Brass 5 : l'ange
Bon. J'ai craqué, je suis hors de la Tour. Mais ce n'est pas ma faute : Ange ne voulait pas discuter par communicateur, il m'a donné rendez-vous et m'a raccroché au nez.
Je me répète mes instructions pendant que j'avance. Pas d'alcool, pas de drogue, rien de rien, même pas une cigarette. Je jure mentalement à Copper et aux fantômes des autres Brass d'être sobre comme un moine. Quoique. Est-ce que les moines sont sobres ? Hum, j'imagine que ça dépend des religions.
Quoi qu'il en soit, je vais juste essayer de savoir qui est mon ange et ce qu'il a à voir avec les autres Brass. Et profiter de ce prétexte qui m'entraine hors de la Tour, parce que franchement, le bar où nous avons rendez-vous est absolument génial. C'est coloré, c'est bruyant, c'est éclairé bizarrement - on est ébloui à tout bout de champ mais il faut bien se concentrer pour distinguer le visage des gens. On ne voit que des silhouettes superbes qui se déhanchent sur une musique de l'enfer, sur la piste de danse, guettées tout autour par des ombres aux teintes arc-en-ciel.
On est quand même assez haut, dans les gratte-ciel du centre ville, et c'est un minimum classe. Pas la jet-set, mais quand même. Mafieux et petits bourgeois encanaillés se croisent et s'entremêlent, dans une ambiance hyper suggestive, et si je ne trouve pas un moyen de baiser ici, c'est vraiment que les citadins font une allergie aux roux. Enfin, c'est vrai que je ne suis pas censé montrer mon visage. Mais je crois bien que les alcôves par là ne sont pas hyper bien éclairées non plus, et il y aurait moyen de... Bon, sans vraiment voir à quoi ressemble l'autre, c'est glauque. Mais je suis en manque. Mais ce serait du gâchis. Mais c'est risqué.
Je suis encore en train de réfléchir quand je croise une chevelure de rêve, une crinière frisée au parfum envoûtant, et je suis déjà en train de la suivre avant d'avoir réalisé que je me suis levé de mon siège. Si cette déesse-là se retourne et me trouve à son goût, je...
Je me fais arrêter d'une main sur l'épaule, et quand je me retourne, mon ange est là.
Oh putain.
J'oublie la femme à la crinière et toutes les créatures de rêve qui dansent sur la piste. Et peu importe que les néons bizarre de cette boite le maquille en lui barrant le visage de mauve et de vert, avant de glisser vers le rouge et bleu. Il est juste sublime. Encore plus beau que sur la photo. Il porte encore une tenue chinoise traditionnelle, en soie, et a natté ses longs cheveux. Il tient à la main une longue et très mince pipe où fume encore une herbe dont je connais bien le parfum entêtant. Il est un peu plus grand que moi, d'une demi-tête environ, et attend que j'ai fini de le dévisager en prenant une pose nonchalante. Avec le même sourire masqué qu'il avait sur la photo, comme s'il était amusé par quelque chose sans vouloir que sa bouche ne bouge, ce qui lui fait seulement pétiller le regard.
Il me faut une demi-seconde pour être sûr que c'est lui, deux secondes de plus pour réaliser à quel point il est beau, et ensuite c'est trop tard, c'est fait, je suis tombé amoureux. Je n'ai jamais connu de drogue qui agisse aussi vite.
Je lui souris probablement comme un crétin, puisque son expression amusée - son éclat d'œil amusé, je devrais dire - augmente, tandis qu'il me fait signe de la tête de le suivre dans une alcôve. Oh bordel.
Et pendant les quelques mètres qui nous séparent encore du recoin protecteur, j'ai le temps de m'imaginer que lui aussi vient de vivre un vrai coup de foudre, que nous allons partager notre amour dans l'évidence absolue, si évidente qu'on lui permettra de venir vivre avec moi à la Tour, et...
J'en étais mentalement à lui présenter mes exploits sur le Brass - survolté par ses beaux yeux admiratifs, je serais sans doute capable de devenir chef d'escadron - quand il me pose sur un moelleux canapé et s'assoit, ou plutôt s'installe langoureusement, sur les épais coussins qui me font face. D'une caresse sur le mur il règle la lumière, qui reste tamisée mais passe à une couleur chaude et unie, comme si nous étions éclairés par des chandelles. Ça me permet de bien mieux le distinguer, et il est encore plus parfait que je ne le pensais. Tous ses gestes sont gracieux, précieux, et sa voix aussi est délicate lorsqu'il me parle pour la toute première fois :
« Bonsoir, Brass. C'est un plaisir de te rencontrer.
- B... bj... bonjour... euh, non, bonsoir ! Enfin, je veux dire... Moi aussi, c'est...
Oh putain que quelqu'un m'achève MON CORPS MORT S'EN SORTIRAIT MIEUX QUE MOI !
Mais ça fait rire l'ange, qui penche la tête légèrement et me propose :
- Veux-tu boire quelque chose ? Manger, peut-être ?
- Ah, oui, volontiers...
Il se penche sur un com incrusté dans la table basse et tape quelques mots. A peine le temps d'admirer ses mains parfaites, et une serveuse vient nous poser une bouteille de champagne avec deux verres, et toute une série d'amuse-gueule parfaitement interdits aux pilotes : gras, salés, sucrés, et probablement tellement bourrés de glutamate qu'ils doivent être toxiques en quantité suffisamment importantes. Tout ce que j'adore.
Peut-être par ce que c'est ce que tous les Brass adorent. Je déteste cette hypothèse, et pourtant... je lui demande :
- Tu as connu les autres Brass, n'est-ce pas ?
- Pas tous, bien sûr. J'ai rencontré Brass 134 par hasard. Ensuite, j'ai été un peu surpris d'avoir un appel de Brass 135, mais j'ai donné mon accord pour que vous vous transmettiez mes coordonnées. Puis j'ai vu arriver Brass 136, et maintenant toi. J'espère que nous allons aussi bien nous entendre qu'avec tes prédécesseurs, Brass.
- Sans aucun doute..." dis-je, perdu à la fois dans mes pensées et dans les lignes parfaites de son cou pendant qu'il parle.
Bon, là il est temps de sortir du flou, parce que c'est très cool les inconnus mystérieux, mais pour poursuivre la conversation j'ai besoin de savoir :
- En fait, t'es qui ?
J'aurais probablement pu tourner ça plus élégamment, maintenant que j'y pense. En tous cas il a eu l'air surpris, s'est caché la bouche derrière le dos de la main et s'est mis à rire... Un rire rentré, comme son sourire, je n'entend que des petits bruits et ne voit que ses épaules qui bougent. Mec, à ce stade là autant le montrer ouvertement, parce que je vois très bien que tu te fous de ma gueule. Et ça ne me gêne pas, en plus. Au contraire, je ne l'ai pas fait exprès, mais ça me plait beaucoup d'avoir réussi à faire rire un ange. Il finit par reprendre son souffle et me retourne la question :
- Et selon toi, je suis qui ? Tu m'as appelé, tu devais bien savoir quelque chose de moi, non ?
- Heu... J'avais juste une photo, tes coordonnées, et le mot Ange. C'est ton nom ?
- Pas vraiment...
Il sourit, mais là c'est un sourire de prédateur, qui s'amuse de voir l'autre se débattre devant lui, tout en savourant à l'avance le délicieux repas qui lui fait face. Il se penche vers moi, glisse presque sur la banquette. Plus il s'approche, plus mon cœur bat vite, et je me sens presque mourir quand il murmure d'une voix si sensuelle :
- Ange, ce n'est pas mon nom. C'est ma fonction. Mon boulot...
Il laisse volontairement trainer la fin du mot, tout en me caressant la joue du bout de sa pipe, avant de s'avancer encore et de chuchoter contre mon oreille :
- Mon boulot, c'est de t'emmener au paradis...
Hein ? Heu... Attends... on est en train de parler de quoi, là ? Parce qu'un type aussi beau qui me chauffe à mort en parlant de paradis, c'est complètement sexuel, et d'ailleurs ça marche très très bien vu que toute ma partie inférieure est tellement en feu qu'elle va déclencher l'alarme incendie, mais il a bien parlé de son boulot, là ! Mon dieu. Mon ange est un prostitué. Et les Brass précédents étaient ses clients.
Quelle horreur. Comment ont-ils pu accepter ça ? Et pire, y participer ? Lui, je ne peux rien lui reprocher. Qui sait quelles circonstances terribles l'ont forcé à faire ça ? Mais rien que de l'imaginer, ça me brise le cœur, et mon désir qui s'était enflammé me rend brutalement affreusement honteux.
Pendant que je me débats comme je peux entre ma conscience, ma luxure et le double choc de ma vie, je sens le sang me monter au visage dans un rougissement comme seuls les roux en ont le secret. Ça ne m'arrive pas souvent parce qu'il en faut des tonnes pour m'embarrasser, mais là, je sais que j'ai aussi bonne mine qu'un homard qui vient de se faire pincer le cul.
Et ça le fait rire. Un bon gros rire franc, rien à voir avec tout à l'heure, pendant qu'il me pointe carrément du doigt en disant :
- Par tous les démons, je ne savais même pas qu'un être humain pouvait changer de couleur comme ça ! Tu es juste trop drôle !
- Hé ! Pourquoi tu... et puis attend, tu me parlais d'un truc grave, là, et...
- Et quoi ?
Il me tapote le front avec sa pipe - enfin, tapote, il me fait mal quand même, cet imbécile - et ajoute :
- C'est toi qui l'a cherché, à me suivre la bouche ouverte avec des grands yeux énamourés... Je sais que vous êtes tous pris sur le même modèle, vous les pilotes, mais une ressemblance pareille, c'est flippant. C'était évident ce que tu avais en tête, dès que tu m'as vu, et tu avais besoin d'une bonne douche froide.
Là, je suis complètement perdu. Mais de quoi il parle, à la fin ?
En fait, il a complètement changé d'attitude. Il a l'air plus naturel, moins délicat, plus viril et sûr de lui. Plus amical que séducteur. Et me tend une pochette pleine de pilules, en précisant :
- C'est ce genre de paradis que je fournis, qu'est-ce que tu crois ? Je suis dealer, pas pute.
Il se marre encore en me disant :
- Alors, pas trop déçu ?
Un peu vexé, mais surtout très soulagé, j'attrape les pilules en protestant :
- Tu l'as fait exprès !
- Ouais.
- Et ça t'amuse ?
- Oh oui, beaucoup.
En me répondant ça, il a la tête un peu penchée, et il me fait un sourire, franc et lumineux, l'incarnation de l'adorabilité suprême, qui me fait fondre la malheureuse guimauve qui me reste de cœur. Jamais je ne pourrais lui en vouloir de quoi que ce soit. Si ce type souriait comme ça après avoir mis le feu à la Tour, je râlerais pour la forme et je lui pardonnerais dans les trois minutes. C'est juste inhumain d'être aussi beau. Et il le sait très bien, ce salopard.
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