Brass 2 : Nécromancie
Finalement non, ni Copper, ni personne ne se dévoue pour me faire visiter. Pas même mon manager, un type assez âgé et qui semble sévère sous sa moustache blanche. Je ne sais pas exactement ce que mes prédécesseurs ont fait, mais visiblement la hiérarchie de l'UFIT estime qu'il faut me serrer la vis. Ce qui est particulièrement injuste. Je n'ai rien fait, moi.
Enfin, ce n'est que partie remise pour la visite : les pilotes ont dû se lancer dans une mission en urgence, et comme je suis le seul à ne pas être opérationnel pour l'instant, je suis resté tout seul dans les quartiers de l'escadron comme un con. Ramón m'a guidé jusqu'à ma chambre et m'a tenu la jambe pendant ce qui m'a semblé être des heures à propos de mes responsabilités et de mes devoirs et du règlement et bla bla bla... Pfff. Sérieusement. Vu la taille de leur liste d'interdictions, l'UFIT ferait mieux de nous donner directement une liste de ce qu'on a le droit de faire, ça irait plus vite. Genre 1- respirer, 2- avaler ce qu'il y a sur ton plateau repas et rien d'autre, 3- fermer ta gueule.
Bon. Ramón a finit par partir et je me retrouve seul pour installer mes affaires, dans ce qui va être ma première nuit en tant que pilote. J'aurais préféré une petite fête de bienvenue, mais il en faut plus que ça pour m'abattre. Rien que la perspective de retrouver Brass, demain, me donne une pêche d'enfer.
J'imagine que pour la plupart des pilotes, les appartements qu'on nous donne sont luxueux : une chambre, une grande salle de bain, un salon, un... genre de cagibi ? Ah, non, il y a du matériel informatique et des rangements plein de papiers : un bureau. Mouairf. Un truc qui m'a toujours distingué de mes camarades citadins : moi je viens de la campagne, et la campagne du pays de Galles, pas celle qui est couverte de résidences secondaires. J'ai l'habitude d'avoir de la place.
Mais bon, c'est déjà nettement mieux que nos dortoirs à l'Académie, où on avait chacun juste un lit et une demi-armoire. Je prends possession des lieux, ouvre tout, fouille partout. C'est fonctionnel et sans âme. Ce qui est mieux que moche. Mais il est grand temps que je sorte quelques posters et que je customise un peu les lieux. Dans l'armoire je trouve un grand miroir vissé contre la porte. Ce genre d'accessoire à l'intérieur d'une armoire ne me semble pas très règlementaire, et si c'est une petite fantaisie adoptée par un de mes prédécesseurs et laissée là parce qu'elle semblait inoffensive, c'est très intéressant.
Avant d'examiner plus en avant le miroir, je fais un dernier tour d'horizon. A priori, pas de micros ni de caméras. Et c'est normal, après tout on est des pilotes, pas des prisonniers. Mais bon on ne sait jamais. Une fois certain que je suis tranquille, je prends mon couteau suisse et déclipse minutieusement chaque coin du miroir.
Bingo.
Entre le miroir et la porte ont été fixées des dizaines de photos. Cent trente six, peut-être. Du moins si cette tradition date du premier pilote du Brass, ce dont je doute. Mais ils sont nombreux, et je les reconnais, les visages des autres feux follets, je les ai vus dans les dossiers. Sauf qu'ici ils n'ont pas l'expression neutre des photos officielles, ils sourient de toutes leurs dents, et je nous trouve un air de parenté qui me donne le frisson.
Oui, ils sont tous différents, venus de tous les continents ou trop métissés pour qu'on puisse identifier leur origine, de toutes les tailles et toutes les corpulences, garçons et filles. Et des comme moi, il n'y en a pas, comme toujours : je suis roux comme il n'en existe plus, les cheveux presque rouges, la peau laiteuse et couvert de taches de rousseur. Une rareté génétique qui n'est pas naturelle ; mes parents ont payé le prix fort pour que je sois modifié ainsi. Et avec les yeux verts, histoire que je sois un minimum mignon malgré tout. Je suis petit mais costaud, exactement comme ils l'ont voulu, et je me demande combien de ceux qui sont affichés sur cette porte ont eux aussi été faits sur mesure par des parents qu'ils ont ensuite trahis en rejoignant l'UFIT.
Inutile de nous chercher des histoires communes, en fait. Nous, les Brass, venus de la ville ou non, de familles conservatrices ou progressistes, de riches ou de pauvres, nous avons ce lien qui se voit immédiatement. Ce sourire, celui que je vois depuis longtemps sur mes propres photos, le sourire de l'insouciance. Pourtant nous ne sommes pas inconscients - du moins je ne le suis pas, et les autres ne l'étaient sans doute pas non plus. Nous savons que la mort nous guette. Et nous savons ne pas nous en préoccuper. Elle viendra quand elle viendra. Et, sur toutes ces photos, elle n'est pas là, c'est le temps de la fête, des rires et du plaisir, et tous les Brass savent en profiter à pleines dents.
Sacrée fête de bienvenue. Je m'assois devant ces photos comme devant un autel qui serait dressé à la mémoire de mes ancêtres. Mieux que des frères, mieux que des clones, nous sommes unis par quelque chose d'extrêmement fort, cette même force qui nous a tous porté jusqu'au glorieux uniforme des pilotes, et continuera à me porter jour après jour dans ma mission. Poing sur le cœur, je leur jure à tous, mortellement concentré sur mon serment, de mener à bien ma mission jusqu'au bout.
Mon regard est attiré par l'un d'eux, différent de tous les autres. J'attrape la photo, qui vient sans difficulté, et semble même avoir été enlevée et refixée souvent. On y voit un jeune homme, ou une jeune femme, quelqu'un de très androgyne en tous cas. Je finis par me décider pour un homme. Un garçon, donc, accoudé à un bar et jouant avec la paille de son verre. Il semble asiatique et je pense tout de suite à la Chine, sans doute parce que sa tenue et sa longue tresse noire l'évoquent. Je le trouve incroyablement troublant. Pas seulement parce qu'il est beau - bien qu'il le soit. Mais c'est surtout son expression. Là où tous les Brass s'amusent et offrent leur joie à l'objectif, lui semble distant, presque distrait. Mais il lance un regard par en dessous au photographe et son regard pétillant indique qu'il retient un sourire.
Qui est-il ? Que cache-t-il ? Que fait sa photo ici, au milieu des autres ? Que veut dire son sourire ? Le mystère qui émane de lui le rend aussi attirant qu'effrayant. Ange ou démon ?
Lorsque je retourne l'image, le premier mot que je lis au dos est Ange.
Ce qui est assez perturbant. J'aime bien, pourtant, l'idée d'être connecté avec tous les autres Brass, mais là ça flirte quand même de très près avec de la nécromancie. Mais bon, au moins ça me donne une réponse, ou un nom à donner à ce charmant visage, ce qui est déjà pas mal. A coté du mot, une série de chiffres. Aucun doute, il n'est pas des nôtres, et ces chiffres sont un moyen de le contacter.
Je le mets de côté, toujours un peu troublé. Puis je prends d'autres photos, au hasard, regardant s'ils m'ont laissé des messages. C'est le cas. J'apprend donc où sont planqués les réserves d'alcool de 136, les pilules magiques de 135, comment 134 s'y prend pour sortir de la Tour sans se faire repérer, où 133 a mis les clés de hacking qui permettent de tromper les analyses sanguines, etc... Des cachettes dans toute la Tour ou presque, des astuces, des conseils, tout un trésor de guerre minutieusement accumulé de Brass en Brass. Chapeau bas, les gars. Ça, c'est de la nécromancie comme je l'aime !
Je commence par décoller une plinthe, derrière le lit, et en sort une bouteille de liqueur encore aux trois quart pleine, que je lève bien haut, à la santé de Magda. Vraiment, j'aimais bien Magda. Je me demande qui sera Brass 138, après moi. Jérémie ? Lila ? Elisa ? Karl ? Est-ce qu'eux aussi trinqueront à ma santé ? Avec cette bouteille ? Ou j'aurai eu le temps de la finir et de la remplacer ?
J'imagine que c'est ça qui inquiète les autres, Chrome, Ramón, les cadres. Le temps que je vais tenir avant de leur claquer dans les pattes. Être le cent trente septième n'est pas évident à porter. Mais je suis enfin devenu pilote, nom d'un chien ! Est-ce que c'est vraiment le moment de penser à la mort ? A tous les coups, c'est ça qui a été trop lourd pour les autres, jusqu'à ce qu'ils se tuent. Donc non, je ne dois pas faire pareil. Je suis content d'avoir vu les photos, de savoir tout ce que je peux tirer des autres Brass, mais ils vont rester à m'attendre gentiment derrière le miroir. J'y mettrai ma propre photo, sans doute, un jour, lorsque j'aurais mon propre truc à ajouter à tous les autres. Mais pour l'instant, ma décision est prise. Je vais jusqu'aux toilettes et y vide la bouteille. Intérieurement, je me sens désolé pour Magda, pour tous les Brass. Mais il faut bien que l'un d'entre nous rompe le cercle vicieux, et autant commencer maintenant.
Puis je réinstalle toutes les photos avant de poser à nouveau le miroir.
Sauf celle de l'ange. Je n'arrive pas à m'y résoudre. Il est juste trop... Et puis c'est un ange, après tout, il ne pourra que me porter chance. Je range la photo dans une poche intérieure et commence à installer mes affaires. Tout va bien se passer. Je suis un pilote maintenant.
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