Felis 7 : dans la gueule du loup
Ba-doum.
Ba-doum.
BA-DOUM.
BA-DOUM.
La Tour nous toise de toute sa hauteur et mon cœur va exploser de stress. J'ai pris ce que je pouvais prendre, mais un peu de poudre de paradis ne peut pas empirer les choses, et...
La main de Tonton retient la mienne, gentiment mais fermement, avant que la drogue ne franchisse mes lèvres. J'ai envie de le mordre. Il ne comprend donc pas que j'en ai besoin ?
C'est étrange de le voir ainsi, avec son faux visage. La chirurgie temporaire est un gadget, dans un monde où chacun est identifié par son ADN, mais grâce à notre excellente alliée nous avons de bons implants d'identité. Tout se passera bien. Tonton fait un vieux papa gallois ronchon tout à fait présentable, à la limite de la caricature. Quant à moi je suis carrément venu en fille, une sœur Gwaednerth tout à fait plausible, brune et banale. La peau me tire et j'ai l'horrible impression de porter un masque de plastique qui va craquer si je bouge trop. Ce n'est qu'une illusion. Ce n'est qu'une illusion. Tout ira bien. Tout est prévu pour bien aller.
Nous entrons facilement dans le hall de la Tour. Nous faisons la queue devant l'immense entrée publique, au milieu de la foule de touristes et de fans excités, sous l'œil vigilant des agents de sécurité en uniforme et d'hommes en civil aux lunettes noires. Nous présentons une première fois nos poignets au scan qui identifie nos implants. Une seconde. Deux secondes. Trois secondes. Et la lumière verte éclaire la porte battante, qui nous laisse passer l'un après l'autre.
Bien. Nous sommes dedans. Ne pas oublier de respirer.
Autour de nous, la foule des visiteurs qui prennent des photos de tout et achètent une fortune des goodies dédicacés à la chaine. Ils n'ont accès qu'au hall, et parfois aux salles de spectacle pour de grands évènements, mais on s'est arrangé pour que ce hall soit une véritable attraction pour eux. Immense, lumineux, décoré des portraits des plus grands pilotes, orné de statues grandeur réelle de tous les mecha, et bourré de stands qui vendent des articles officiels. Au plafond, des peintures de mecha effectuant leurs plus belles manœuvres. A nos pieds, le peu de sol qui est visible sous la foule représente des kaijus hurlant, blessés et en pleine chute. Niveau symbolisme, on ne peut pas dire qu'ils aient fait dans la subtilité. Mais la visite elle-même est gratuite, aussi c'est un endroit qui a toujours beaucoup de succès.
Le scandale de l'arrestation de Brass n'a pas encore éclaté et ils sont nombreux à acheter les figurines cuivrées du Brass, ou ses posters. Je n'avais jamais vu ses posters promotionnels officiels. Il est vraiment cool dessus. Dans une pose badass, prêt à tout, avec son éternel sourire qui démarre au coin de la bouche - prêt à en découdre, et très amusé par le combat et le défi. Tous les Brass sont comme ça. C'est le rôle du Frelon. Celui qui prend tous les risques, dans un grand rire, parce que c'est comme ça qu'un combat doit être vécu. Des cramés, tous autant qu'ils sont. Des feux follets.
Mais lui, de gré ou de force, je vais le sauver.
Tout ça, je l'observe de loin, tandis que des agents de sécurité à l'uniforme impeccable nous font patienter. Ils savent très bien que nous avons rendez-vous pour une affaire très délicate, et que si nous n'avons pas été amené directement au cœur de la Tour par des agents de l'UFIT, c'est uniquement parce que nous avons un traitement spécial. Tout le plan est bâti sur le coté caractériel de la famille Gwaednerth. Enfin, on nous emmène jusqu'à une porte dérobée, qui se révèle être un ascenseur, qui nous fait descendre dans les profondeurs de la terre.
Je déteste tellement ça.
Je sais très bien que les hangars des mecha, les dortoirs des opérateurs et des techniciens, les appartements des cadres et des pilotes sont dans les étages supérieurs. En bas, il n'y a que les opérations les plus secrètes, dans un labyrinthe de béton et de métal. Et les prisons. Les cellules de ceux qui n'ont plus d'existence. Car ces cellules elles-mêmes, officiellement, n'ont aucune existence. Et les Soleil Noir qui ont disparu là-dessous n'ont plus jamais revu la lumière du jour.
BA-DOUM.
BA-DOUM.
Mon rythme cardiaque accélère au fur et à mesure que défilent les étages. Je tente de rester impassible. Et puis j'ai le droit d'être décomposé. Je suis censé aller voir mon frère accusé de haute trahison, ce n'est pas rien.
Je me balance nerveusement d'un pied à l'autre. J'ai mis des talons hauts et une jolie robe. Je sais que les deux agents qui nous accompagnent me regardent discrètement, et le type qui reçoit les vidéos de surveillance de l'ascenseur en fait sans doute autant. Qu'ils matent. Même avec l'opération temporaire, je sais que je fais une belle femme, et il vaut mieux qu'ils pensent à ça qu'à se demander si je ne suis pas un espion. Même si bien sûr ils cherchent avant tout si je suis un espion - ce sont des professionnels. Tonton pose son bras sur mes épaules et me sourit. Peu à peu, je me calme. Voilà. Tout en naturel.
On nous fait entrer dans une salle où nous nous asseyons sur des fauteuils confortables, puis arrivent deux hommes. L'un d'eux, un vieil homme sec et guindé, porte un costume impeccable et se présente comme étant Ramón Aquillo, le manager de Brass. L'autre, un petit bonhomme rond au sourire permanent et affable, portant l'uniforme sombre des services secrets de l'UFIT, ne se présente pas. Mais très clairement, c'est lui qui donne les ordres.
Jouant mon rôle de soeur éplorée, je demande timidement :
"Est-ce que... est-ce que nous pouvons le voir ?
— Pas encore, je le crains," dit le petit homme. "Ainsi, vous êtes Gwen Gwaednerth ? Je suis terriblement navré de vous rencontrer en de telles circonstances, mademoiselle. Et vous êtes Rick Gwaednerth, c'est bien ça ?
— C'est ça." marmonne Tonton, se faisant pour l'occasion une moue outrée, comme s'il était offensé du simple fait qu'un membre de l'UFIT lui adresse la parole. N'ayant aucun document de notre existence officielle, puisque cette famille se refuse farouchement au recensement et à la standardisation internationale, l'homme tente de nous coincer pour voir si nous lui mentons ou pas. Et plus nous en dirons, plus il lui sera facile de savoir que c'est faux - le réseau d'informateur de l'UFIT est colossal et nul ne tient très longtemps face à eux. Donc il va falloir jouer de nos personnages pour couper court.
— Vous devez comprendre," continue mielleusement notre interlocuteur, "que votre fils a commit un acte très grave. Et qu'il encourt donc une peine très importante. Mais nous connaissons bien Brass, nous savons que c'est un gentil garçon. Il a sans aucun doute été entrainé là-dedans par quelqu'un d'autre. Alors... si vous savez quoi que ce soit sur ses raisons, vous devez nous en parler. Tout ce que vous nous direz ne pourra qu'alléger sa peine.
Sans hésiter, Tonton se penche férocement vers le petit homme, le faisant reculer sur son siège pour que leurs nez ne se cognent pas, et il grogne :
— Si je suis ici, au milieu de tous ces traitres salopards mafieux sans scrupules de l'UFIT, c'est uniquement parce que ma fille bien-aimée m'a supplié de venir. Je REFUSE de voir ce petit merdeux et même de lui adresser la parole, compris ? Et je n'ai rien à vous dire sur ce raté. J'avais un fil, qui portait le glorieux nom de Cadell Gwaednerth. Je ne connais pas ce Brass dont vous n'arrêtez pas de me parler et je ne veux jamais en entendre parler. C'est clair ?
L'autre avale rapidement sa salive et tente malgré tout :
— Cependant... Il est resté cadet de l'Académie pendant trois ans, et il est même devenu pilote, vous ne voulez pas en savoir plus sur ce qu'il a vécu pendant ce temps ?
— ÇA SUFFIT ! JE N'AI PAS DE FILS, COMBIEN DE FOIS DEVRAIS-JE VOUS LE DIRE ? Maintenant va, ma chérie, va voir ton fantôme, fais-lui tes adieux, et partons d'ici avant que je ne m'énerve !
Je réponds un docile "oui Papa" tout en me mordant la lèvre pour ne pas éclater de rire. Tonton est grandiose. Je savais que c'était un bon acteur, mais jamais je n'aurai cru qu'il puisse être aussi bon. Et d'après ce que je sais de la famille de Cadell, il est sans doute parfaitement dans le ton - et je suis certain que l'UFIT en sait encore moins que moi, un espion parmi les nationalistes gallois aurait mis le feu aux poudres dans tout le pays, ils n'ont jamais dû penser que le jeu en valait la chandelle. Après tout, Brass n'était pas une menace. Et c'est encore le cas maintenant, puisqu'il sert sans doute de bouc émissaire. Ils tentent leur chance, mais tout ça n'est que du cinéma, de la routine, de la frime.
Enfin j'espère, j'espère tellement...
C'est Ramon qui m'emmène dans les couloirs étroits. Impossible d'entrer de force ici, c'est un bunker en plus d'être un labyrinthe. Il y a des caméras partout, et sans doute des pièges aussi. Mes talons hauts résonnent sinistrement. Je me sens si vulnérable...
BA-DOUM.
BA-DOUM.
BA-DOUM.
BA-DOUM.
J'aurai sans doute avalé quelque chose pour me calmer si Ramon n'avait pas commencé à me parler. Avec un tact que je n'aurais jamais imaginé, de la part du tyran acariâtre que me décrivait Cadell, il me donne à mi-voix quelques éléments de la vie de Brass parmi les pilotes. Son talent, sa passion, l'énergie folle qu'il a mise dans la bataille alors qu'il était à peine formé et que les combats s'enchainaient sans répit, son humour, sa légèreté, sa joie de vivre qui était si contagieuse... Un beau portrait. Au passé. Entièrement. Comme un éloge funèbre. Et soudain me vient la certitude qu'il est mort, Cadell est mort, et c'est son cadavre qu'on m'emmène voir...
Mais non, enfin nous y sommes, nous entrons dans une salle et je le vois, il est là, il est vivant, il ouvre ses grands yeux verts en me voyant et IL NE FAUT SURTOUT PAS QUE CET IDIOT TRAHISSE QUE JE NE SUIS PAS DU TOUT SA SOEUR !
Je crie avant lui, tout en me précipitant :
"Cadell ! Mon frère, ça fait tellement longtemps qu'on ne s'est pas vus !
Une plaque de plexiglas m'arrête. Cadell est prisonnier, non seulement des gardes bien armés qui me toisent de leur mine la plus patibulaire, mais aussi d'une sorte de cube transparent. De l'autre coté de la paroi, mon rouquin plaque ses mains, comme pour tenter de me toucher, et je ne peux m'empêcher de plaquer mes mains de mon coté. La plaque fait bien cinq centimètres d'épaisseur, nos mains flottent à distance, et cette séparation me rend fou.
Mais non, il faut que je me concentre et que je sois habile, pour qu'il comprenne et puisse me transmettre des informations sans éveiller les soupçons des autres. Avant qu'il ne puisse dire une bêtise, j'enchaine :
— Je sais que tu me reconnais à peine, on ne s'est pas vu depuis que Père m'a envoyée à la pension pour jeunes filles... Tu me suivais partout avant, tu m'avais même donné un nom de chat, tu te souviens ?
Je vois ses yeux qui s'écarquillent un peu plus, une lueur de compréhension éclaire son regard. Il a comprit. Il demande tout doucement :
— Un nom de chat sanguinaire, non ?
Bien joué, mon chou.
— Oui ! Oui, c'est ça ! Tu te souviens.
— Oui. Je me souviens parfaitement. Je suis tellement content que tu sois là... Jamais je n'aurais cru que...
— J'ai supplié Père de te voir. Il va rester à coté, il refuse de venir, mais au moins je peux te parler... J'ai besoin de savoir ce qui s'est passé !
— Il ne s'est rien passé ! Je te jure, sur l'autel de mes ancêtres, que je ne sais rien !
L'autel de mes ancêtres... je sais ce que c'est, il m'en a déjà parlé, c'est l'espèce de mur de photos que tous les Brass successifs ont planqué dans leur armoire ! Et comme Brass n'a pas de successeur, normalement personne n'a touché à ses quartiers ! Quoi qu'il ait découvert, c'est là qu'il l'a planqué !
Je réponds :
— Je comprends, Cadell... Je savais que forcément, tu n'avais rien fait de mal.
— Ouais, je suis juste entré dans un bureau où je n'avais pas accès, pour trouver un renseignement... C'est pas un crime...
Et il ajoute, en m'offrant son sourire le plus lumineux, si éblouissant que je pourrais en devenir aveugle :
— J'ai rencontré un ange, tu sais. Un ange adorable. J'essayais juste de le retrouver."
Et mon pauvre cœur, qui battait de terreur depuis le début de cette mission, marque un arrêt avant de repartir de plus belle. Même maintenant, au fond de la prison de l'UFIT, alors que Ramon et les agents de l'UFIT ne perdent pas une miette de la conversation... Même maintenant, il essaye encore de me séduire.
Et même maintenant, ça marche redoutablement bien.
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