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Felis 2 : combattre la peur


A nouveau, j'erre dans les couloirs du métro. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Je ne dois pas regarder autour de moi. On me suit ou on ne me suit pas, à ce stade-là je n'y peux rien, mais si je jette des coups d'œil en permanence autour de moi j'aurai l'air suspect. Je serai signalé. Et pris.

Il faut que je me calme. J'ai quelques pilules sur moi, de quoi faire face aux différents cas de figure, et j'avale un tranquillisant léger - pas de quoi être dans le coltar, juste ralentir les battements de mon coeur avant de faire une attaque de panique. J'hésite un peu, et finit par prendre un peu de poudre de paradis aussi. A peine, juste de quoi améliorer mon humeur. J'en ai besoin.

Je reprend ma route. Mes cheveux massacrés me balaient le visage et me rassurent. Je les laissais pousser depuis le jour où j'ai appris d'où je venais et pourquoi je ressemblais à une poupée. Depuis cette époque, j'ai essayé de me cacher derrière ma tignasse. Ce n'est que depuis que j'ai rencontré Tonton que je suis arrivé à les attacher, et à rester fier et imperturbable sous le poids des regards. Il m'a tellement aidé à grandir...

Je ne peux pas admettre que je dois fuir sans lui dire au revoir. J'espère qu'au moins l'organisation lui dira ce qui s'est passé. Qu'il sache que je ne l'abandonne pas, lui et les autres. Enfin, si, je l'abandonne. Je les abandonne tous. Mais qu'il sache que c'est parce que je n'ai pas le choix.

Je ne veux pas y penser.

Ni à mon labo. Je commençais à être vraiment bon. Pas de fournisseurs, juste les matières premières et mes recettes perso. J'aimais bien faire ça. Quand les clients étaient contents et en redemandaient. Quand ils étaient apaisés. On dit que c'est mal, mais franchement, vu le monde dans lequel on vit, qui pourrait leur en vouloir de trouver un peu de paix ? De toutes façons, il n'y a que deux façons d'effacer une situation horrible : dans sa tête et dans la réalité. La drogue ou la lutte armée. Et ça fait longtemps que la drogue n'est plus illégale, même si les produits faits maison comme les miens ne sont pas très bien vus. L'UFIT sait bien que c'est le meilleur moyen d'apaiser les tensions, et en plus les gens se le payent eux-mêmes. Tant qu'ils restent sobres au travail et sur la route, tout va bien.

Le mec de Tonton m'avait parlé de ça, une fois. Il m'avait reproché mon boulot, en disant que si on forçait les gens à regarder la réalité en face, ils se rebelleraient par millions, et que la partie serait gagnée. Oui, mais non. Parce que dans sa tête, comme tous ceux qui adhèrent au Soleil Noir, les coupables sont clairement à la tête de l'UFIT, avec la complicité d'une petite élite qui gère la finance, la politique et les médias. Mais pour la plupart des gens, ce qui est insupportable, c'est ce qui est à leur portée : leur patron qui les harcèle, leur propriétaire qu'ils doivent payer, les voisins qui font du bruit, des trucs comme ça...

J'y pense encore, histoire de me distraire de mon angoisse, au final c'est un jeu que j'entame assez automatiquement quand je suis dans une foule. Je regarde les gens et je me demande ce qu'ils prennent. Et si certains prennent, ce qu'ils feraient si on les en privait - enfin, ce qu'ils feraient en imaginant un sevrage express, évidemment la première réaction d'un drogué privé de sa came est d'aller taper à toutes les portes jusqu'à trouver une autre dose... S'il y a une chose que j'ai appris, dans ce boulot, c'est à me méfier des apparences. J'ai des clients qui ont l'air de marginaux déconnectés de la réalité et qui savent se cacher au cœur même du système. D'autres qui sont parfaitement bien intégrés, rouages modestes mais essentiels de notre société, faisant honnêtement face à leurs responsabilités et tenant de leur mieux sous la pression. Certains veulent enfouir pour toujours des secrets si atroces qu'ils semblent leur brûler la cervelle. D'autres au contraire veulent cesser de s'inhiber et se libérer enfin de toutes les chaines qu'ils ont laissé poser sur eux. Tous, à présent, je sais les trouver, croiser leur route comme un ange prêt à offrir un petit bout de paradis, et j'aime ce rôle. Sans moi, sans aide pour tenir le coup, ils exploseraient ou ils s'écrouleraient. Alors je ne fais rien de mal.

C'est ce que je me répète souvent, en tous cas, et quand je croise quelqu'un qui est allé trop loin, et qui ne reviendra jamais à la normale... ce n'est pas de ma faute. Je fais ce que je peux pour qu'ils tiennent. Après, la vie est cruelle par ici, et je n'y peux pas grand chose. Quelque part, j'envie les UFIT et les Soleil Noir. Eux croient réellement qu'ils luttent pour sauver le monde, et que tout finira par s'arranger. Moi, je crois surtout qu'ils se trompent tous, et que rien ne s'arrangera. Alors autant passer agréablement le temps qu'on a sur cette terre, et dans ce domaine, la poudre de paradis tient toujours ses promesses.


Deuxième système de métro, premier système, sortie. Les rues sont sombres et polluées, il est difficile de les traverser même en plein jour, et pourtant on est dans la meilleure partie de la ville. Personne ne se balade à pied dans les rues s'il peut l'éviter, en réalité. Soit on complète ses trajets de métro, soit on rejoint son véhicule dans le garage de son immeuble pour aller jusqu'au garage d'un autre immeuble, sans mettre le pied dehors. Ou alors on est tellement riche qu'on ne se déplace qu'en hélicoptère ou en aérocar, de toit d'immeuble en toit d'immeuble. Sérieusement. J'en connais.

Pour l'instant, je suis sur une artère importante et évidemment remplie jusqu'à la gueule de voitures en plein embouteillage matinal. Les conducteurs semblent résignés - ils savent qu'ils sont déjà mieux lotis que ceux qui prennent le métro. J'ai déjà vendu pas mal de trucs comme ça, en frappant aux vitres des voitures à l'arrêt. Les gens sur les nerfs sont des clients faciles. Mais moins gros payeurs que les appartements du sommet, évidemment, donc ça fait longtemps que je ne perds plus mon temps à...

Et merde, je digresse encore. Je n'aurai pas dû prendre ce tranquillisant, j'ai du mal à me concentrer maintenant. On s'en fout de mes souvenirs et de mon avis sur ce monde. J'ai quelque chose à faire ici, je dois le faire vite et bien, point final. Baissant la tête, j'accélère jusqu'à trouver la petite place que je cherche, autour de laquelle je peux trouver une galerie commerciale, à l'ancienne, et un des derniers accès com ouvert à n'importe qui. Donc forcément la cible permanente de l'espionnage de l'UFIT.

A cette pensée, mon cœur s'emballe à nouveau - au final je n'aurai réussi à l'apaiser que pour le trajet... Tsss. Il faut que j'améliore mon tranquillisant.

Ne pas paniquer. Le cerveau clair. Le cerveau est le maître de l'action. Les viscères ne sont que des conseillers. Oui, ils hurlent à la panique, mais rationnellement je suis obligé de faire ça. Hors de question de réussir à fuir pour ensuite me faire des rattraper par des gros bras mécontents. Et armés.

M'imaginer pire que d'être attrapé par l'UFIT n'est pas vraiment un truc qui me calme, en fait.

Un pas à la fois. Tranquillement. Comme n'importe qui. Les cheveux dans la figure, je fixe mes pieds, les portes des magasins sont dans mon champ visuel périphérique. Une. Deux. Trois. Puis la cabine. Une carte de crédit dans la fente, et la porte coulissante s'ouvre, me laissant entrer dans le minuscule cylindre, avant de se refermer derrière moi. Encastré dans le mur, le com a l'air d'avoir au moins mille ans, mais il devrait marcher...

Je tape le numéro que j'ai appris par cœur, il y a bien longtemps - un an, en fait, à peine un an, mais c'était une très longue année. Immédiatement un interlocuteur décroche et j'entends une voix que je connais pas, une voix féminine, m'inviter à parler. Je bredouille :

"Heu, je, je viens vous prévenir que... ma mission, je travaille pour vous, et je, j'ai été repéré, je dois tout lâcher !

- Tu as pu t'échapper ?

- Oui, oui, j'ai pu me cacher, et pour la suite j'ai ce qu'il faut pour disparaitre, pas de prob...

- Quelle mission ?

- Star-LET.

- Viens tout de suite. Je t'affiches l'adresse, mémorise la et ne la note nulle part.

- Quoi ? Mais ça va pas la tête, je suis dans un com public, tous les espions de l'UFIT m'ont vu passer ! Si jamais on leur a signalé que j'étais recherché ils vont...

- C'est très important. Il faut qu'on te parle. Ne t'en fais pas pour l'UFIT, on va t'en débarrasser.

- Mais...

- On s'occupera de ton exfiltration ensuite.

- Je... Je ne suis pas...

- Tu es un extra. Mais on a besoin de renseignements très importants. On s'occupe de tout.

- Mais...

- Crois-moi, tu n'as absolument pas le choix."

Plus de son. J'ai beau appuyer sur tous les boutons et cogner le plexiglas qui protège l'écran, rien ne bouge. A part l'adresse, la maudite adresse de ce rendez-vous avec le diable, et je l'apprends par cœur,avant même d'avoir décidé de venir, et d'ailleurs est-ce que je l'ai vraiment décidé ? Quoi qu'il en soit, en sortant de la cabine, je m'y rends tout droit. Et étrangement, mon cœur me laisse enfin tranquille. Comme s'il les croyait. Alors que le cerveau, là-haut, sait qu'il ne doit croire en rien ni en personne, mais là c'est trop, et il a rendu les armes pour le moment.

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