Petit déjeuner à la cafétéria, tôt le matin : c'est la meilleure heure, celle où je peux être tranquille. Je reçois un message de Chayan et souris à moitié. Nous avons un code pour éviter que ma manager ne s'aperçoive de notre relation – même si elle doit forcément s'en douter – et certaines expressions servent uniquement à transmettre des mots doux. Mon cher et tendre a tendance à en abuser. Sans doute parce que j'adore ça.

J'ai envie de le voir. Savoir qu'il n'est qu'à quelques étages sous mes pieds me rend fou. Parfois je me demande ce que je suis en train de faire, là-haut, à me battre contre des ombres pour sauver les apparences, alors que je n'aurais qu'à partir avec Chayan pour être heureux. Comme Brass et Liang. Ce type n'avait l'air de rien, mais je suis bien placé pour savoir qu'il a des nerfs d'acier, et le courage de prendre ce qu'il voulait et partir avec. Il était prêt à tout pour sauver Brass et il a réussi. J'ai beau avoir été piégé par son poison, quelque part je ne peux pas m'empêcher de l'admirer.

La question, c'est : ensuite, on ira où ? On fera quoi ? On ne va pas aller se cacher aux îles Utopiales aussi ! Même si ça pourrait être intéressant. On fonderait un club d'anciens pilotes avec Brass. Je suis sûr que Chayan se trouverait du boulot en un rien de temps, vu tout ce qu'il sait faire, et avec des gens qui ne le prennent pas de haut cette fois...

Je rêve éveillé depuis un certain temps quand un intrus s'incruste à ma table, tout sourire :

« Salut Cop' ! Comment ça va ?

— Salut Platty...

— Oh, désolé, je te dérange peut-être ? Comme tu étais tout seul, je me disais...

— Pas de problème Platty. Où est Osmium ?

— Elle dort encore, j'imagine. D'habitude, on se retrouve plus tard.

Je veille à ne pas sourire. Je comprends qu'il ait envie de souffler un peu alors que Osmium passe son temps à le coller, mais sa manière de louvoyer autour du problème sans jamais l'aborder clairement m'amuse. Sa fangirl va être furieuse quand elle va se lever.

— J'espère que tu as une bonne excuse pour elle.

— Oh, tu exagères, Osmium n'est pas comme ça ...

Osmium est à 100% comme ça, mais dans l'univers bien calibré de la tête de Platinum, on ne critique pas les amis. Je cherche comment lui demander ce qu'il me veut avec tact quand il sort :

— En fait, je n'arrivais pas à dormir. Je... J'ai des somnifères, des tranquillisants, toute la panoplie, mais je ne les prends pas. Je ne sais pas pourquoi. Je suis fatigué, mais pas tant que ça, et je... C'est stupide, mais j'ai l'impression que si je baisse ma vigilance, même un petit peu, ça va... ça va tourner à la catastrophe. Je sais, je sais, il n'y a aucune raison, mais...

— Est-ce qu'il se passe quelque chose d'étrange avec ton mecha ?

Immédiatement le visage de Platinum se ferme. Intéressant. On protège tous notre mecha farouchement, mais cette expression là ressemble à celle de quelqu'un qui aurait des choses à cacher plutôt qu'à quelqu'un de vexé, et il répond froidement :

— Le Platinum est le meilleur mecha de l'escadron, sans vouloir t'offenser. C'est normal qu'il soit différent de tous les autres. Et il fonctionne parfaitement. En fait, il peut même s'auto-réparer, alors il fonctionne mieux que parfaitement, je peux te le garantir.

Je lève les mains en signe d'apaisement – j'ai une piste, mais c'est inutile de creuser auprès de Platty lui-même :

— Bien sûr, désolé. Je me disais juste que peut-être tu te faisais du souci pour ton mecha. Personnellement, quand Copper a la moindre pièce à changer, je suis incapable de dormir pendant une semaine !

Platty se détend légèrement et admet :

— Oui, moi aussi ça me stresse quand le Platinum part à l'entretien... Mais ce n'est pas ça qui m'inquiète en ce moment. En fait, c'est même la seule chose qui tourne rond dans ma vie ces derniers temps, j'ai l'impression.

Je lui fais un sourire encourageant et dit doucement :

— Vas-y. Raconte.

— Et bien... Tu sais, ce truc qu'on a essayé de faire avec Gold et Silver ?

— Oui.

— C'était une bonne chose. Je pense. C'était la chose à faire.

— C'était le seul plan correct qu'on avait sous la main en tous cas.

— Même si Chrome 5...

— Il est parti à la retraite sur ses deux pieds, c'est déjà mieux que dans un cercueil.

— Voilà. C'est que ce je me dis. Même si pour un pilote comme lui, ce n'est peut-être pas complètement une consolation...

— Je sais. Il aurait préféré mourir que d'être mis à pied jusqu'à l'année dernière. Mais maintenant, il a Landon. Ça l'aide beaucoup.

— Landon Lloyd ? Son compagnon ? Ça... va bien entre eux ?

— Je pense que c'est la seule chose qui l'a empêché de couler, donc oui, on peut dire ça. Chrome souffre d'être séparé de son mecha, évidemment, mais...

Platty tique légèrement :

— Ne l'appelle pas Chrome. C'est Chrome 5, et même si on veut être corrects c'est Major Redbones. Il faut faire attention à ça, ce n'est pas que du protocole, ça affecte aussi nos façons de penser en manœuvres.

Sauf que pour tous les pilotes, Chrome 5 est l'unique pilote à s'appeler Chrome – on précise le numéro pour sa remplaçante, et j'ai même entendu certains l'appeler uniquement Six. Elle le sait et elle ne cherche pas à effacer l'immense impact de son prédécesseur. Etonnamment, le pilote le plus rigoureux dans le suivi des règles a été celui qui a brisé la règle des personnalités interchangeables.

Je suis davantage surpris quand Platinum insiste :

— Ça m'inquiète qu'un ancien pilote de cette trempe soit livré à lui-même. Il ne s'est pas engagé auprès des Forces en tant que Major. Mais il est au courant des secrets défense de l'UFIT.

— C'est grâce à lui qu'on est au courant, d'ailleurs.

— Mais nous nous restons loyaux. Donc ce n'est pas grave.

— Attends, qu'est-ce que tu veux dire par « nous nous restons loyaux » ? A quel moment Chrome aurait semblé ne pas être loyal ?

— Il avait une IA pirate, ce n'est pas...

— Il nous l'a donnée pour nous protéger ! C'est notre propre camp la menace ! Comment est-ce que tu peux lui reprocher ne pas vouloir s'engager à nouveau, maintenant qu'il sait ça ?

— Je dis juste qu'il doit faire un choix !

Il prend une profonde inspiration et reprend plus calmement :

— Ecoute. J'ai laissé Brass faire son choix, je lui ai même sauvé la vie quand il s'est évadé, tu te souviens ? Je refuse de laisser les plans de l'UFIT faire des morts inutiles, et charger ses pilotes pour haute trahison alors que nous continuons à combattre est une aberration. Nous sommes loyaux, nous accomplissons notre rôle, nous empêchons le système de s'écrouler. Et c'est l'essentiel, je pense que nous sommes d'accord là-dessus ?

J'acquiesce, même si j'ai bien noté dans un coin de ma tête cette phrase sur les morts « inutiles », qui sous-entend très fortement que Platinum croit aux morts utiles – et ça, ça ne me plait pas du tout. Il poursuit :

— Je pense que Chrome 5 et Landon Lloyd ne doivent pas être laissés à eux-mêmes comme des électrons libres. Ils risquent de causer des dégâts.

— Comment ça ? Après tout même le Soleil Noir fait parti de la combine. Qu'est-ce qu'un ancien pilote sans mecha et un noble déshérité peuvent bien faire à l'UFIT ?

— Je ne sais pas. C'est pour ça que je suis nerveux, je pense. J'ai cette impression, ce malaise de plus en plus fort, comme si quelque chose clochait et qu'il fallait s'attendre au pire... J'ai tourné et retourné le problème dans tous les sens, et à chaque fois c'est sur eux que je bloque. Les électrons libres. Même s'ils ne font rien de mal, même s'ils ne veulent rien faire de mal, il faut qu'on s'assure qu'ils ne provoquent pas de catastrophe par inadvertance, parce qu'ils en savent déjà beaucoup trop. Tu comprends ?

— Non, dis-je le plus froidement possible, je ne comprends pas. L'UFIT ne mérite pas notre loyauté et l'a perdue depuis qu'on a découvert qu'ils nous manipulaient. Si nous sommes restés loyaux à une seule chose, c'est à la paix mondiale. Chrome et Landon partagent cet idéal et continuent à le défendre coûte que coûte. La seule menace ici, c'est les renseignements internes, parce que tu as ouvertement usé de ta position d'égérie pour faire changer le scénario et virer Chrome plutôt que de laisser mourir. Ils savent pour toi, ils se doutent pour tes complices parce que ce n'est pas très dur à deviner, et ils sont sans doute en train de prévoir un moyen de te remplacer. C'est ça qui doit t'empêcher de dormir la nuit, pas des chimères à propos du meilleur d'entre nous !

Je n'ai pas pu m'empêcher de crier sur la fin. D'habitude, je cache mes désaccords mieux que ça, je préfère faire réfléchir les gens et les encourager à changer d'avis plutôt que de les confronter. Mais là, il veut s'en prendre à Chrome et j'ai laissé mes réflexes de défenseur réagir pour moi.

Platinum m'évalue soigneusement du regard, semble peser le pour et le contre, et finit par hocher la tête en disant d'une voix apaisante :

— Bien sûr, je suis désolé de t'avoir mis en porte à faux comme ça. Tu es le plus loyal d'entre nous, le protecteur, évidemment tu ne peux pas remettre en cause ton ami. Ne t'en fais pas pour tout ça. Je réfléchissais à voix haute, c'est tout. »

Il se lève, me souhaite une bonne journée et quitte la cafétéria calmement, tandis que je tremble encore de la colère de cette confrontation. Bon sang, je déteste les conflits, et surtout je déteste perdre mes nerfs alors qu'il ne voulait qu'une chose, me tester. Il veut faire quelque chose contre Chrome. Il faut absolument que je le prévienne.

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Ca y est, j'ai fini mon avance ! Il ne me reste plus qu'une  dizaine de chapitres à écrire pour cette histoire, et je les posterai au fur et à mesure que je les écrirai, normalement tous les lundis soirs