Chapitre 5
It's just another graceless night
I hate the headlines and the weather
« Je suis rentré ! »
La mine irritée de Holly surgit hors de la cuisine. Elle contemple Azura avec l'air de vouloir lui demander pourquoi il se sent obligé d'annoncer une nouvelle si peu importante, mais son regard s'éclaire en avisant Gaël derrière lui.
« Bonjour ! le salue-t-elle, glissant presque jusqu'au comptoir. Tu me ramènes du monde ?
- Gaël, se présente celui-ci. Un ami de votre neveu.
- On s'est pas déjà rencontrés quelque part ?
- Une fois, il y a quatre ans. Quand vous m'avez dit qu'il avait déménagé. »
Elle serre la main qu'il lui tend en plissant les yeux. Azura est prêt à parier qu'elle ne s'en souvient pas.
Avachie sur le comptoir dans la même position que la première fois, Cherry relève la tête en grognant jusqu'à ce que sa joue repose sur ses avant-bras et dévisage les deux garçons. Azura lui adresse un signe de la main si maladroit qu'il en perd déjà le sommeil.
« T'as un neveu ? s'enquiert-elle auprès de Holly, ignorant le geste de l'adolescent.
- Azura, répond ce dernier à sa place. J'étais là quand ... quand la Fouine est venue.
- La Fouine ? »
Cherry serre les paupières et se pince l'arrête du nez. Elle ne l'a pas oublié, quand même ?
« Ah, ouais, c'est vrai, y avait quelqu'un d'autre. Bon, bah, enchantée, Azuka. Les amis de Holly sont mes amis, même si t'as un nom chelou.
- C'est Azura, corrige Azura. Pas Azuka.
- C'est pas vraiment mieux, si ? »
Il rougit tandis que les bras de Cherry reprennent leur rôle d'oreiller. Azura s'attend à entendre Holly signaler avec désinvolture qu'il n'est pas son ami, mais sa tante est plongée en pleine discussion avec Gaël.
« Montrez-moi vos thés, alors, dit celui-ci avec un sourire arrogant, que je vois un peu ce qu'ils valent.
- Oh, si tu le prends comme ça ... »
Holly disparaît une seconde dans la cuisine. Elle revient armée d'une mallette en bois qu'elle pose sur le comptoir avant de l'ouvrir avec l'air d'une conspiratrice. Les arômes qui s'en échappent font toussoter Azura. Il ne soupçonnait pas ce bar miteux d'avoir autant de choix.
« Vous ressemblez à des dealers, commente-t-il pendant que Gaël choisit son sachet.
- Dis pas ça, soupire Holly, tu vas me porter la poisse. La police est venue fouiller ce matin, ajoute-t-elle après un coup d'œil contrarié vers la cuisine. Ils ont rien trouvé, mais ils m'ont quand même interdit de quitter la ville. Comme si quiconque pouvait quitter ce trou. »
Elle s'empare du torchon de l'évier juste pour le rouler en boule et l'y jeter à nouveau. Azura ouvre la bouche sans savoir quoi dire. Holly ne doit pas vouloir de sa compassion.
« La police ? » répète Gaël en levant les yeux de la mallette.
Holly hausse les épaules. Ses doigts s'enroulent dans sa queue de cheval. Elle doit parler de ces deux détectives rencontrés la veille.
« Une des victimes de ce ... serial killer ou je sais pas quoi est venue ici avant de claquer, raconte-t-elle après une hésitation. Je dois être sur leur liste de suspects maintenant. Putain ! J'ai trois clients par semaine et il faut que ce genre de connerie me tombe dessus ! »
Elle leur tourne le dos, un poing serré devant la bouche. Sur son tabouret, Gaël baisse les yeux. Cherry relève les siens avec une grimace inquiète. Tous deux demeurent silencieux.
« Comme si on n'avait pas déjà assez de problèmes, marmonne Holly. T'as choisi ton thé, poussin ?
- Euh ... »
Gaël replonge son nez dans les sachets avec un frisson. Azura se demande ce qui le déroute le plus entre les changements d'humeur de la patronne et son nouveau surnom.
« Celui-là, décide-t-il en s'emparant d'un emballage beige. J'invite Azura aussi.
- Oh, c'est pas la peine, dit Holly avec un vague geste de la main. Il mange à l'œil, lui.
- Mais il boit pas de thé d'habitude, si ?
- C'est parce que j'aime pas ça, intervient le concerné.
- T'aimeras celui-là. Fais-moi confiance. Allez, assieds-toi au moins ! »
Gaël le tire par la manche jusqu'à ce qu'il se retrouve quasiment collé à lui. Azura n'a pas d'autre choix que d'accepter. Il prend place entre Cherry et lui, heureux, malgré tout, que l'attitude de Gaël n'ait pas changé depuis le Toit du Monde. Azura a regretté sa connerie toute la nuit.
« Alors, ça se passe bien au lycée ? demande Holly pendant que le thé infuse. Vous êtes dans la même classe ?
- Non, dit Azura, surpris de la voir faire la conversation. Enfin, si, ça se passe bien. Mais on n'est pas ensemble.
- Oh ... Bon, laisse pas tes notes chuter hein ? Ta mère me harcèle déjà assez comme ça. »
Elle porte ses doigts à sa bouche comme pour tirer une bouffée de cigarette imaginaire. Dépité, Azura hausse une épaule. Sa mère doit lui donner plus de nouvelles qu'à lui.
« On pourra réviser ensemble, si tu veux, propose Gaël.
- T'es encore le chouchou des profs ?
- Non, plus vraiment.
- Alors à quoi tu sers ? déplore Azura avec une grimace exagérée. Je vais devoir me trouver un meilleur meilleur ami.
- Ça sert à ce que je m'incruste chez toi. »
Il sourit. Holly leur sert à chacun une tasse de thé brûlant.
« Au fait ! se rappelle tout à coup Azura. Holly, tu fais quoi pour Noël ?
- Hein ? Je reste chez moi avec Cherry, comme d'habitude. Pourquoi ?
- Ça te dérangerait qu'on fasse un petit truc ici ? Juste nous deux ? »
Du pouce, il désigne Gaël. Holly plisse le front.
« Tu vas pas chez ta mère ?
- Non.
- Et elle est au courant ?
- Pas encore. »
Elle le dévisage, perplexe, les sourcils levés. Au bout d'un moment, elle hausse les épaules.
« Comme tu veux. Mais fous pas de bordel. Et nettoie après.
- Je le surveillerai, dit Gaël. Merci, madame.
- Je compte sur toi. »
Elle les abandonne un instant pour s'enfoncer de nouveau dans sa cuisine. Azura la regarde s'éloigner, vaguement amusé. Il a suffi à Gaël de commander un thé et de sourire un peu pour qu'elle se montre déjà plus aimable avec lui qu'avec son propre neveu. Quelle hypocrite.
Il pose son menton sur un avant-bras, comme Cherry, et savoure la chaleur de la tasse sous son autre main. Son corps frissonne comme pour chasser le froid. Il ferme les yeux un instant, profitant d'un calme uniquement perturbé par le son de la pluie et la respiration de sa voisine. Celle-ci semble plus légère que la dernière fois. Peut-être n'est-elle pas aussi soûle.
Il s'étire les épaules avec un soupir de bien-être. Ses pensées le ramènent à sa mère. Elle lui manque un peu mais, pour être franc, Azura est plutôt content de ne pas avoir entendu sa voix depuis près d'une semaine. Cette femme ne sait pas lever le pied. Tout est tellement plus calme, ici. Tellement plus ... lent. Il avait fini par l'oublier, à force de respirer l'air d'une mégapole.
« Bois ton thé, fait la voix de Gaël. On montera pas avant que tu l'aies fini. »
Azura s'arrache à sa flânerie pour s'exécuter. Il inhale la fumée de sa tasse un long moment avant d'y tremper les lèvres, préparant une grimace qu'il garde pour lui. C'est bon. Meilleur, en tout cas, que le thé en sachet des placards de sa mère.
« C'est pas si terrible, avoue-t-il.
- Je te l'avais dit ! Allez, cul-sec. »
Sous l'impulsion, Azura décide de relever le défi. Il se brûle tellement la langue qu'il ne la sent plus pendant trois jours.
« Oh. Mon. Dieu en lequel je ne crois pas un seul instant ! » s'exclame Gaël en entrant dans le grenier de la Petite Sirène.
Il se précipite vers la banquette et, avant qu'Azura puisse se demander ce qui le met dans cet état, attrape sa peluche pour la serrer dans ses bras. Azura sourit en allumant le chauffage soufflant. Il a l'impression d'avoir sous les yeux le petit garçon auquel il l'a offerte, tant d'années auparavant.
« Gogo ! Tu l'as encore !
- Bien sûr que je l'ai encore. Tu me prends pour un monstre ?
- J'ai perdu le mien. »
Un silence grave s'abat sur la chambre. Les traits d'Azura se décomposent tout à coup.
« Sérieusement ?
- Non, je te fais marcher. Il est dans mon lit. Je dors encore avec. »
Gaël colle son nez à la peluche et inspire un grand coup, les yeux fermés. Azura soupire de soulagement. Il ne s'en serait pas remis si Gaël l'avait vraiment perdu. Cette peluche est la seule part de lui qu'il lui ait laissée. Pour que tu penses toujours à moi, et que je pense toujours à toi, se rappelle-t-il avec nostalgie. Ils avaient peut-être six ans, mais cet échange est la meilleure idée qu'ils aient eue de toute leur vie.
« On pourra se remettre l'intégrale, si tu veux, propose-t-il avant de trop se laisser aller à l'émotion. Mon PC risque pas de servir à grand chose d'autre.
- Nope. La ville est couverte, mais doit y avoir trois personnes qui ont internet dans ce trou.
- Ah ouais, qui ça ? Balance les adresses.
- Everett Senior, Everett Junior et Everett Junior 2. Résidence Everett à Everett City. Le prix : ton âme.
- J'espère qu'ils ont la fibre à ce prix-là. »
Gaël hausse les épaules. Il ne doit pas savoir de quoi il parle.
« On reprend nos soirées plaid-DVD, alors ? Enfin, sans DVD. Et ... sans plaid, réalise-t-il en embrassant le grenier décharné du regard.
- On peut même commencer maintenant, s'emballe Azura. Holly devrait être contente que tu restes manger ce soir, vu comment elle t'a déjà adopté.
- Eh, si sa cuisine est aussi bonne que son thé je risque de rester pour toujours. C'est pas trop dans mes plans.
- C'est dans les miens.
- Et où est-ce que je dormirais ? Ta couette a l'air trop petite pour toi tout seul. »
Azura jette un œil à la concernée. Ils devront vraiment remédier à ça s'il veut survivre à cet hiver.
Gaël se laisse tomber sur la banquette et tire la couette sur ses genoux, Gogo toujours broyé contre lui.
« Allez, dit-il, de grandes attentes dans les yeux, parle-moi de l'extérieur. Montre-moi des photos ! Qu'est-ce que t'as fait pendant quatre ans ? »
Azura hésite une seconde avant de le rejoindre. Son lit lui paraît tout à coup drôlement petit.
Il s'appuie contre le mur et colle son téléphone entre les mains avides de Gaël, déjà prêt à le décevoir. Sa mère et lui n'ont pas voyagé ces dernières années ; ils se sont juste emmurés dans un appartement de ville au prix plus élevé que leur ancienne maison de campagne. L'événement le plus excitant auquel ait participé Azura était une sortie scolaire, et il a dû demander à Ryan de le restreindre physiquement pour ne pas se jeter par la fenêtre du musée.
Il sort de ses souvenirs en entendant Gaël pousser une exclamation semblable à celle que lui a arraché la peluche. Azura rougit quand il lui montre l'écran. Il avait oublié en quoi consistaient les photos de son téléphone, à savoir de la bouffe et son chat. Surtout son chat.
« C'est quoi son nom ? demande Gaël en pointant du doigt le félin noir et roux, comme si Azura pouvait le rater. Gogo ?
- Ellen Ripley. C'est une fille.
- Nerd. Eux aussi, tu les as sur ton PC ? J'ai bien envie de faire des cauchemars ce soir.
- Les quatre films et les deux crossovers, confirme Azura en hochant la tête comme un vieux sage. Les nouveaux n'existent pas.
- On est bien d'accord. Mon cœur a saigné pour toi quand je les ai vus. »
Gaël revient à la photo pour la caresser du bout du doigt pendant qu'Azura contemple son profil en silence. Si seulement ce genre d'échange suffisait à combler le fossé creusé entre eux par ces quatre ans ... Gaël a beau refuser d'en parler, ça ne change rien au fait que l'autre garçon ait disparu au pire moment possible. Il n'a même pas pu assister à l'enterrement de Ray. Maintenant qu'il y pense, c'est là que Gaël a dû réaliser la disparition de son meilleur ami. Aux funérailles de son père.
Bordel de merde, il voudrait se faire crier dessus une bonne fois pour toutes. Il ne se défera pas de sa culpabilité tant que Gaël n'aura pas vidé son sac.
« Chaton ... » souffle celui-ci.
Il capte le regard insistant d'Azura et pâlit. Ce dernier cligne des yeux pour revenir à lui. Est-ce qu'il le fixe depuis tout à l'heure ? Merde, quel bouffon.
« Désolé, bafouille Gaël en baissant les yeux. Il, euh ... elle me rappelle Crow, tu sais, le chat qui est mort quand on était petits, et les médecins disent que j'ai tendance à adopter un comportement régressif en période de détresse. »
Azura le dévisage sans réagir. Il n'a pas compris un mot de ce qu'il vient de dire.
« Les médecins ? » répète-t-il bêtement.
Gaël rentre la tête dans les épaules comme s'il cherchait à y disparaître. Azura a beau ne pas être plus avancé, il devine qu'il doit s'agir d'un truc assez gênant.
« Eh, t'inquiète, le rassure-t-il, reliant les points à partir du terme régressif. Ryan se comporte toujours comme ça.
- Ryan ? »
Azura hoche la tête en faisant défiler les photos de son téléphone. Il s'arrête sur celle d'un garçon aux courts cheveux blond pétant. Sa grimace attire plus l'attention sur ses narines que son visage, pourtant plutôt avenant. Derrière lui, une jeune fille voilée, adorable, toute petite et un peu ronde avec des lunettes sur le bout du nez arbore un air désespéré. Azura raconte à Gaël la même histoire qu'il a racontée à Morgane (bien sûr, au nom de sa dignité, il passe le même détail sous silence).
« C'est à la fois drôle, mignon et un peu triste, commente son ami. Je sais pas si je t'aurais gardé si tu m'avais pleuré sur l'épaule pendant dix minutes à notre première rencontre.
- T'es sérieux ? C'est moche, les a priori.
- La première impression est toujours la plus importante, récite-t-il. Et ... »
Il éternue dans sa manche. D'instinct, Azura recule d'un centimètre.
« Pardon, dit Gaël. Je crois que j'ai attrapé froid hier soir.
- Tu veux un bisou magique ?
- C'est ça. Ça a tellement bien marché la dernière fois. »
Son nez disparaît dans le mouchoir qu'il lui tend. Un sourire en coin étire la bouche d'Azura. Il ne pensait pas qu'il s'en souviendrait.
« On avait quel âge ? se demande-t-il à voix haute. Sept ans ? Moins ?
- Mentalement, t'avais moins, souligne Gaël en dressant son index libre devant son visage. T'y croyais encore, aux bisous magiques de nos parents.
- Parce que t'y croyais plus, peut-être ? Pourquoi tu m'as laissé faire alors ?
- Je faisais semblant pour leur faire plaisir. Et je voulais que tu sois malade aussi pour qu'on regarde des dessins animés ensemble au lieu d'aller à l'école. »
Azura ricane, laissant la scène se rejouer sous ses yeux comme si elle avait eu lieu la veille. Cette crève les a marqués. Gaël était trop malade pour sortir, alors Azura est venu chez lui et a commis l'erreur de l'embrasser en plein sur le front en pensant pouvoir le guérir. Un grand moment de gloire. Digne de figurer en haut de son Top 5 de moments de gloire s'il en tenait un.
« T'as de la musique là-dessus ? s'enquiert Gaël en secouant le téléphone au bout de sa main. Ce sera plus sexy que m'entendre renifler. »
Ils partagent une paire d'écouteurs neufs. Gaël parcourt les dossiers en silence, remuant la tête au rythme des mélodies déprimantes d'un groupe anglais qu'il connaît déjà par cœur. Azura s'allonge à moitié sur la banquette, les mains croisées sur le ventre. Ses yeux tombent à l'endroit où leurs genoux manquent de se toucher. Il écarte discrètement la jambe jusqu'à ce qu'ils le fassent.
« Montre-moi les tiennes, dit-il tout à coup. C'est pas très sain pour notre relation que tu sois le seul à envahir mon intimité. »
Surpris, Gaël relève la tête de l'écran. Son regard rond se pose sur Azura.
« Je prends pas de photos, déclare-t-il au bout d'un moment.
- Sérieux ? »
Gaël sort un téléphone de sa poche pour le lui tendre. L'incrédulité d'Azura ne dure pas longtemps. Appareil photo vide, dossier de captures vide, téléchargements vide. Même son fond d'écran n'est qu'un échantillon d'image libre de droits (un couple de corbeaux chamailleurs en plein envol) seulement populaire chez les plus de soixante ans.
« Va falloir remédier à ça, déclare Azura, c'est juste pas tolérable. À partir de demain, je te fais photographier tout ce que tu manges.
- Pour quoi faire ?
- J'en sais rien. Parce que c'est drôle.
- C'est drôle de photographier tout ce qu'on mange ? »
Azura hausse les épaules. Il n'a jamais réfléchi à ce qu'il trouvait de si plaisant à ce rituel (il l'a juste adopté sans se poser de questions, sans doute à cause de Fatima) mais, maintenant qu'il entend Gaël le décrire, se rend compte du ridicule de la chose. Non pas qu'il s'en préoccupe ; ridicule ou non, trouver l'angle le plus flatteur pour son burger-frites reste drôle. Mais quand même, s'il pouvait éviter de passer pour un demeuré devant Gaël ...
« Oh ... » fait celui-ci avant qu'il puisse s'inventer une raison plus profonde.
Azura baisse les yeux. Son ami a atteint la dernière photo ; celle qu'ils ont tirée ensemble le jour où ses parents lui ont offert le téléphone, soit une semaine avant leur divorce. Gaël regardait l'appareil sans savoir à quoi s'attendre, les yeux ronds et les joues roses, mais Azura était si heureux qu'il irradiait pour deux. Derrière eux se devine une plage de sable gris surmontée d'un ciel aveuglant qui n'a pas changé depuis.
« Regarde-nous, soupire Gaël. On était si mignons à l'époque. »
Azura sourit sans répondre. Il aimerait lui dire qu'il l'est encore, même avec son nez rouge et sa manche pleine de morve, mais n'en trouve pas le courage. Pas après le vent qu'il s'est pris sur le Toit du Monde (et il ne parle pas seulement de la météo).
« Je peux te l'envoyer, si tu veux, dit-il à la place.
- Je veux. Ça, c'est ... Hm ? »
Le téléphone vibre dans sa main. Ils restent tous deux interdits un moment avant qu'Azura s'en empare.
De: Morgane
J'aimerais t'inviter au Wendy's ce dimanche. Tu serais libre ?
À: Morgane
écoute je croule pas vraiment sous les invitations pour l'instant
mais pas de milkshake stp
De: Morgane
Prends ce que tu veux ;) C'est moi qui régale. On se voit dimanche. Bisou.
« C'est la fille dont tu parlais ? »
Il hoche la tête, prenant seulement conscience que Gaël suivait l'échange par-dessus son épaule.
« Celle qu'on a vue au Wendy's l'autre fois, précise-t-il.
- Sérieux ? Sunnyside est petite à ce point ?
- Faut croire. Je te la présenterai, si tu veux. »
Gaël hausse les épaules, moins enthousiaste que ce à quoi Azura s'attendait. Il avait cru comprendre, à son temps libre et au non-contenu de son téléphone, qu'il n'avait pas beaucoup d'amis. Peut-être se trompait-il.
« Alien ? demande Gaël comme pour changer de sujet.
- Je croyais que tu voulais pas rester.
- J'ai changé d'avis. Et puis j'ai envie de goûter la cuisine de ta tante, histoire que je sache à quelle heure passer les week-ends.
- Tu comptes passer les week-ends ?
- Ça te dérange ? »
Craintif, Gaël fronce les sourcils. Il resterait pour toujours si ça ne tenait qu'à Azura. Il se sent bien, ici avec lui, bras contre bras, jambe contre jambe. Et tant pis s'il tombe malade.
« Non, rit-il. Non, au contraire. Va pour Alien. »
Quand Azura arrive au Wendy's ce dimanche, Morgane l'y attend déjà. Assise de manière à pouvoir surveiller l'entrée du restaurant, la jeune fille lui adresse un signe de la main dont il doute de la nécessité. L'endroit est minuscule et, à part eux, les seuls clients sont cet homme à casquette déjà présent la dernière fois (il semble s'être lavé les cheveux il y a peu) et deux femmes assises au comptoir. Elles lui tournent le dos, mais Azura reconnaît les détectives rencontrées à son arrivée - Gina et Lauren. Il les laisse siroter leur café en silence.
« J'avais peur que tu viennes pas, avoue Morgane en lui tendant sa carte. Tiens, prends ce que tu veux. C'est moi qui invite.
- T'es sûre ? Parce que je pourrais manger une montagne, là.
- Certaine. Je te dois bien ça. T'es un peu mon ange gardien, après tout. »
Elle lui adresse un clin d'œil avant de le regarder choisir, un poing sous le menton et un sourire songeur aux lèvres. Azura camoufle son embarras derrière le menu. Il n'a pas l'habitude d'être dévisagé comme ça. Pas par quelqu'un qu'il apprécie, en tout cas. Gaël est (et a toujours été) la seule exception.
« Leurs gaufres sont meilleures que leurs milk-shakes ? demande-t-il.
- Nan, trop dures. Au pire, prends des pancakes. C'est impossible d'en rater, je crois.
- Je te fais confiance. Ne me trahis pas. »
Morgane hoche sagement la tête. Ses cheveux, aujourd'hui séparés en deux couettes assez longues pour tomber le long de ses épaules, ondulent sur sa veste. Elle n'a plus l'air aussi déprimée, mais son comportement demeure étrange. Tout en elle paraît édulcoré, comme si, passée leur rencontre au bord de cette route, elle avait peur de le brusquer.
« Un cheesecake et des pancakes ! » lance-t-elle en direction du comptoir.
Azura écarquille les yeux avant de se rappeler qu'elle travaille ici. C'est vrai, assez de réflexions ; il doit lui parler de la Petite Sirène.
« Tu veux toujours trouver un autre job ? s'enquiert-il le temps que la fameuse Grace est occupée à préparer leur goûter.
- J'ai pas encore démissionné de celui-là, soupire Morgane. J'ai voulu postuler à April's, mais tous les postes à ma portée sont déjà occupés. C'est fou le nombre de gens qui veulent emballer des courses. Mais ... ouais, idéalement, j'aimerais bien partir.
- J'ai quelque chose qui pourrait t'intéresser. »
Morgane l'écoute parler avec des yeux ronds. Quand il a fini, deux pancakes tout chauds glissent sous son nez. Azura observe leur couleur d'un air circonspect. Ils sont trop cuits. Quand il les tâte du bout de sa fourchette sans parvenir à les piquer, il comprend que Morgane a eu tort. Rater des pancakes est tout à fait possible. Le Wendy's vient de le prouver.
Trahison, disgrâce et indignité.
« Tu vis dans le grenier de ta tante ? s'étonne la jeune fille après son récit.
- Ouais, dit comme ça c'est horrible mais en fait ça va. J'ai trouvé un chauffage soufflant y a pas longtemps. Enfin bref, dit-il en voyant la surprise de Morgane se muer en inquiétude, ça t'intéresse ? Holly a dit que tu pouvais venir quand tu voulais pour qu'elle te prenne à l'essai.
- Ouais, bien sûr. Je viendrai le week-end prochain. C'est gentil d'avoir fait ça pour moi. »
Il baisse les yeux, confus. C'était rien du tout.
« En plus, poursuit Morgane après une cuillère de cheesecake, si je suis prise, on se verra presque tout le temps. Je vais bientôt plus pouvoir me passer de toi. »
Malgré son ton monocorde, la jeune fille lui adresse un nouveau clin d'œil. Azura commence à les redouter.
« Euh, est-ce que tu ... euh ... tu sais ? bafouille-t-il tant bien que mal. Est-ce que tu flirtes ? Parce que ...
- Quoi ? Oh, non, non ! s'affole-t-elle, battant de ses mains l'air devant elle (la voir ainsi fait presque oublier la sensation d'étrangeté qu'elle dégageait un instant plus tôt). Désolée, je suis toujours comme ça. Enfin non, pas toujours, juste quand je suis à l'aise. Mais je suis pas intéressée. Je, euh ... je joue pour l'autre équipe.
- Oh, Dieu merci, soupire Azura en laissant sa tête rouler en arrière. Moi aussi. Enfin ... je joue pour les deux, je crois.
- Sérieux ? Cool, fait Morgane en nettoyant ses doigts pleins de coulis de fraise. Quand j'ai dit à ma grand-mère que j'étais lesbienne elle m'a sorti qu'elle croyait que j'étais du signe de la balance. Toi aussi, t'as eu droit à des trucs du genre ?
- Je suis pas lesbienne. Par contre, mon père m'a dit que c'était pas plus mal que je double mes chances. »
Morgane manque de s'étouffer. Elle avale un verre d'eau et se frappe la poitrine, les joues roses.
« C'est horrible ! s'indigne-t-elle, soudainement plus expressive. Il est pas censé être un peu hippie, pourtant ?
- C'est bien pour ça qu'il se gêne pas. Pour lui c'était une plaisanterie, mais il a complètement détruit ma confiance en moi. Je suis plus le même homme depuis. »
Azura regarde dramatiquement par la fenêtre comme s'il était sérieux. En vérité, parler de son père le plombe toujours un peu. Il ne ment pas quand il affirme que tout est une plaisanterie à ses yeux - y compris fonder une famille. Azura aimerait qu'il soit un peu plus comme sa mère mais, en même temps, aimerait aussi qu'elle soit un peu plus comme son père. À eux deux, ils formeraient un parent presque décent. Il ne lui manque plus qu'à trouver un moyen pour les faire fusionner.
« Quel ... grossier personnage, soupire Morgane une fois remise. Et ta mère, elle a dit quoi ?
- Meh, fait Azura en haussant les épaules. Elle s'en fiche. Elle doit avoir des problèmes plus importants. En fait elle arrête pas d'oublier, alors je lui ai déjà dit trois fois. Je sais pas si je dois être content ou pas.
- Pour de vrai ? Comment elle peut oublier ça ?
- J'en sais rien, mais ça me fait trois fois plus de sorties du placard à raconter. J'avais juste personne à qui les raconter avant toi, la plupart des autres gens trouvent ça chiant, du coup je sais pas laquelle est ma préférée. »
Dépitée, Morgane secoue la tête. Azura laisse le silence retomber. Il se demande où en est Gaël dans tout ça. Est-ce qu'il l'embrasserait encore, s'il lui lançait un nouveau défi, où est-ce qu'il grimacerait en l'envoyant bouler ? Il a dit qu'il aurait bien aimé pouvoir accepter, se rassure Azura, ça veut dire qu'il y a encore une chance pour qu'il m'aime bien. Ou alors il a dit ça pour ménager mon amour-propre. Non, attends, Gaël ménage pas l'amour-propre des gens. Il s'essuie avec avant de lui marcher dessus et de cracher sur sa tombe. Ça veut dire que c'était vrai ? Est-ce qu'il attend juste que ça fasse plus longtemps qu'on se soit retrouvés pour pas avoir l'air trop amoureux ? Attends, ça voudrait dire qu'il est amoureux de moi mais qu'il a refusé par fierté ? Merde, j'ai mal au crâne. Je crois que j'ai pas autant réfléchi depuis mon dernier devoir de maths.
« Ma mère l'a bien pris, raconte Morgane juste avant qu'Azura se perde pour de bon. J'appréhendais un peu parce qu'elle était hyper croyante, enfin, pas du genre à te lapider si tu travailles le dimanche ou à faire du porte-à-porte pour te vendre Jésus, mais notre famille l'a toujours été, moi aussi d'ailleurs, et bref, elle a eu une de ces réactions de téléfilm, tu sais ? Genre, elle m'a serrée dans ses bras en disant qu'elle m'aimerait et me soutiendrait jusqu'à la fin des temps et qu'elle m'était reconnaissante de lui avoir dit.
- Vous avez pleuré ?
- Non, quand même pas. Par contre, elle a commencé à vouloir jeter tout le monde en prison dès qu'ils avaient des propos un peu blessants. Même les membres de la famille.
- Elle pouvait faire ça ?
- Elle était détective. »
Azura hausse les sourcils, impressionné. L'espace d'un instant, il oublie même qu'elle n'est plus parmi eux.
« Cool. »
Morgane hoche la tête. Un sourire sincère éclaire son visage, mais la peine se mélange bientôt à la fierté. La disparition de sa mère l'aurait suffisamment touchée pour la mener au bord de cette route ? Non, impossible. Elle n'en parlerait pas ainsi, ne sourirait pas ainsi si c'était le cas. Il doit y avoir autre chose.
« J'ai tellement pas hâte de retourner au lycée demain, soupire Morgane comme pour l'empêcher d'y réfléchir davantage. Je suis limite prête à faire semblant de me jeter sous une deuxième voiture. Il te donne pas la chair de poule, Monsieur Dickson ?
- Monsieur qui ?
- Dickson, répète-t-elle, et Azura doit retenir un ricanement. Tu l'as forcément vu. C'est le prof d'histoire-géo, celui qui nous regarde avec un air de tueur en série.
- Dickson.
- Oui ... Dickson. »
Il cache sa bouche dans sa manche. Morgane se contente d'un sourire en coin, plus mature, plus discret.
Azura vient à bout de ses pancakes sans oser relancer le sujet précédent. Il en tire plus de souffrance que de plaisir. Il prétendait pouvoir avaler une montagne, on lui a servi un pavé.
Deux tabourets s'éloignent du comptoir avec un grincement pendant qu'il s'essuie la bouche. Morgane regarde par-dessus son épaule pour adresser un signe d'au-revoir à quelqu'un, mais Azura n'a pas le temps de vérifier à qui. Les deux détectives aperçues plus tôt entrent dans son champ de vision sans qu'il ait à se retourner. Elles se plantent debout entre eux, l'une radieuse, l'autre froide comme l'Antarctique. Azura n'avait pas remarqué leur différence de taille la première fois. Lauren, la brune désagréable aux yeux maquillés de noir, dépasse sa collègue noire d'une tête. Celle-ci s'est appliqué un vernis de couleur différente sur chaque ongle. Étonnamment, le résultat est plutôt réussi. Au moins assez joli pour être digne de figurer sur Instagram.
« Eh, je reconnais ces frisettes ! fait Gina, le visage déchiré par un sourire si large qu'il en paraît douloureux. Sunnyside est vraiment minuscule, dis donc !
- Y a un problème, Morgane ? » s'enquiert l'autre femme, le ton toujours aussi sec, les traits toujours aussi fermés, les lèvres toujours aussi pincées et le balais toujours aussi profondément enfoncé dans le postérieur.
La jeune fille secoue la tête. L'hostilité de Lauren n'a pas l'air de la gêner, ni même de la surprendre. Sa mère devait bien la connaître.
« Du tout. On est dans la même classe. On fait juste connaissance.
- Hm. »
Lauren plisse les yeux en dévisageant Azura, qui doit se faire violence pour ne pas baisser les siens. C'est quoi son problème ? Elle croit l'intimider aussi facilement ?
Bah, elle aurait raison. Est-ce que c'est une sueur froide que je sens dans mon dos ? C'est horrible.
« L'enquête avance ? interroge Morgane au moment où la question se forme dans l'esprit de son voisin.
- Rien de nouveau pour l'instant, soupire Gina. Mais ...
- On n'est pas autorisées à en parler, la coupe Lauren. Même avec toi.
- Sois pas comme ça ... »
Sa collègue la frappe du coude. La brune ne bat pas d'un cil.
« Le journal parlait d'un directeur d'usine, intervient Azura une fois remis de sa frayeur. Vous pensez qu'il a quelque chose à voir là-dedans ? »
Lauren fronce les sourcils. OK, là, Azura a carrément envie de disparaître.
« Te mêle pas de ça, Harry Potter. C'est le travail de la police. D'ailleurs, en parlant de travail, on ferait mieux d'y aller. »
Le regard surpris de Gina se voit ignoré. Sa collègue ne l'attend pas pour disparaître hors du café. Elle leur tourne le dos et rejoint la sortie en grandes enjambées, ses talons plat claquant sèchement sur le carrelage. L'autre leur adresse un signe de la main avant de la suivre.
« À plus, les jeunes. Et essaye de plus te perdre, toi. »
Azura lui adresse un sourire maladroit. Il vient de le réaliser mais, si l'enquête leur a vraiment été confiée, ces deux femmes doivent travailler de pair avec les détectives rencontrés en semaine. Peut-être même avec le reste de leurs collègues. Ont-ils vraiment d'autres occupations, à Sunnyside ? Le commissariat tout entier a sans doute participé à la fouille de la Petite Sirène. Imaginer le bar retourné par une horde de flics lancés à la recherche d'un poison comme des chiens de chasse après une licorne arrache un frisson au garçon.
« Tu t'intéresses aux morts subites ? »
Il reporte son attention sur Morgane. Elle aussi vient de terminer son assiette. Sa cuillère racle la porcelaine jusqu'à ne plus y laisser la moindre trace de fruits rouges.
« Vaguement. Toi aussi ? »
Elle hoche la tête, la cuillère dans la bouche.
« C'est à cause de ma mère, explique-t-elle après un moment de mutisme. Elle enquêtait dessus jusqu'à ce qu'elle nous quitte. »
Ces derniers mots sont à peine murmurés. Azura déglutit. Sa mère aurait été assassinée elle aussi ? Est-ce que Morgane va en parler ? Est-ce qu'elle attend qu'il lui pose la question ? Est-ce qu'il en a seulement le droit ? Bon Dieu.
« C'est en partie à cause de ça qu'on me fuit comme la peste, souffle Morgane en reposant sa cuillère. Parce que ma mère est morte mais que je passe pas mon temps à pleurer toute seule dans ma chambre. Parce que je réagis pas comme un personnage de film ou une connerie du genre. Mais qu'est-ce qu'elles en savent ? »
Sa main se crispe autour de sa serviette jusqu'à la faire disparaître dans son poing. Azura se pince les lèvres sans oser lui répondre. Il n'a jamais été en deuil (et espère ne pas l'être de sitôt), alors il ignore tout de ce que peut ressentir sa voisine. Cependant, harceler une orpheline qu'on ne connaît que de vue à cause de la manière dont elle exprime ses émotions est intolérable. Il se jure de coller une bonne frousse à ces filles la prochaine fois qu'elles croiseront son chemin. Avec un peu de chance, cela suffira pour qu'elles lui fichent la paix.
« Les gens sont tous différents, dit-il une fois calmé. C'est vraiment con de te faire subir ça juste parce que t'as encore l'audace de sourire de temps en temps. Même les dépressifs chroniques le font.
- Ouais, va leur faire comprendre ça. Bref. Tes pancakes étaient bons ?
- Euh ... non, pas vraiment. Je sais pas sur quoi je me rabattrai la prochaine fois.
- Oh. Navrée de t'avoir trahi aussi vite.
- T'inquiète. Avec un peu de chance, y aura pas de prochaine fois. »
Morgane écarquille les yeux. Vu son air anxieux, Azura la soupçonne de mal interpréter ses propos.
« Tu sais, si t'es prise chez Holly ? se rattrape-t-il. On pourra plutôt se retrouver là-bas ?
- Ah. Ouais, bien sûr. Désolée, je sais pas à quoi je pensais. »
Elle se lisse les cheveux, embarrassée. Lui non plus n'en sait rien.
Quand Morgane et lui franchissent l'entrée de la Petite Sirène le samedi suivant, Azura est le premier surpris de trouver Gaël assis au comptoir. Celui-ci interrompt le flux de paroles échangées avec Holly pour se tourner vers lui et lever la main en signe de bienvenue. Il la rabaisse, méfiant, en remarquant la présence de Morgane. Le regard désabusé de Holly se teinte de curiosité en se posant sur la jeune fille. Elle a beau vouloir le cacher, Azura sent bien que celle-ci est tendue comme un élastique prêt à se rompre.
« Hey, fait-il histoire de briser le silence. Vous parliez de moi ?
- De politique, corrige sa tante. Tu t'es enfin décidé à nous la ramener ? »
Azura hoche la tête. Il pose sur une table inoccupée le plaid neuf qu'il tient dans les bras avant de revenir à Morgane.
« Je pensais qu'il vaudrait mieux faire les présentations pendant que le café est fermé, dit-il, bien que le café n'ait pas l'air plus fermé que d'habitude (il avise Cherry, assise deux chaises derrière Gaël, et réalise qu'il n'a jamais été plus peuplé qu'en ce moment). Alors ...
- Morgane, l'interrompt Morgane d'une voix tremblante. Morgane Delacroix. C'est ... c'est un immense privilège pour moi de ... »
Elle s'incline en cherchant ses mots, comme si elle risquait de les trouver par terre. Holly peine à retenir ses rires.
« Laisse tomber les formalités, va. Pas de ça ici. Alors, pourquoi tu veux ce job ? »
Morgane se tord les doigts dans tous les sens. Elle lance un regard intimidé aux deux clients. L'un suit l'échange comme s'il le concernait pendant que l'autre contemple un verre vide qu'elle fait tourner du bout des doigts, visiblement plongée en pleine réflexion.
« Je vis avec ma grand-mère et ma sœur de huit ans, raconte Morgane. On touche que sa retraite, alors ...
- OK, je vois. Et ton expérience au Wendy's ?
- Horrible. »
Morgane avance de quelques pas pour raconter les détails. Puisqu'elle semble bien partie, Azura la laisse en compagnie de sa tante pour se planter près de Gaël. Ce dernier fait pivoter son tabouret jusqu'à lui faire face.
« Hey, fait Azura une seconde fois. T'avais fini par me manquer, tu sais.
- Je sais, c'est pour ça que je suis là. Mais t'as l'air d'avoir trouvé de la compagnie. »
Il mitraille la jeune fille du regard par-dessus sa tasse. Azura fronce les sourcils. Il aurait pu la lui présenter à la réfectoire si Gaël n'avait pas fait demi-tour et fui en courant en réalisant qu'il avait de la compagnie. Il n'a jamais été la personne la plus sociable du monde, mais de là à l'éviter quand il n'est pas seul ?
« T'étais déjà parti faire je sais pas quoi quand je suis arrivé, du coup je t'ai attendu ici, poursuit Gaël. Je savais pas que c'était ... fermé ? Enfin, la patronne m'a quand même laissé entrer. C'est le troisième thé blanc que j'essaye. Pour l'instant, c'est mon préféré.
- J'étais parti chercher Morgane pour pas qu'elle se perde en route. Et regarde, j'en ai profité pour acheter ça. »
Il désigne le plaid d'un geste du bras. Les traits de Gaël, tendus par une nouvelle mention de Morgane, s'adoucissent lorsqu'il sourit.
« J'avais remarqué. On peut enfin reprendre nos soirées sans les dénaturer, enfin ... presque. Il nous manque encore les DVD.
- Je pense pas qu'ils aient l'intégrale d'une série japonaise pour enfants vieille de plus de trente ans à la vidéothèque. Mais moi, si.
- En haute définition, j'espère ?
- Tu sais bien que je suis pas un amateur. Au fait, se rappelle tout à coup Azura, Holly a enfin remplacé ma couette. On devrait pouvoir passer à deux en-dessous maintenant. Donc, euh ... si tu veux passer une nuit ici, tu peux. Enfin, si t'as le temps. J'en sais rien ...
- T'as pas l'impression qu'on se précipite un peu ? »
Azura, déjà embarrassé par sa propre demande, se sent achevé par la réponse de Gaël. Il contemple le sol à ses pieds, penaud.
« Euh, bafouille-t-il.
- Je plaisante, Azu. Peut-être la prochaine fois ? J'ai rien pour me changer, là. »
De sa main libre, il lui effleure les doigts sans tout à fait les attraper. Azura étend les siens pour prolonger le contact mais, déjà, ils disparaissent. Il pourrait lui prêter un pyjama. Les mots tournent en rond dans sa tête sans en sortir. À quoi ressemblerait son ami, uniquement vêtu des tee-shirts trop amples qu'Azura porte la nuit ?
Il sort de ses rêveries quand le tabouret de Gaël grince sur le sol. Azura craint de le voir partir mais, à la place, il glisse sur une banquette libre pour pétrir le plaid encore enroulé. Sa bouche dessine une moue satisfaite.
« Parfait, dit-il alors qu'Azura s'installe face à lui. J'ai envie de m'y enfoncer tête la première.
- Je suis pas sûr que ce soit l'usage recommandé.
- On est libres. On emmerde les usages recommandés.
- Fuck la police ?
- Ouais. Fuck la police very much. »
Le regard presque hostile de Gaël passe du plaid à Morgane. Elle a gagné la cuisine et écoute attentivement les explications de Holly concernant celle-ci. Il les observe à la dérobée, comme s'il avait peur de se faire pincer.
« Tu peux pas fuir, cette fois, se moque Azura.
- Pardon ?
- Tu vas te faire une amie, que tu le veuilles ou non. C'est pas sain de faire reposer toute ta vie sociale sur moi. Tu verras, elle est sympa.
- Je suis transparent à ce point ?
- Étant donné que t'as préféré t'enfuir plutôt que parler à une inconnue à la cafèt, oui, un peu. Comment t'as pu survivre pendant quatre ans ? »
Gaël hausse les épaules en prenant soin d'éviter son regard. D'un index, il dessine des petits ronds sur la table.
« Tu me suffis, tu sais, j'ai pas besoin de rencontrer de nouvelles personnes. De toute façon j'aime pas ça. Et tu l'as probablement deviné, mais je suis pas super populaire en ce moment. »
Azura cligne des yeux. Non, il n'avait pas deviné. Gaël était seul toutes les fois où il l'a vu, mais sa solitude paraissait volontaire. Peut-être est-elle due à cette voiture noire qui vient le chercher. Ou à sa tenue. Ou à la façon dont il se comporte. Ou ... à tous ces trucs qui semblent crier gosse de riche repéré à deux heures. Des trucs qu'il n'aurait jamais cru trouver chez Gaël.
« Ouais, bah, moi aussi je suis un peu maudit, le rassure Azura. Et elle aussi, apparemment.
- Ah ouais ? fait l'autre, peu intéressé.
- J'ai pas tous les détails, mais ... tu sais, après ... ce qu'elle a voulu faire, murmure-t-il en imitant une voiture de sa main droite, elle m'a dit qu'on l'évitait depuis quelques mois. Que personne serait intervenu, même si ... »
Il laisse l'imagination de Gaël s'occuper du reste. Connaissant bien les penchants morbides de celle-ci, Azura essaye d'enchaîner de manière plus joyeuse.
« Et elle regarde aussi Trois Petits Chats. C'était même un de nos premiers sujets de conversation.
- Ah ? répète Gaël, une étincelle au fond des yeux.
- Et elle est gay. »
Gaël rosit. Il fait de son mieux pour paraître désintéressé, mais ne parvient qu'à se donner l'air inverse.
« Pourquoi tu me dis ça ?
- Pour que tu sois plus gentil avec elle et que tu laisses pas la jalousie t'étouffer face à une potentielle concurrence amoureuse. Faut se serrer les coudes, entre minorités sexuelles de Sunnyside. »
Il essuie un nouveau haussement d'épaules, moins désinvolte que le premier. Il sait qu'il le tient.
Mais aucune réaction quand j'ai parlé de jalousie, déplore Azura. Bah, tant pis. Mon amour-propre commence à savoir encaisser.
« Je suppose que t'as raison, lâche finalement Gaël (sous la table, Azura serre un poing victorieux). On doit pas être nombreux, après tout. Je ... ferai un effort. Peut-être.
- Vous avez faim, les jeunes ? » les interrompt Holly.
D'un seul geste, ils tournent la tête. Cherry sort de ses rêveries pour hocher la sienne. Azura se demande à quoi elle pouvait bien penser.
« Toujours, dit-il. On est en pleine croissance.
- Parfait. Morgane, sers-toi de ce qu'il y a là-dedans pour leur faire un croque-monsieur, qu'on voit un peu ce que tu vaux. Ensuite, tu me prépareras un café. »
La jeune fille hoche la tête avec assez d'entrain pour se briser la nuque. Azura lève les pouces dans sa direction pour l'encourager. Même si son croque-monsieur est immangeable, il se forcera à l'avaler.
Il résume leur conversation sur Trois Petits Chats à Gaël pendant qu'elle le prépare. Comme il s'y attendait, le garçon est complètement outré par celle-ci.
« La pyramide, le vaisseau spatial ? Vous êtes sérieux ? Bas de gamme, fillers ! Et l'épisode du bateau dans tout ça ? »
Azura doit s'aider d'une main pour étouffer son rire. Gaël a peut-être changé en surface mais, au fond, il reste le même. Il sait que tout va bien tant qu'il s'excite encore sur des sujets pareils.
Le croque-monsieur est l'un des meilleurs qu'il ait jamais goûté. Ils le coupent en quatre, un coin pour chacun excepté Morgane. Cette dernière retient sa respiration en l'attente de leur verdict.
« J'approuve, fait Cherry après avoir fait tourner sa part dans sa bouche à peu près quinze trillions de fois.
- Pareil, se force à enchaîner Gaël. Tu gâchais tes talents au Wendy's.
- J'avoue, avoue Holly. On devrait pas avoir de mal à voler leur clientèle si on se fait un peu de pub.
- La vache, clôt Azura. Fais-en cinq autres, stp. »
Morgane se lisse les cheveux, écarlate. Son ex-patronne devait être plus avare sur les compliments.
« C'est juste un croque-monsieur.
- Ouais, bah, c'est le meilleur truc que j'ai avalé depuis mon arrivée ici » insiste Azura.
Holly le fusille du regard.
« C'est la dernière fois que je te fais à manger, toi.
- Pas grave ! J'ai Morgane pour me nourrir, maintenant.
- Je veux bien prendre sa part, madame, intervient Gaël.
- Merci, poussin. Tu peux aussi prendre sa chambre si tu veux.
- Eh ! Me vends pas comme ça, sérieux ! »
Il frappe Gaël du coude, mais à peine assez fort pour qu'il le sente. Le rire nasal de Morgane éclate dans la pièce et, pour la deuxième fois depuis son retour, Azura se dit qu'être rentré à Sunnyside n'est après tout pas si terrible.
Il n'est pas graphiste mais, le soir venu, bricole un tract à l'effigie de la Petite Sirène que Morgane et Gaël collent dans leur quartier respectif. La semaine suivante, Azura trouve assis au comptoir un homme tellement vieux qu'il en est sourd. Ce n'est pas grand chose mais, à leur niveau, sa présence tient presque du miracle.
Morgane tient le bar les week-ends, parfois un soir de semaine. Elle aime ce qu'elle fait, et Holly aime ce qu'elle fait, alors Azura sait que ce n'est qu'une histoire de jours avant que sa tante l'embauche officiellement - Morgane a déjà quitté le Wendy's de toute façon. Quant à Azura, il vit sa vie de lycéen sans trop de peine. Le support impitoyable de Gaël, malgré les regards réprobateurs que leur jettent parfois des professeurs de passage lorsqu'ils étudient à la bibliothèque, empêche ses notes de couler et sa mère de s'inquiéter. Il continue de lui filer la moitié de son repas de temps en temps et, bien qu'il ne se montre pas encore aussi chaleureux avec elle qu'avec lui, adresse la parole à Morgane comme le ferait une personne normale. Tout va bien. Tout va merveilleusement bien. Parfois, Azura trouve même agréable d'être réveillé par le son de la pluie. Il aimerait juste que Gaël soit là avec lui.
Il a tout oublié de cette histoire de morts subites, jusqu'à ce qu'elle se rappelle à lui un soir de week-end.
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