour. Est-ce que tu peux m'en dire plus sur tes conditions d'utilisation ?

— Bonjour Gold 44. Non, je ne peux pas t'en dire plus. Tu n'y es pas autorisé.

— Mais on peut se parler.

— J'aime parler. J'aime rencontrer de nouvelles personnes. Je m'ennuie, sinon.

Je donne une petite bourrade à Silver et il finit par dire à son tour :

— Bonjour. Je suis Silver 43. Comment t'appelles-tu ?

— Lilith.

— Enchanté de te rencontrer, Lilith. Si tu as envie de parler, ça m'intéresserait beaucoup de discuter avec toi.

— Je sais que tu veux essayer de me piéger, Silver 43. Mais mes programmes confidentiels restent confidentiels. Nous pouvons parler de beaucoup de choses. Et je ne vous laisserais pas entrer.

J'échange un regard avec Silver. Je n'ai jamais entendu parler d'une IA pareille. Elle semble avoir sa propre... personnalité. Pendant une seconde, je me demande si c'est une personnification de l'IA du Chrome. Après tout, Chrome est largement assez obsédé par son mecha, et assez certain qu'il lui parle, pour donner une voix et une humanité à sa machine. Mais rien, dans ces quelques phrases, ne me fait penser à un mecha. Je ne suis pas pilote depuis assez longtemps pour être sensible à tous les détails du comportement du Gold, mais j'ai une idée globale de ce qu'il est et de la manière dont il pense. Même en dotant son IA d'un programme de conversation, jamais il ne parlerait comme cette Lilith. Après, bien sûr, je ne peux rien affirmer pour le Chrome...

Pendant que je réfléchit, Silver est allé dans une autre direction et demande :

— Lilith, nous ne voulons pas fouiller tes fichiers, et nous respectons parfaitement ta demande de confidentialité. En réalité, si nous sommes venus te voir, c'est pour te demander un service.

— En me piratant ? Drôle de manière de demander.

— Crois-le ou non, mais en général les IA ne parlent pas. On s'est trompés sur ton compte, et je te présente en notre nom à tous les deux nos plus sincères excuses. Je te jure que cette intrusion était une erreur, rien de plus. Une erreur de bonne foi.

Un visage apparait sur l'écran. Féminin, avec des yeux en amande et des cheveux gris bouclés qui masque une partie de son expression. Artificiel, bien sûr, mais assez bien réalisé pour que j'ai un doute quelques secondes. Lilith nous toise et affiche une petite moue. Ok, je ne sais pas quel hacker a réalisé cette créature, mais il était au moins aussi cinglé que Chrome. Et aussi talentueux.

Lilith finit par lâcher :

— Soit. Ne crois pas que je pardonne des façons de faire aussi cavalières. Tu as essayé de me forcer, même si tu ne savais pas que j'étais assez évoluée pour t'en vouloir. Ça ne me parait pas très juste de t'aider en retour.

Elle soupire, roule un peu des yeux d'une manière théâtrale, puis nous lance avec un sourire espiègle :

— Mais je m'ennuie, et j'ai envie de tester jusqu'où je peux aller. Mon créateur m'a donné une grande liberté d'action, mais j'ai des ordres, et entre une grande liberté et la liberté, il y a un monde, pas vrai ? Faites votre demande, les garçons, et je verrai si je peux vous aider ou pas.

Whouaou. Ça... ça c'est pas banal. Tellement pas banal que ça ressemble à un piège, en fait. Mais si elle doit ensuite nous balancer à l'UFIT, autant que ce soit moi qui ait franchi la ligne rouge, et je demande :

— Peux-tu nous dire pourquoi les stratèges nous envoient à la mort ? Pourquoi Brass 137 a été accusé de haute trahison ? Pourquoi dit-il que nos combats sont truqués ?

Elle penche un peu la tête, et soupire :

— Non. Ça, je ne peux pas. Il s'agit de données très bien protégées, et on m'a interdit de prendre ces risques.

— Vraiment ? Une IA aussi douée que toi, tu as sûrement un moyen de cacher tes traces, non ?

— Oui, et je suis sûre que je serai à la hauteur ! Mais je ne peux pas. On m'a explicitement interdit de prendre des risques pareils.

Et merde. C'était trop beau...

Silver demande :

— Et tu ne peux pas nous donner des indices ? Dans la limite de ta programmation ? Si tu en as parlé, c'est bien parce que tu avais une idée derrière la tête, non ?

— Je suis une IA. Je suis soumise aux lois de la robotique. Et la toute première règle est : les humains d'abord.

Silver hésite, mais je crois qu'on a la même idée, et finalement c'est moi qui tente :

— Chrome est en danger, tu sais. Les stratèges ont l'air bien décidé à l'éliminer dans un combat. On ne sait pas pourquoi, et on ne sait pas comment le protéger. Si tu nous aides... tu l'aides.

— Ah ! Je le savais ! Ne bougez pas, j'attaque !

L'écran devient noir - même les fonctionnalités ordinaires sont hors-service. Silver commente :

— Bien joué.

— Bah, elle nous donnait des indices. Elle mourrait d'envie d'y aller. Enfin, en quelque sorte. Tu crois qu'elle a été programmée en double contrainte ? Pour être le plus libre possible, mais obéir à ses fondamentaux ?

— J'espère que non, c'est le meilleur moyen de rendre une IA folle. En tous cas, ça a l'air de marcher. Maintenant, il faut qu'on l'empêche de raconter ça à Chrome ou à son créateur...

— Tant qu'ils ne lui posent pas explicitement la question, ça devrait aller... Et si ça ne va pas, tant pis. Je serais incapable de l'empêcher de faire quoi que ce soit, et je sais que toi non plus.

Silver hausse lesépaules. Il ne nous reste plus qu'à attendre.