75. L'affaire Carlsson
« Allume le premier écran que tu trouves. Ce n'est pas le moment pour les déranger. »
2105
« Des traces de nanomachines ?
Le sous-fifre acquiesça, quasiment liquéfié. Il s'apprêtait à prononcer un nom vieux de cinquante ans.
— Tout mène à une machine de Kirdan.
— Elles ont toutes été détruites.
— Pas toutes. Il en manquait deux au moins.
Abi Pommel se massa les tempes.
— De toute façon, ce ne sont que des supputations. Sans doute un laboratoire clandestin où il y avait un androïde, et en même temps des nanomachines.
— Sans doute, dit l'homme, conscient qu'il devait corriger la version officielle.
— Bon, et c'est quoi cette histoire d'ALA ? Ça n'existe plus, l'ALA. C'est une bande de petits-fils d'écologistes boutonneux.
— Nous sommes presque certains que le réseau avec lequel Denrey était en contact...
— Et la LDA, depuis qu'on l'a sabordée, il en reste quoi ? Iruka Hidan, lae crétine moralisateurice, vous en avez fait quoi ?
— On lae cherche encore.
Abi Pommel ouvrit la porte-fenêtre de son bureau et sortit fumer sur son balcon.
— Avec tout ça, je n'aurai pas dormi de la nuit, dit-il, passablement énervé.
Désignant une silhouette qui se collait à la grille d'entrée à la cour du bâtiment de la direction générale du BIS, pressée contre les barreaux noirs, il ajouta :
— C'est encore une journaliste ? Qu'est-ce qu'elle fait ?
— Je crois qu'elle a sollicité un entretien, dit le secrétaire général.
— À six heures du matin ?
— Elle attend depuis cinq heures.
— C'est pour vous ou pour moi ?
— C'est pour... tiens, c'est pour Lory Maxwell, qui paraît-il est chef d'une cellule de crise, ici au bureau. Jamais entendu parler. »
Abi Pommel avait une très bonne mémoire, un sens aigu des affaires, une contenance impeccable ; en un mot, toutes les qualités requises pour son poste. Garde tes amis près de toi, et tes ennemis encore plus près, disait Machiavel. Et surtout, garde leurs noms en tête. Toutes les brebis galeuses potentielles, les psychologies déviantes, les gens aperçus au mauvais endroit, au mauvais moment, qui restaient toute leur vie des témoins gênants, inamovibles, comme des mines datant d'une vieille guerre civile, oubliées et pourtant toujours aussi tenaces.
Abi Pommel jura et rentra en trombe dans son bureau.
« Virez-la.
— Pour, euh... Maxwell va bientôt arriver de toute façon.
— Virez-moi cette journaliste, et fichez-moi le camp. Je dois passer un appel. »
***
Grâce aux privilèges de la sécurité internationale, les avocats d'Albert Denrey avaient été tenus à distance, mais le vieux sans doute n'attendait que de les voir débarquer.
Le directeur adjoint de la cellule « autonomes » locale du BIS était un habitué des clandestins altermondialistes, dont les parents avaient été de fervents écologistes anticapitalistes vivant dans des arbres, avant de se résigner au pessimisme nihiliste. Généralement, ils croyaient la troisième guerre mondiale imminente et féroce, sans se rendre compte qu'ils en seraient les instigateurs les plus sincères. Même l'ALA, la fameuse armée de libération des autonomes, ne promettait rien de moins que le chaos à grande échelle, en libérant tous les esclaves et les laissant s'égayer dans la nature.
Pas de réseau, rien que des organisations liées par la haine d'un système économique qu'elles ne comprenaient pas et qu'elles imaginaient conspirer contre elles. Comme s'ils n'avaient que ça à faire, au BIS.
Au départ, il avait pensé que Denrey blanchissait de l'argent, sous couvert d'aider la cause perdue des autonomes. Mais justement, il n'avait rien à blanchir : son argent fuyait de toutes parts vers des ONG, des fondations, se dispersant à travers le monde – et le BIS épluchait ses comptes depuis des jours à la recherche d'irrégularités.
Sans preuves solides, l'arrestation et la détenue d'un homme très apprécié pouvaient déclencher une tornade ; du genre de celles qui surgissent et détruisent une ou deux carrières. Médias et opinions publiques goberaient la thèse du complot. Tout allait donc se jouer dans les prochaines vingt-quatre heures.
« Je voudrais comprendre, numa Denrey, dit le directeur adjoint en posant des photos sur la table.
— Moi aussi, dit le vieil homme, l'œil incroyablement vif. Je voudrais comprendre pourquoi vous m'avez enfermé ici comme un vulgaire criminel. Attendez-vous à voir mon éditeur débarquer.
— Pour votre éditeur, vous êtes remplaçable, numa Denrey. On fait de très bons générateurs de texte aujourd'hui ; des programmes écriraient vos bouquins sans peine.
Denrey sourit jusqu'aux dents – qui étaient d'ailleurs en très bel état.
— On voit bien que vous ne connaissez rien au business de la culture.
— Oui, et à vrai dire, je m'en fous.
Il poussa les photos jusque sous son nez.
— Je voudrais comprendre ce que vous avez manigancé, Denrey. En ce moment même, nous sommes en train de fouiller chez vous. Mais tout ceci peut aller bien plus vite. Vous pouvez m'expliquer dès maintenant quels étaient vos liens avec des organisations criminelles telles que l'ALA, entre autres, et cela vous éviterait de mourir en prison. Cela vous permettrait aussi de sortir par la petite porte. Vous pourriez vous évader dans un paradis fiscal, profiter de vos derniers comptes à l'étranger, échapper à la meute des journalistes qui vous attend à la sortie de cet immeuble.
Albert Denrey continua de sourire.
— Les journalistes m'attendent pour me féliciter et vous jeter aux chiens, pas le contraire.
— Sur cette photo, il s'agit bien de vous, n'est-ce pas ? »
Leur enquête se bloquait sur l'identité du deuxième homme, et Denrey ne collaborait pas.
« Numa Denrey, je voudrais comprendre quel est le lien entre vous et le réseau que représente cet homme. Nous savons qu'il a volé et transporté des autonomes, nous ignorons dans quel but. »
La cellule chargée des autonomes, antenne aux pouvoirs essentiellement locaux, marchait sur des œufs avec cette affaire. Les instances supérieures du BIS s'apprêtaient à court-circuiter la chaîne de commandement. Comme toujours, ce serait dans la douleur.
« Vous pouvez vous moquer de nous, dit le directeur adjoint. Notre cellule est le parent pauvre du Bureau, nous sommes à l'abandon, privés de moyens financiers et d'aide politique. Mais il suffit que cela remonte d'un ou deux bureaux, et nous arriverons rapidement à des gens puissants, prêts à vous faire torturer pour avoir leurs infos.
— Cela reste encore à prouver. Vous oubliez que je suis la dixième personnalité préférée des américains, cinq places devant Abi Pommel.
— Le BIS sait aussi gagner ses guerres de communication. Quelques « fuites » et on vous présentera comme un profiteur infâme, qui au lieu de faire bénéficier des associations caritatives de son argent, encourage le crime organisé. Ne vous en faites pas, Albert, vous êtes remplaçable pour l'industrie du divertissement.
Le directeur adjoint frappa violemment son poing sur la table, sur une des photos.
— Qui est cet homme ? beugla-t-il.
Albert Denrey sursauta, mais il reprit son sourire de façade.
— Vous savez, je rencontre beaucoup de monde dans le cadre de mon travail, et ma mémoire n'est pas aussi bonne que quand j'étais jeune.
— Nous pensions qu'il tient un réseau clandestin de revente d'autonomes. Mais j'ai l'impression que c'est plus que ça – je pense plus à des expériences effectuées en secret, des modifications génétiques ou des séquençages.
— Vous voyez, vous n'avez pas besoin de moi pour inventer vos théories.
— Comment l'avez-vous rencontré cet homme ?
— La plupart des gens que nous croisons, c'est par hasard.
— Et puis, bordel, qui est ce gars ?
Albert Denrey continua de sourire.
— Il n'est pas sur vos bases de données de reco faciale ? Vous ne l'avez pas trouvé sur les réseaux sociaux ?
— Cela vous fait rire, hein ? Tout le monde, à chaque âge de la vie, existe maintenant sur Internet. Je peux retrouver une photo de vous quand vous avez cinq ans, six ans, sept ans, etc. Mais ce gars-là est strictement inconnu – on a eu quelques matchings, mais c'étaient des faux positifs. Qui est cet homme ?
— Vous avez une théorie là-dessus ?
— Une évidence, Albert, une évidence : nous savons qui utilise la chirurgie pour échapper aux recos. Les Élus.
— Vous devriez écrire des bouquins, vous ne manquez pas d'idées. Et les prochains, ce sont les extraterrestres ?
— Aidez-moi donc à comprendre tout cela, Albert.
— Mais pour quelle raison ?
— Je vous l'ai dit : on vous laissera vous échapper. On vous mettra de la prison avec sursis et une amende que vous paierez sans difficulté. On vous laissera assez d'argent pour votre retraite – de toute façon, que vous soyez en prison ou pas, je m'en fous. Ce que je veux, c'est faire tomber le réseau.
Albert soupira.
— Et si je vous disais... que les autonomes eux-mêmes avaient commencé à faire des réseaux ? Qu'ils préparaient leur soulèvement ?
— Vous êtes un auteur de fiction, Denrey. Trouvez mieux.
— Vous ne me croiriez pas, donc ?
— Je suis directeur adjoint d'une cellule locale. Ça fait dix ans qu'on gère toute les affaires liées aux autonomes dans ce pays. En dix ans, j'ai vu beaucoup de réseaux criminels strictement humains, et pas une seule différence entre les autonomes et les légumes. Alors, ne me sortez pas ça, Denrey.
— Désolé, je n'ai rien de plus précis pour vous.
Il haussa les épaules.
— Et l'ALA dans tout ça ?
— L'ALA est un mythe. Vous le savez, n'est-ce pas ? Il n'y a que des contacts qui ont d'autres contacts, des gens qui communiquent entre eux et chiffrent leurs échanges sur le web. »
Le quadrant vibra dans sa poche. Le directeur adjoint sortit de la pièce.
« Des nouvelles de plus haut ? demanda-t-il.
— Non, aucune. Ils ont assez de problèmes internes.
— Tu rigoles ? On tient la grosse affaire. Je croyais qu'ils allaient se jeter sur nous.
— Allume le premier écran que tu trouves. Ce n'est pas le moment pour les déranger. »
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