Chayan 4 : dans mon antre
Je sais que Copper est intrigué lorsque je le guide jusqu'au dortoir C. C'est sûr que ça doit le changer des chics et lumineux étages où il vit et travaille lui-même. Enfin j'imagine. Je n'y suis jamais allé et je n'en connais que les images que le service communication transmet. Mais vu la manière dont il regarde de tous les cotés, les couloirs étroits aux lumières chiches que nous traversons le surprennent. Au moins, à cette heure-ci, il n'y a pas grand-monde dans les dortoirs à part quelques insomniaques du service de nuit.
Arrivés à ma chambre, il semble encore plus surpris, sans que je puisse dire si c'est à cause du désordre, de la taille, des livres ou des posters. Bah, à ce stade-là le mieux est de faire comme si de rien n'était, il est trop poli pour me faire des remarques.
Mon chez-moi n'est pas très grand, mais en ces temps de crise un logement gratuit est toujours bon à prendre, et j'ai tout de même une pièce assez spacieuse et ma propre salle de bain. En ville, on case une famille de huit personnes dans une chambre pareille, avec les cafards en prime, alors je ne me plains pas. J'ai pu mettre mon lit, un fauteuil, une télé, un grand bureau — qui disparait actuellement sous un tumulus de papiers — et des étagères de livres. Plus quelques piles de livres qui ne tenaient ni sur le bureau ni sur les étagères. En théorie, mes vêtements sont rangés dans le coffre sous mon lit, mais en pratique ils ont peu à peu colonisé les piles. Quelques goodies s'ajoutent au reste. Bon... C'est en bordel, mais c'est propre. Je range une fois par mois pour l'inspection, mais je fais le ménage régulièrement. C'est juste que quand on ne connait pas, ça ne se voit pas tout de suite.
J'invite Copper à s'asseoir sur le fauteuil et à prendre quelque chose à boire. Je n'ai pas de cuisine — nous avons tous un accès illimité à la cafétéria — mais j'ai un petit frigo où je garde des bricoles. Ce qui est très déconseillé par l'institution. Pour notre bien, évidemment, au cas où laisser des adultes choisir ce qu'ils mangent en feraient des boulimiques diabétiques qui laissent traîner tellement de nourriture dans tous les coins que ça ferait rappliquer tous les rats du quartier. Enfin, pour l'instant ce sont des recommandations, pas des interdictions, donc j'ai mon frigo et, coup de bol, il me reste du même soda que le pilote avait commandé la dernière fois. Je le lui offre et m'installe sur le lit en face de lui, faute d'autre place.
Et bien sûr, ce qui accroche son regard, ce ne sont ni les livres ni bureau, mais bien les posters. Des hommes, beaux, et pas très habillés. Rien de porno mais très clairement sexy. Et une affiche de Tom Hallan, l'acteur qui joue son rôle dans la série des Ailes de Quartan, nous offrant son plus beau sourire. Bref, pas besoin de trop réfléchir pour comprendre que je suis gay et que je l'assume. Ce qu'il comprend très bien, vu la manière dont il rougit et évite mon regard. Sérieusement, Copper... ça te gêne ?
Je n'ai pas envie de poser cette question.
Il me dit :
« Je suis désolé pour tout à l'heure. Je ne voulais pas...
— Non, c'est ma faute. J'aurai dû te donner mes coordonnées complètes. En fait, je croyais que je l'avais fait. J'ai été distrait.
— J'aurai dû te demander, ou attendre de te croiser à votre cafétéria. Je ne pensais pas qu'on convoquerait Lindsay. Tu ne vas pas avoir d'ennuis, j'espère ? J'ai trouvé ton chef un peu...
Je soupire :
— En fait, j'ai déjà des ennuis, c'est pour ça que Ghan est aussi sec avec moi.
— Comment ça, des ennuis ?
— Rien. J'ai fais une erreur et il va falloir que je bosse dur pour qu'ils me refassent confiance. Enfin c'est la vie. En tous cas, je suis content de te revoir. Tu vas bien ? J'ai su pour ton accident, j'espère que ça n'a pas été trop dur.
— Non, non, tout va bien... ça fait parti du métier. Copper n'est pas le plus beau, mais il est solide et il m'a bien protégé.
Je mets quelques secondes à comprendre qu'il parle de son mecha. Évidemment, tout le monde l'appelle Copper, mais il n'est que l'actuel pilote du Copper, son douzième pilote si je me souviens bien. Ça doit quand même rendre les briefings confus, de rebaptiser les pilotes du nom de leur machine. Même si c'est plus pratique pour les stratèges, qui n'en ont rien à faire de savoir qui manie chaque mecha.
Il m'a demandé de l'appeler Dan, l'autre soir. Je me demande si c'est son vrai nom. Mais on n'est sans doute pas assez proches pour que je puisse me permettre de le lui demander.
Copper précise :
— J'ai dit qu'on s'était rencontré à une séance de dédicaces, et que comme tu travaillais dans la Tour, j'avais promis de passer te voir. Je ne pense pas que Lindsay m'ait cru, mais elle n'imagine pas qu'on s'est rencontré à l'extérieur, donc tout va bien.
— Parfait.
Je ne serais jamais allé à une séance de dédicaces de pilote, mais ce n'est sans doute pas le moment de le lui dire. Il regarde encore le poster de Tom. Je me demande s'il est jaloux : c'est lui qui accomplit les missions et prend tous les risques, mais l'acteur qui reconstitue sa vie est bien plus populaire que lui. Hallan est plus beau, plus cool, plus assuré. Quand à Copper, il a son expression la plus indéchiffrable. Je tente de rebondir :
— Et toi, tu regardes ces films ? Ou tu t'en fiches ? Après tout, tu connais déjà la fin...
— J'en ai vu quelques uns. C'est très romancé. Le Copper de la série est très... Enfin, je ne suis pas comme ça. Et Copper — je veux dire, mon mecha — il n'est pas comme ça non plus.
— Ah bon ? Je croyais qu'ils veillaient à tout reproduire dans les moindres détails.
— Visuellement, c'est correct. Mais les mouvements sonnent faux. La série donne l'impression que le pilote est central et le mecha bouge comme un humain géant. Ce serait stupide. Les mechas sont humanoïdes mais ils peuvent se permettre beaucoup plus de choses. Grâce au jet de quartan, tu peux te déplacer avec une fluidité totale, et avec l'IA correctrice tu as l'impression d'être toujours droit, comme si c'était la terre et le ciel qui tournaient autour de toi... On choisit nos mouvements en fonction de la trajectoire la plus efficace et de l'arme nécessaire pour certains coups précis. Au final, on a souvent la tête à l'envers et des poses ridicules, j'imagine. Je comprends que les spectateurs préfèrent les images plus lisibles, mais pour nous, voir ces films est agaçant.
— Je comprends... Est-ce que tu peux m'en dire un peu plus sur les combats ? À quoi ils ressemblent en réalité ?
Il me fait un sourire un peu timide et commence à raconter. C'est intéressant et je me prends vite au jeu. Ce n'est pas tous les jours qu'on a un pilote sous la main pour un récit aux premières loges des combats de mecha ! Et j'ai beau critiquer toute la structure des Forces que je trouve étouffante, les mechas en-mêmes sont fascinants. À plusieurs reprises, j'encourage Copper pour qu'il me donne plus de détails, et il semble chaque fois surpris et content de mon intérêt.
Vu de l'extérieur, les combats dantesques entre les mechas et les kaijus ressemblent à des récits de fantasy, chevaliers en armure contre dragons gigantesques. Une impression renforcée par le fait que les mechas manient des lances ou des épées. J'ai toujours supposé que c'était le quartan qui les rendait explosives, mais Copper m'explique que ce qui ressemble à une épée joue plutôt un rôle d'antenne pour la quartanite, un dérivé du quartan.
Le quartan repousse ce qui l'entoure au fur et à mesure qu'il est expulsé par le cœur, comme on appelle le réacteur central, ce qui permet au mecha de se déplacer. La quartanite, elle, bien plus dangereuse, est une matière qui déphase complètement les tissus organiques qu'elle rencontre. Tout l'art consiste à utiliser ses propriétés visqueuses pour atteindre le kaiju et uniquement le kaiju, en la gardant sur le fil de l'épée ou en l'enroulant dans les airs autour de la cible, comme un lasso aquatique.
Et non, rit Copper devant ma naïveté, les effets visuels ne sont pas rajoutés après coup pour donner plus de spectacle aux spectateurs avides. Chaque mouvement, chaque attaque est un spectacle de lumière à lui tout seul, et le brillant ainsi révélé n'est que de minuscules explosions parsemant l'expulsion de quartan ou de quartanite.
Je lui demande s'il n'aura pas d'ennuis pour m'avoir raconté tout ça. Ça l'amuse. Il m'explique que les Soleil Noir le savent déjà depuis longtemps, et qu'il n'y a que le public qui n'a pas tous les détails. Pour garder de la magie, sans doute... A cet instant, il semble aussi blasé que moi.
Au fur et à mesure que je découvre son univers, il m'explique les raisons des techniques de combat, les avantages et les inconvénients, ses préférées et ses redoutées. Il finit par m'avouer qu'il n'a sans doute jamais autant parlé de sa vie. Ça me fait rire. J'ai l'habitude de faire parler les gens que j'aime bien. Au final, c'est comme ça que je leur plais le plus. Du coup, ça n'a rien d'étonnant que je manque de relations plus fortes...
La vérité, c'est que je n'ose plus vraiment parler à cœur ouvert autour de moi. Ou plutôt, je le fais seulement quand je suis vraiment en colère contre la personne. Copper est gentil et lui aussi très seul. Je n'ai pas envie qu'il me voit comme le vieux grincheux râleur et donneur de leçons que malheureusement je suis. Notre début d'amitié est sans doute bancal, mais j'ai envie que ça dure.
Peu à peu, la discussion dévie et il me parle de sa vie, là-haut dans les étages supérieurs, de la rigueur de son entrainement, de ses études qu'il suit en parallèle. Il est aussi sérieux que son image publique le laisse supposer — balades nocturnes en plus. On parle un peu de nos loisirs, livres pour moi, émissions de télé pour lui. Il veut m'en montrer une en exemple et vient s'installer sur le lit à coté de moi pour la regarder. Je me demande si je me fais des films en le voyant s'asseoir aussi près. Et je comprends que ce n'est pas le cas en sentant ses doigts entrelacer doucement les miens.
Ah, Copper, Copper, Copper... Comment est-ce que je peux réagir à une invitation pareille ? Je te vois rougir, alors que tu tentes de rester concentré sur l'écran devant toi. Je suis sûr que tu es terrifié. Et que tu n'as aucune idée de ce que tu fais.
Nous deux, ça ne ressemblerait à rien. Je suis juste le premier type que tu ais rencontré qui n'était pas payé pour être ta baby-sitter. Rien que d'être amis, ça va être compliqué. Ce n'est pas interdit, juste... bizarre. Et les gens détestent tout ce qui est bizarre. Tu vas avoir de sacrés pressions pour éviter de te voir redescendre à des niveaux où tu n'as pas ta place. On va te dire que c'est pour mon bien, que tu fais du favoritisme et que ça me place en mauvaise position par rapport aux autres opérateurs. On va te dire que tu me mets mal à l'aise. Quand à moi, on va carrément m'accuser de lécher les bottes d'un pilote pour avoir une promotion que je ne mérite pas.
Quant à sortir ensemble, ce serait bien pire. Ouvertement, ce serait juste impossible, le scandale ruinerait ta carrière. L'UFIT préfère ses pilotes célibataires, et si elle doit vraiment accepter une relation officieuse, il faut remplir un certain nombre de critères — et ce n'est pas mon cas, Copper, j'en suis même très loin. Quant à se voir en cachette, c'est juste voué à l'échec.
J'aime bien Copper. Et c'est justement parce que je l'aime bien et que j'ai envie qu'on continue à se voir que je retire ma main de sous la sienne, sans faire plus de commentaires, un refus muet en réponse à sa demande muette.
C'est plus simple comme ça.
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