Chayan 7 : l'art de s'amuser, la suite
Bien.
Même si ça aurait été mon premier réflexe, je ne vais pas me planquer dans un coin. D'abord je veux que Copper me retrouve et me rejoigne facilement lorsqu'il aura fini ses mondanités. Au rythme où il va, le temps de saluer tout le monde, il pourrait me rejoindre d'ici une demi-heure, qui sait. Ensuite, Lindsay a insisté deux fois sur le fait qu'il voulait me faire plaisir en m'invitant ici, il faut que je lui montre que je participe un minimum.
Ce qui implique soit de retourner au buffet, soit de rejoindre la piste de danse, soit d'aller gratter la conversation à des stars qui vont m'ignorer comme leur première paire de lunettes noires. Je regarde du coté des danseurs et redescends d'un cran à l'échelle de mes ambitions. Soit tous ces gens prennent des cours depuis l'âge de cinq ans, soit des professionnels se sont mêlés aux invités pour chauffer la piste. Et vu que je ne compte pas non plus mourir étouffé par mes propres vomissures en retentant de manger quelque chose ici, il ne me reste plus qu'un seul plan.
En même temps, ce n'est pas grave s'ils me trouvent ridicule. Il y a peu de chance que je les revoie, et je me fous de leur avis sur moi. Évidemment, il ne faut pas non plus que je fasse quelque chose qui pousserait Lindsay à interdire à Copper de me recontacter. Mais tant que j'évite de parler politique, boulot, ou d'une manière générale de donner mon avis sur l'état de ce monde, ça devrait passer. Je peux parler de bouquins, tiens. D'ailleurs, dans tout ce beau monde, il n'y a pas au moins un écrivain à succès ?
Je scanne la zone minutieusement, et oui, j'en repère un. Hem Fallas, auteur d'une bonne dizaine de best-sellers, dont je n'ai lu que deux avant de décider que je n'allais pas perdre davantage de mon argent pour un crétin qui se foutait de la gueule de ses lecteurs. Mais une excellente écriture, très accrocheuse. Dommage que toutes ses histoires se ressemblent. Au moins, il ne se rendra pas compte que je ne les ai pas toutes lues.
Mon verre toujours à la main, mon plus beau sourire affiché, je m'incruste dans son petit groupe qui était en train d'éclater de rire en cœur suite à une blague d'un type en costard gris. D'après ma culture cinématographique, c'est un costume de mafieux. J'imagine que ça l'amuse. Et lorsque les gens commencent à me regarder bizarrement et à se demander qui je suis, j'entame mon petit laïus sur la vive admiration que j'ai pour Fallas. J'ajoute quelques touches d'humour, quelques analyses un peu pompeuses. Flatté, il se rengorge comme un chat qui a volé un pot de crème. Et lorsque la conversation change de sujet, je participe sans vergogne, sortant un peu tout ce qui me passe par la tête tant que ce ne sont pas des opinions.
On ne peut pas vraiment dire qu'ils soient très intéressés par moi — alors qu'ils boivent les paroles du type en costume, je ne sais pas qui c'est, mais c'est clairement le dominant du groupe. Au moins, ils ne m'ignorent pas et ne me rejettent pas, et j'arrive à soulever quelques rires. Je continue de guetter, du coin de l'œil, ce que fait Copper. Il n'a pas l'air de venir dans notre direction...
Répondant à je ne sais quel signal, le groupe se disloque. Je pourrai m'accrocher à quelqu'un, mais bah... Autant aller directement m'incruster dans une autre conversation. Que Copper viendra saluer bientôt, histoire qu'il voit que je m'intègre bien. Voyons voir...
Je jette mon dévolu sur un groupe à moitié avachi dans des canapés moelleux. Ici c'est une femme qui a l'air de mener la danse, une quarantenaire brune un peu stricte — ou une soixantenaire très botoxée, aucune idée. Je lui fais mon sourire le plus charmeur avant de demander s'il reste une place, et sans attendre la réponse je m'étale sur un coussin laissé libre. Les gens sont surpris mais amusés, personne ne me chasse, et comme tout à l'heure je me mêle de tout, ponctuant les avis des uns et des autres.
Il y a pas mal de mouvements, de gens qui ne viennent que pour dire un mot ou faire une petite blague, de gens assis avec nous qui repartent en voyant quelqu'un de plus intéressant, parfois même au milieu d'une phrase. Un pilote vient présenter ses hommages guindés à la femme mûre, et je reconnais Chrome, celui que la fanbase considère comme étant l'ami le plus proche — voir plus encore — de Copper.
Je l'observe avec curiosité. Il est beau, cheveux très longs décolorés en blanc et peau pâle, avec des yeux gris sombres aux cils immenses qui ressortent sur son visage. Un visage très délicat, un peu androgyne. Physiquement, il est grand et sec. Malgré moi je l'imagine avec Copper. Non, vraiment non, ça ne colle pas. Ce type se comporte comme un robot, il est mécanique et sans âme dans les yeux. Une poupée automate. Alors que Copper, sous son masque d'impassibilité toute militaire, est mignon et prévenant, doux, chaleureux. Ils n'ont rien à faire ensemble.
Mais peut-être qu'ils ont essayé quand même. Après tout, Copper est assez seul et désespéré pour avoir tenté quelque chose avec moi. Il n'y a qu'avec les autres pilotes qu'il peut avoir des relations qui ne seront pas faussées par la hiérarchie des Forces. Et, vu le nombre de flirts et de minauderies que Chrome essuie sans broncher, ce type plait. À nouveau l'image s'impose à moi, le grand pilote — il me dépasse d'une tête — plié en deux pour embrasser Copper, qui lui offrirait son sourire si lumineux avant de se pendre à son cou. L'idée seule me tord le ventre.
Quelle stupidité... Copper a sans doute quelqu'un dans sa vie, oui, et ça ne me regarde pas, surtout pas pour juger. Et même si pour l'instant il n'a personne, il se trouvera quelqu'un tôt ou tard. Il mérite d'avoir quelqu'un. Je ne peux pas vouloir qu'il reste à ma disposition et seulement passer un moment avec lui quand ça me chante. Si je veux rester son ami, je dois accepter ses relations amoureuses et les encourager. Cette jalousie qui m'étouffe, ce n'est que de l'orgueil, de l'envie d'avoir quelqu'un de si spécial qui m'appartiendrait. C'est nuisible, autant pour lui que pour moi.
Si je veux Copper, je dois le conquérir correctement et le chérir. Et ça, c'est impossible. Je ne lui conviens pas. Ça ne pourrait pas marcher. Et bien qu'il soit aujourd'hui la personne dont je suis le plus proche dans cette foutue Tour, on se connait à peine. Même s'il me donne ma chance, je vais le décevoir, et ce sera fini. Il vaut mieux qu'on reste ami. Et que je ne me fasse pas trop mal voir de l'autre grande perche décolorée, sans doute.
Même si sur ce point, c'est raté. Mon dilemme intérieur m'a trop occupé pour que je prête à attention à ce qui se disait, et après quelques politesses Chrome est parti. Tant pis, je n'aurais pas su quoi lui dire, de toutes façons.
Ma voisine de canapé me pousse du coude et me dit :
« Ils font froid dans le dos, hein ?
C'est la première qui m'adresse spontanément la parole. Un peu surpris, je demande :
— Qui ça, Blanche-Neige là ?
Ce qui déclenche immédiatement le rire de l'assemblée. Un rire un peu nerveux, accompagné de nombreux coup d'œil vers les pilotes, managers et autres cadres des Forces présents, mais personne n'est à portée de voix et les gens sont vite soulagés. La fille me répond :
— Vous ne manquez pas de culot ! C'est le chef d'escadron !
— Je sais.
Mon boulot est de l'envoyer sauver le monde, et la seule fois où je lui ait fait déplacer son auguste postérieur robotisé pour rien, j'ai eu un blâme. Ce que je ne leur dirais pas. Ici et maintenant, c'est plus que jamais le moment de rester neutre — même si j'ai visiblement brisé un tabou en me moquant un peu du physique de Chrome. Un autre en profite pour enchaîner :
— C'est bien pour ça que c'est le plus flippant de la bande. Ils ont tous quelque chose de... robotique, non ? Franchement, si un jour on apprend que ce sont tous des androïdes de combat avec des flingues planqués dans les coudes, ça n'étonnera personne.
Comment ça, tous ? Tous les pilotes ? Toutes les Forces ? Qui est ce mec et d'où il peut se permettre de sortir des horreurs pareilles ? Et depuis quand les civils ont peur des pilotes ?
— C'est à force de piloter les mechas" assure un autre. "Ils apprennent à penser comme des robots, et plus ils y passent du temps, plus ils se comportent comme des robots. Le tout, c'est de ne pas ressembler à un kaiju !
J'interviens, de plus en plus agacé :
— Écoutez, je ne connais que Copper, mais...
Une femme m'interrompt :
— Vous voulez dire le nouveau Copper ? Je ne le connais pas bien.
Sa voisine rit :
— Tu exagères, il est là depuis presque un an !
— Je ne me fatigue plus à suivre, j'avoue. Ils défilent à une allure !"
Et ils rient tous. Ils rient des pilotes qui sont remplacés trop vite pour avoir le temps de les connaitre, parce qu'ils meurent au combat. Ils rient de la politesse rigide des pilotes qu'on élève dans une discipline de fer. Ils rient de leur relation fusionnelle avec leurs mechas.
Ils me débectent.
Et pourtant je quitte le petit groupe sans faire d'esclandre. Plus abattu qu'en colère. Je veux retrouver Copper, je veux le prendre dans mes bras et le serrer à lui couper le souffle, je veux lui murmurer à l'oreille que tout va bien et que quoi que les autres disent, on est nombreux à l'aimer, et que moi le premier, je serais là. Pour une des premières fois de ma vie, j'ai plus envie de prendre soin de quelqu'un d'important que de dégommer les connards qui m'horripilent. Et lorsque je le repère dans la foule, tant pis pour ses obligations, je me dirige droit sur lui.
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