
3. Tilium
« Les temps d'harmonie, s'ils existeront jamais, ne sont pas derrière nous. »
2044
Tout était sombre dans la pièce, hormis une lampe de chevet, insecte nocturne esseulé.
« Professeur ? »
Nazar régla la sensibilité de ses yeux artificiels au maximum. Il chercha l'origine des étranges réflexions sur le mur à sa droite, avant de comprendre qu'il s'agissait d'une vitre. Une lumière très pâle transitait par celle-ci, filtrée par un bassin qui devait être profond.
La lumière s'alluma enfin et l'aveugla totalement, jusqu'à ce qu'il règle de nouveau la molette sur sa tempe. Sa vue oscilla légèrement ; le professeur Mrozowski y apparut dans une aura de lumière béante, comme un annonciateur divin.
« Docteur Nazar Kirdan, dit-il. Enchanté. »
Il ne semblait pas disposé à s'avancer plus. Nazar resta au même endroit, gêné. De la télécommande incrustée dans son fauteuil roulant, Mrozowski commanda l'allumage de puissants projecteurs dans le bassin. Le mur droit tout entier, au moins quatre mètres sur trois, était bien une vitre sur cette masse d'eau colossale dont Nazar ressentait la pression.
Mrozowski n'avait plus qu'une poignée de cheveux fixés à sa peau ridée comme une touffe d'herbe dans une savane asséchée. Pour faire corps avec la métaphore, il but la moitié d'un verre d'eau à goulées lentes.
« Bonjour, professeur, dit Nazar, trop tard pour que cela paraisse naturel. C'est un honneur. »
Le silence de Mrozowski semblait être une manière de cuisiner son invité sur place. Sans doute, cela aurait fonctionné avec un adepte des conversations habituelles, mais Nazar ne pouvait y voir qu'un représentant de son espèce.
Ils étaient deux hommes qui se reniaient, et restreindraient jusqu'à l'extrême l'usage de tout langage – hormis la science qui avait consenti à donner un but à leurs existences.
Une masse énorme se mouvait dans le bassin. L'ombre, puis la silhouette, surgirent sur le côté. Nazar en fut à peine surpris.
« Je vous présente Tilium », dit Mrozowski.
La tête de l'orque se rapprocha tant de la vitre qu'il la heurta presque. Son œil, noir et minuscule, semblait ausculter Nazar avec acuité. Comme pour remarquer tous les désordres qui avaient pris racine en lui – aussi bien l'étrange bagage génétique qui lui avait valu ses yeux de plastique, que l'âme mort-née avec laquelle il se traînait parmi ses semblables.
Nazar répondit à ce regard en approchant la main du verre, mais Tilium se défila.
« Lui et moi avons le même âge, dit le professeur. Nous allons sur nos quatre-vingt ans. Et nous sommes tous deux vieux pour notre espèce.
— On dit que les techniques anti-vieillissements permettent aujourd'hui de dépasser allègrement les cent ans.
— On dit aussi encore que l'anthropocène n'a jamais commencé.
Nazar acquiesça.
— Tilium et moi faisons partie d'un vieux monde qui se meurt. Aucune fin de siècle brutale n'a eu lieu, aucune guerre n'a permis à l'humain de se relever plus grand, aucune invasion extraterrestre ne nous a balayés, et le seul empire qui nous a asservi était celui de nos détestables passions. C'est ainsi que notre monde s'achève, docteur Kirdan. Dans le renoncement et dans l'indifférence.
Un début de Parkinson le faisait étrangement trembler.
— J'ai toujours eu de l'argent. À l'époque où je croyais encore, il y a bien cinquante ans, je pensais que cet argent m'avait été donné par le destin pour sauver la race de Tilium. Il ne restait plus que deux cent orques sauvages ; nous avons écumé tous les laboratoires de recherche de la Terre, dépensé sans compter, cherché les solutions les plus originales, farfelues ou inconcevables. Mais nous ne pouvions rien. C'est comme vouloir écoper un navire qui coule.
— Il vaut mieux savoir nager, dit Nazar.
Mrozowski ne dit rien, puis continua son monologue, comme s'il parlait à son miroir et que celui-ci venait de lui répondre.
— Aujourd'hui je sais que cet argent était une malédiction. Un supplice de Tantale qui me poussait encore à tenter d'agir alors que j'étais aussi impuissant que tous les autres. Le monde bougeait autour de nous et nous étions à contre-courant. Les pays fermaient leurs frontières et s'armaient pour un conflit prophétique, qui n'est finalement jamais venu. Les généraux vieillissants sont morts à leurs postes de garde, et nous sommes restés les deux seuls à n'être pas emportés par le flot.
La nage tranquille de l'orque, accordée au ton de sa voix, compensait le manque relatif de cohérence dans ses propos, litanie hypnotique ou amère prière.
— Nous avions échoué à sauver les singes, et je pensais que nous pourrions inverser la tendance. Je pensais que nous pourrions faire des orques les nouveaux gardiens des océans. J'avais alors quantité de projets. D'abord déchiffrer leur langage et le faire nôtre, ensuite leur installer des implants nanorobotiques qui faciliteraient notre dialogue, et pourquoi pas à terme, créer une nation océanique qui serait leur nouveau berceau. Je pensais que c'était la première étape. La pression de l'homme ne s'exercerait jamais plus impunément sur les océans, maintenant qu'ils deviendraient leur propriété ; et de là, nous retournerions enfin à cet état d'harmonie avec le monde d'où nous n'aurions jamais dû nous écarter.
— Vous vous trompiez, bien sûr. Les temps d'harmonie, s'ils existeront jamais, ne sont pas derrière nous. Il n'y a pas de précédent. C'est simplement que dans ses premiers âges, l'homme était en trop petit nombre pour avoir un impact plus que négligeable sur la Terre.
— Ils sont tous morts en l'espace d'une année. Leur habitat avait-il été pollué ? Les avait-on empoisonnés pour raisons politiques, afin de mettre un terme à mon action ? Avaient-ils succombé à une maladie comme celles qui se répandaient pernicieusement dans les océans, ne laissant intacts que les bancs de méduses ? Nous n'en saurons jamais rien. À ce moment, j'ai décidé que l'homme devait être éradiqué.
Autant Nazar était habitué à voir ces pensées lui parcourir l'esprit, autant entendre ce discours prononcé, de la bouche d'un vieil homme sans colère, teintait d'onirisme la réalité qui l'avait cernée jusque-là comme un étau.
— Mais vous vous trompiez de nouveau, ajouta-t-il.
— C'est exact. Je me trompais.
Mrozowski laissa retomber ses bras sur les anses de son fauteuil. Nazar crut qu'il se rapprocherait de lui, mais ce ne fut pas le cas. Deux solitaires au respect mutuel, mais qui ne pouvaient s'observer que des deux bords d'une large pièce.
— Des méduses envahissent l'océan. Pourquoi ? Parce que l'eau est plus chaude tout à coup, parce qu'elle est plus acide, parce que le plancton y est plus goûteux. Elles se développent jusqu'à épuisement des ressources, jusqu'à ce que l'environnement ne soit plus favorable ; et tout à coup, leur nombre s'effondre de nouveau. Si l'espèce a de la chance, ce n'est qu'un au revoir. Sinon, elle est condamnée à évoluer, ou à disparaître dans les oubliettes de l'Évolution.
— L'humain, dit Nazar, fait également partie de ce cycle. C'est un super-prédateur qui a su s'adapter à de nombreux milieux, il s'est développé jusqu'à peser sur son environnement, et tôt ou tard il devra évoluer, ou disparaître.
— En effet. Tout ce temps où je m'insurgeais de l'impact de l'humanité sur la planète, j'oubliais le fait initial : nous ne faisons que reproduire, à notre échelle, le mécanisme de l'évolution. Parce que nous ne maîtrisons rien, nous nous laissons porter vers une fin que les modèles évolutifs les plus simplistes ont déjà prédite pour nous.
D'un coup de queue, l'orque s'écarta d'eux et disparut dans les eaux de son bassin.
— Mais je me trompais, encore une fois, dit Mrozowski sur un ton plus faible. En réalité, rien de tout ceci n'est écrit. Rien n'empêche l'humanité de changer.
— Nos milliers d'années d'histoire suggèrent que le changement est impossible. Certains ont cru à la fin du XIXe siècle que le monde s'acheminait vers sa dernière ère de stabilité. Certains ont cru de même à la fin du XXe siècle. L'équilibre ne se situe pas du côté de la stabilité, professeur. L'espèce humaine, en sa nature actuelle, ne peut être changée. Les successeurs de l'humanité hériteront peut-être de caractéristiques humaines, mais ils ne seront pas nous. Nous serons depuis longtemps oubliés.
— J'ai cherché ce qui pouvait changer aujourd'hui.
— Rien ne change, répliqua Nazar. Rien ne satisfait plus les êtres humains que d'obéir à leurs passions, quand bien même vingt siècles d'histoire les mettraient en garde.
— Ce qui changeait se trouvait devant mes yeux et je ne l'avais jusque-là pas vu à sa juste valeur. Les orques, docteur Kirdan, n'en étaient qu'un exemple. »
Tilium réapparut comme s'il sentait qu'on parlait de lui. Les taches blanches du vieil épaulard percèrent la vitre. Il semblait à Nazar qu'il s'amusait.
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