« Le cycle des réincarnations nous ramène toujours au même point de départ. »

2100

« ... une série de tornades qui a frappé le Sud-Ouest de l'État, particulièrement violentes, qui auraient fait plus de cent morts... »

L'image sur l'écran montrait une exploitation bovine, littéralement éparpillée. Des bâtiments ne subsistait plus que le tracé, comme une esquisse d'architecte. Bois, métal, béton, cadavres d'animaux avaient été dispersés aux alentours avec dédain, mélangés à la boue puante, le sol poussiéreux que la pluie avait fondu.

« ... l'augmentation de ces épisodes catastrophiques est une conséquence bien connue du C2G, le changement climatique global... »

Spécialiste autoproclamé du climat ne sachant pas faire une addition, l'homme n'avait que ce terme à la bouche, arboré comme un macaron d'intellectualisme. Le changement climatique global. Heureusement, d'autres informations suivaient, plus légères : John McCart avait été arrêté pour détention illégale de drogue en pleine promotion de son nouvel album.

Ying éteignit la tablette et referma le cache en cuir. La maison principale avait tenu ; celle du voisin, deux kilomètres plus loin, s'était envolée. Le voisin avec.

Les serres avaient été broyées et déchirées comme de la tulle, il fallait donc tout enlever et tout reconstruire. Les arbres avaient été arrachés comme des brindilles, au hasard. Des outils de chantier les ôteraient du chemin ; on les réduirait en copeaux pour biomasse.

Paradoxalement, Ying aurait à louer des autonomes supplémentaires pour faire ce travail, avant de revendre une partie des siens.

L'irruption de l'autonome la veille l'avait surpris. Ophélie, avait-il retrouvé dans les papiers. Sa relation avec Caïn n'était pas claire, suspecte sans doute. Mais il ne se posait pas la question. Il ne s'occupait que de la gestion ; seul un travail impeccable lui importait. Et puis, Ophélie allait partie dans une semaine ; c'était une catégorie 2 cédée en surclassement, plus rentable pour lui à la revente.

***

Erwin fut revendu lui aussi peu de temps après. D'autres autonomes arrivèrent du même camion que Lysen, et la vie reprit.

Wilhelm était implicitement devenu chef du groupe.

« Tu as tout à fait le droit, Lysen. Nous ne pouvons pas t'en empêcher.

— Simplement, dit Kate, ils te traqueront et te tueront s'ils te trouvent.

— Je ne connais pas d'autonome qui ait réussi une évasion, reprit Wilhelm, et en même temps, je pense que nous n'en aurions pas entendu parler. Ce que je sais, c'est que les autonomes retrouvés sans propriétaire sont déclarés propriété de Biodynamics et revendus sur les marchés.

— De toute façon, fit Gad, plutôt silencieux d'habitude, partir c'est bien, mais pour aller où ? Hormis vivre en autarcie dans un désert, je ne vois pas d'endroit où les autonomes ne soient pas employés comme nous le sommes.

— Je veux voir, dit Lysen.

— Qu'est-ce qui te motive autant ? demanda Kate, par curiosité. Tu veux voir plus de monde ?

— Je ne sais pas. »

Il le savait, en réalité.

Il voulait voir plus. Il voulait voir ailleurs. Il voulait vérifier si partout sur le monde, la situation était la même, et si quelque part, il n'y avait pas un espoir.

Il n'y avait pas grand-chose entre les autonomes et la liberté. Ils savaient ce que c'était. Les humains étaient capables de l'accepter. Seul, sans doute, un immense système mis en place depuis des années, une norme de pensée, maintenait les uns et les autres dans des chaînes.

Il avait vu Ophélie souffrir et retrouver la paix, mais pour lui, cette paix n'avait véritablement de sens que s'ils avaient l'espoir de devenir libres.

Il fallait maintenant montrer que la liberté des autonomes existait, qu'elle était possible, ou bien découvrir l'effroyable contraire.

Deux mois après la tempête, les routes étaient encore coupées, les voies de communication exsangues. Aucune administration ne voulait prendre la responsabilité de réparer et les dossiers traîneraient certainement encore longtemps. Il en profita pour partir, une nuit d'été fraîche et calme, évitant soigneusement les patrouilles dont il connaissait tous les itinéraires.

***

Le clip s'ouvrit sur une explosion nucléaire.

« La guerre. L'affrontement des nationalismes et des idéologies. Le chaos dans les États, les émeutes, la répression, les révoltes, les guerres civiles.

D'autres images d'archives suivaient.

— Les maladies, la famine. La fin des énergies fossiles. La menace des énergies nucléaires. L'effet de serre, le dérèglement climatique et les catastrophes naturelles. La pollution de la planète. La destruction des stocks de poissons et des espèces sauvages.

Les crises économiques. La récession. Le chômage, les mouvements sociaux, les colères et les affrontements politiques. La crainte de l'avenir.

La prolifération nucléaire et bactériologique. La technologie échappant au contrôle des hommes, les nanorobots dans la nature, Internet aux mains des pirates et des malfrats.

L'incertitude face à l'avenir, et le doute. »

Marc Gérald réapparut soudain, éclairé par des projecteurs.

« Mon but aujourd'hui n'est pas de vous pousser à acheter des autonomes, ni de vous expliquer les raisons d'en acheter. Je crois que tout a déjà été dit. Je crois que ces messages sont compris, puisque Biodynamics produit aujourd'hui quarante millions d'autonomes par an, un chiffre historique, dans pas moins de cinq cent centres de production partout dans le monde.

D'ailleurs, je n'aurais ni la prétention, ni le courage, de me lancer dans pareille argumentation. En revanche, je voudrais vous montrer la chance extraordinaire que vous avez d'être citoyens du monde d'aujourd'hui, en voyant à quel point le monde d'hier a eu peur, et en voyant que cette peur n'est aujourd'hui plus d'actualité. Soyez-en fiers. Saisissez les chances qui s'offrent à vous. Le monde d'aujourd'hui est sûr, et il est vôtre. Je vous remercie. »

***

« On aime à répéter que le monde est sûr, lorsqu'il est au bord du gouffre. »

L'homme examinait son visage dans le miroir. Avec une pince à épiler, il arracha un poil de barbe rousse. Beaucoup trop visible. La nouvelle était noire et rêche.

Le reste avait l'air de s'être bien mis en place.

Il ouvrit un pot de verre sans étiquette et badigeonna ses joues d'une crème blanchâtre légèrement grumeleuse.

« Je suis la dernière étape de Von Glats », se dit-il.

Lui, le clone de cet homme depuis longtemps mort et enterré, changeait à nouveau de visage, comme une nouvelle étape dans un cycle de réincarnations ritualisées.

Cette apparence imprimée sur sa chair, aussi commode qu'un vêtement neuf, fruit d'une opération nanochirurgicale aux frais des Élus, serait publique. Ce visage serait la dernière étape de la vie de Von Glats, vie qui avait continué après sa mort et qui mènerait les Élus, eux aussi, à la dernière marche de leur ascension.

Le BIS croyait certainement que le Blackout était une action d'éclat des Élus, le baroud d'honneur d'une formation sur le déclin. Mais leur seule action d'éclat était à venir, glorieuse à l'image de l'humanité dont ils se revendiquaient les guides. Ils l'avaient répété avec tant de clarté qu'on avait cessé de les prendre au mot. Leur but était de prendre le contrôle du monde et de le placer sous une gouvernance centralisée, ultime et puissante.

Ce début d'année 2100 allait matérialiser cette réalité.

Le cycle des réincarnations nous ramène toujours au même point de départ. Pour lui, depuis qu'il avait été Von Glats, ce point de retour était un rendez-vous avec l'Histoire.

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Hum, hum. Coucou.