La vie a reprit son cours. Je n'ai pas revu Copper. On s'envoie des messages, de temps en temps. Rien de très personnel, on sait très bien tous les deux qu'ils seront lus par d'autres personnes. Son équipe sait qu'il est devenu ami avec un opérateur et pour l'instant ils ne disent rien. J'étais peut-être parano.

Pas mal de bruits ont circulés auprès de mes collègues. Certaines rumeurs m'amusent, d'autre m'atterrent. On me soupçonne d'être le frère caché de Copper, de le faire chanter, de lui servir d'opération de com. Et bien sûr de me servir de lui pour me pistonner. Comme si j'étais pistonné. Ghan me surveille comme du lait sur le feu. J'ai pris l'habitude de vérifier chaque source deux crans au-dessus du protocole recommandé et j'enchaine les heures supplémentaires pour prouver ce que je vaux. Et plus je m'échine, plus j'ai l'impression de brasser du vent.

Les messages de Copper me font du bien, je dois l'avouer. Il est resté très amical envers moi, si amical même que je me demande si je ne me suis pas fait des idées lorsque nous nous sommes vu la dernière fois. Rien ne me prouve qu'il tentait une approche. Bon, on ne prend pas la main de quelqu'un comme ça, gratuitement. Je ne vois pas trop ce que ça pouvait être d'autre. Mais...

Bah, peu importe. Même s'il m'a vraiment fait des avances, j'ai montré que ça ne m'intéressait pas. Et ça ne m'intéressait pas. Pas vraiment. Par pur narcissisme, l'idée de lui plaire me plait bien. Voilà. C'est tout.

En attendant, je commence à m'intéresser à sa carrière. Il n'est entré chez les pilotes que l'année dernière, en sortant de l'Académie des cadets. Il a un palmarès de douze missions, dont deux solos, et a abattu trois kaijus. D'une manière générale, il ne prend pas de risques et préfère frapper à coup sûr. Il veille toujours à la protection des civils avant tout. C'est un bon pilote.

J'ai été un peu surpris de voir l'étendue de sa fanbase. Il est très loin d'être le plus populaire des pilotes, mais il y a quand même une bonne centaine de personnes qui commentent tous les jours les nouvelles qu'ils peuvent avoir de lui sur les forums, qui lui écrivent, qui écrivent sur lui et lui souhaitent bonne chance lorsqu'il part en mission. Dans les fanfictions, il est généralement décrit en couple avec Chrome, un autre pilote lui aussi très sérieux, mais beaucoup plus strict sur les règlements. Je sais que les gens ne font que décrire ce qu'ils inventent, mais ça me ferait mal de les voir ensemble. Je repense aux sorties secrètes de Copper. Il est beaucoup plus cool qu'ils ne pourront jamais l'imaginer. Il a juste parfaitement compris que le meilleur moyen pour avoir la paix, c'est de ne rien exprimer de soi et de laisser les gens se faire leur propre film.

J'ai hésité à acheter la figurine du Copper. Tous les mechas ont droit à leur figurines, plus ou moins chères en fonction du nombre de détails. Les plus demandées sont Gold, large, avec de nombreuses ailettes dans plusieurs directions qui forment comme un soleil dans son dos, et Silver, longiline, avec une longue épée rappelant une rapière. Deux pivots essentiels des formations de combat, ce qui en a fait des héros très populaires.

Les gens aiment aussi beaucoup le Steel, tout aussi massif que le Gold mais plus agressif encore avec ses nombreuses pointes permettant de lancer les jets de quartanite dans toutes les directions, et le Brass, surnommé "le frelon" en raison de sa petite taille qui rend plus démesurée encore son immense lance. Quand au Chrome, qui est pourtant le mecha du chef actuel de l'escadron, il n'emporte guère les suffrages avec son allure plus proche d'un robot que d'un chevalier en armure : taille moyenne, articulations saillantes et carrés, ça et sa couleur chromée lui donne une allure d'antique boite de conserve. Les autres mechas ont plus ou moins de succès, selon les modes et les dernières batailles remportées.

C'est vrai que le Copper n'est pas le plus beau, en dépit de la couleur cuivrée qui lui donne un aspect chaleureux. Il est trapu, les membres épais, avec une épée si large qu'elle ressemble plus à un tranchoir. Il lui manque la plupart des fioritures des autres mechas, au contraire, ses articulations sont plutôt arrondies. Copper dit que c'est pour que les kaijus aient moins de point d'accroche — mais du coup, pas de pointes qui projettent la quartanite pour blesser encore davantage quand le mecha frappe. Copper-le-mecha est plutôt conçu pour la défense, la protection, il encaisse pour que les autres puissent se rassembler et frapper. Ce qui convient bien au caractère de Copper-le-pilote, qui est très attaché à sa machine et en semble très fier.

Je suis toujours un peu perturbé par la façon dont il en parle, comme s'il était vivant. Et au centre de sa vie. Au final, je me suis trouvé ridicule, à être jaloux d'un mecha — Copper est pilote, bien sûr que son mecha est au centre de sa vie ! Et j'ai acheté la figurine.

Copper me demande toujours comment je vais, comment avance mon travail. Il a vite compris que c'était la chose qui me préoccupait le plus. Je ne suis pas asocial, je sors souvent, mais surtout pour prendre de la distance par rapport à la Tour et aux Forces, et la pression revient vite.

Ses messages maladroits mais plein de sollicitude m'aident aussi à me détendre. Peu à peu je lui ai avoué mes ambitions, mes échecs, mes doutes. Tant pis si on me lit, sa manager surveille sans doute que je ne dévoie pas son précieux pilote, mais je ne pense pas qu'elle me dénoncera à Ghan. Tout le monde s'en fout que je me plaigne de mon travail et du manque de considération qui lui est lié.

Tout le monde sauf Copper.

Je suis concentré sur une nouvelle analyse — un rapport d'espion qui contredit le rapport de police concernant le même incident — quand je reçois le message du jour. Je suis un peu surpris, d'habitude Copper évite de m'écrire quand je suis encore au travail. Mais c'est vrai que ces derniers temps, j'ai des horaires assez erratiques, et que je devrais être rentré depuis... aïe. Un certain temps.

Il entame la conversation d'un classique - Salut, comment tu vas ?

- Pas mal. Mais je suis encore au boulot.

- Tu n'étais pas de service de jour cette semaine ?

- ...

- Sérieusement ?

- Je suis sur un truc important. Je partirai dès que ce sera réglé.

- Bon, je vais te laisser alors. Tu as mangé au moins ?

Non, mais je réponds :

- Bien sûr. Et toi, comment ça va ? Tu as terminé ton entrainement ?

- Pas d'entrainement aujourd'hui, j'étais en tournée. Lindsay dit que je ne souris pas assez d'habitude, alors je me suis appliqué. Qu'est-ce que tu en penses ?

Il a joint une photo. Effectivement, il est plus souriant que son visage neutre habituel, mais rien à voir avec le sourire magnifique auquel j'ai déjà eut droit. Sur l'image, il a réussit à avoir un sourire sérieux. Comment est-ce qu'il fait ça ?

Je commence à taper Adorable :p. J'efface. Tu es mieux quand tu ne te forces pas. J'efface. Réfléchis, Chayan, réfléchis... quelque chose de positif et amical, sans aucune ambiguïté. Tu peux faire ça.

- Je suis sûr que ça a fait plaisir à tes fans.

- J'imagine. Les gens qu'on rencontre sont toujours très gentils. Mais l'équipe de com les trie avant qu'ils nous rencontrent, donc je ne vois jamais ceux qui sont mécontents.

- De toutes façons, la seule chose qui compte c'est que tu puisses faire ton travail correctement. S'ils râlent parce que tu n'es pas assez souriant, laisse-les se prendre un kaiju sur la gueule la prochaine fois, ça va les calmer.

- Tu es horrible ^^. C'est normal de faire plaisir au public. Ils font quasiment le quart du budget de l'UFIT. Et puis même, ils croient en nous. C'est important de ne pas les décevoir.

J'aimerais qu'il s'émancipe un peu de tout ça, les fans, les managers, la com. Il assure sur les aspects militaires et il travaille sur sa propre carrière — les pilotes partent tôt à la retraite et doivent penser à leur reconversion. Le reste, ça ne devrait pas être son problème. Mais je préfère ne pas insister. Je n'ai aucune envie qu'on pense que j'ai une mauvaise influence sur lui et je réponds :

- Bien sûr, je plaisantais. Chouchoute bien ton public, ils comptent sur toi. Moi, je vais me remettre à mon rapport. Je suis quasiment sûr que je me prends la tête depuis trois heures à cause d'une stupide erreur de traduction, mais il faut tout vérifier...

- Attends, je voulais te demander quelque chose...

- Oui ?

- Est-ce que ça te plairait de venir me voir en haut ?

Mon cœur a faillit manquer un battement. Ce qu'il n'aurait absolument pas dû faire. On va dire que c'est la surprise.

Je sais qu'on avait parlé de se revoir, mais depuis Copper a été trop occupé et on n'a fait que s'envoyer des messages. J'étais certain qu'ils allaient simplement devenir de plus en plus espacés, jusqu'à disparaitre. Une manière douce d'arrêter un début de relation qui n'aurait jamais dû exister. Je n'aurais jamais cru que Copper relancerait... quoi, au juste ?

Ce n'est probablement pas le truc le plus raisonnable de la terre, mais oui, j'ai très envie de le voir, et je suis très curieux de venir dans les étages du haut. Son appartement doit faire au moins dix fois la taille de ma chambre. Je réponds :

- Pourquoi pas, ça dépend quand.

Calme et détaché. Je ne veux pas faire le type prêt à sauter sur l'occasion. Il me dit :

- Samedi prochain, dans la soirée. Tu auras fini ton service, non ? Mais même si tu fais des heures supplémentaires, tu peux arriver quand tu veux. Il y a une grande fête, ça finira tard. Tu ne travailles pas le lendemain, n'est-ce pas ?

Ce type a beaucoup trop bien mémorisé mon planning. Je ne sais pas quoi dire. Le voir, bien sûr, j'adorerai. Visiter un peu les étages du haut, avec plaisir. Mais une fête en haut, ça veut dire tous les pilotes, les stars, les dirigeants de l'UFIT, et les gros bonnets, sans oublier des photographes dans tous les coins pour alimenter la presse people du lendemain. Je n'ai rien à faire là-dedans, moi ! Je vais être complètement ridicule !

- Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Je ne serais pas à ma place.

- Il y aura Tom Hallan. Tu l'aimes bien, non ? Ce sera l'occasion de le rencontrer.

Je soupire. Copper ne comprend absolument pas à quoi servent les stars. On est censé rêver devant, pas leur parler en vrai — ça détruirait toute la magie. Évidemment, lui je lui ai parlé sans aucun problème, mais je n'ai jamais vraiment réussi à le considérer comme une star.

- Je ne vais certainement pas aller gratter un autographe à Tom Hallan comme une groupie, alors qu'il est censé être tranquille. Ça ne se fait pas.

- Bien sûr que si. C'est pour ce genre de choses qu'on fait des fêtes. Des tas de gens des étages inférieurs ont droit à leur invitation, pour les remercier d'un service ou de leur bon travail, et notre boulot est de bien les accueillir et de les mettre à l'aise.

- Comment ça, un service ? Je n'ai jamais entendu parler de ça.

- C'est plutôt pour les niveaux un peu au-dessus du tien, j'imagine. Mais j'ai demandé à l'équipe de com et ils m'ont dit qu'il n'y avait aucun problème. Ils veulent rendre notre histoire publique, ça devrait améliorer mon image d'après eux. S'il te plait... viens. Ça m'aiderait.

Alors là, je suis soufflé. Il veut que je participe à sa com ? Copper ? Mon petit Copper timide ? Alors qu'il sait très bien que je déteste ça ?

Je me sens trahi. Je me demande si c'est ça qu'il cherchait depuis le début. Si c'est le seul intérêt qu'il m'a jamais trouvé. Se donner l'air sympa en invitant un simple opérateur, qu'il aurait rencontré en dédicace. C'est sûr que l'histoire est jolie. Bordel...

Mais si ce n'est pas ça. S'il essaye juste de garder le lien avec une des seules personnes qu'il connait qui n'est pas là pour le surveiller. Il serait bien obligé de jouer le jeu, non ? Je ne sais pas exactement comment ça se passe, mais je sais que je ne pourrais pas monter à son étage sans autorisation, et la raison "je vais voir un pote" ne passera tout simplement pas. Mais lui peut descendre au mien sans problème, il sait où me trouver à présent. Pourquoi est-ce qu'il ne fait pas tout simplement ça, s'il veut juste qu'on se voit ? J'imagine bien que rester enfermés dans ma chambre vend nettement moins du rêve qu'une fête avec tout le gratin, mais on parle d'un type qui a faillit ruiner sa carrière pour passer un moment dans un bar miteux de la ville. Je ne comprends tout simplement pas ce qu'il a en tête.

Je suis resté sans répondre un moment, il me relance :

- Tu es toujours là ?

- Oui.

- Tu réfléchis ?

- C'est ça.

- Fais comme tu veux. Je sais que ce n'est pas très agréable d'être la cible des photographes. Je ne veux pas te forcer.

- Tu as mis le doigt dessus. J'ai envie de te revoir, c'est sûr. Mais pas d'être une bête de foire. Je déteste toutes ces manipulations autour de l'image, je trouve ça malsain.

- Je comprends. Et si je dis à Lindsay d'oublier cette histoire, tu viendras ?

- Elle me laissera venir, même si je ne te sers pas d'alibi regardez-j'ai-un-pote-pauvre ?

- Je pense. J'ai fais beaucoup d'efforts dernièrement sur mon image et elle m'a promis de faire un geste. Et crois-le ou non, elle t'aime bien.

- Pourquoi elle m'aimerait bien ?

- Te rencontrer m'a fait du bien. Tu as une influence positive sur mon moral. Elle ne devrait pas être trop difficile à convaincre.

Cette remarque est flatteuse. Et en même temps terrifiante. Je me sens comme une friandise agitée devant le nez d'un chien. J'ai bien fait de ne pas donner suite aux avances de Copper — s'il m'a vraiment fait des avances. Tout le système de l'UFIT fausse les relations humaines entre les différents niveaux, tord le sens qu'on peut leur donner, jusqu'à ce qu'on ne sache plus ce qui est réel et ce qui est de l'image. Je ne sais pas quoi faire. Exiger que ce soit lui qui vienne à mon étage ou de le voir seul chez lui serait sans doute trop demander.

Ou peut-être est-ce jouable ? Il faudrait que je puisse parler directement à Lindsay, tâter un peu le terrain. Après tout, son rôle est d'afficher un Copper souriant et positif auprès du grand public. Tant que Copper assure à ce niveau-là, peut-être qu'il n'y a pas de problème pour qu'il fasse ce qu'il veut en privé. Les pilotes sont essentiels aux Forces, ils doivent avoir des privilèges par rapport aux simples employés. Il peut y avoir un moyen...

- Très bien. Je viendrai.

- Vraiment ? C'est super ! Je t'envoie les coordonnées et ton pass.

- Merci. À samedi.

- Ok, je te laisse travailler. Mais ça me fait vraiment très plaisir. À samedi.

Fin de la connexion. Pourvu que je n'ai pas fait une connerie. J'ai peur de m'attaquer à quelque chose de bien trop gros pour moi.