Chapitre 12
Come back with me
Back to when we were young
And making out in the mouth of the devil
Bien qu'ayant trop peu dormi, Azura se réveille surexcité. Il dévale l'escalier à toute vitesse pour trouver le rez-de-chaussée encore désert. Holly et Cherry ne devraient pas tarder.
Sa tante passe le prendre dix minutes plus tard, au volant d'une épave dont l'obscurité l'empêche de deviner la couleur. Azura se glisse à l'arrière. Avachie sur le siège passager, Cherry secoue vaguement la main pour le saluer.
« Eh, Akira. Prêt ?
- Prêt. Mais c'est toujours Azura.
- Ah. Bah, ça finira bien par rentrer. »
Elle laisse sa tête tomber en arrière et ferme les yeux. Sa respiration lourde berce déjà les deux passagers lorsque Gaël, puis Morgane, puis sa sœur, montent à leur tour dans le véhicule. La petite Nana est encore dans le gaz. Ses grands yeux ensommeillés se posent tour à tour sur les deux femmes et les deux garçons, mais leur propriétaire n'émet aucun son. Elle se frotte les paupières et baille à s'en décrocher la mâchoire avant de se rouler en boule sur la deuxième banquette, un doudou à la main et un plaid sur les épaules. Morgane adresse aux autres un sourire désolé. Ils feront les présentations plus tard.
Azura se retrouve pressé entre ses deux amis. Il tente de jeter un œil à la petite maison bleue près du port mais, dans la pénombre, ne distingue rien d'autre que la même silhouette qu'il a toujours connue.
Les vingt premières minutes s'écoulent dans un parfait silence. Les trois adolescents sont encore engourdis par le sommeil, et Holly est trop concentrée sur la route pour leur faire la conversation. C'est Cherry qui finit par se réveiller et fouiller la boîte à gants à la recherche d'un disque.
« Vous voulez écouter quoi, les jeunes ?
- Quelque chose de triste, dit Gaël.
- On aime la dépression, hein ? J'ai Lorde, si tu veux. »
La musique recouvre le silence comme un voile. Gaël pose la tête contre la vitre, les yeux fermés, le sourire aux lèvres. Malgré sa demande, il semble heureux. C'est la première fois qu'il sort de Sunnyside, après tout.
Puisqu'il n'a pas de vitre, Azura se repose la joue contre l'épaule de son ami. Les doigts gantés de Gaël viennent chatouiller les siens. Une vague de nostalgie submerge le garçon. L'espace d'un instant, il se revoit dans la voiture de Ray, passant sa main par la fenêtre pour caresser le vent au rythme de Texas et des Cranberries. Les rayons dorés du soleil couchant teintaient de bronze le visage de son ami. Azura serre les paupières, une aiguille dans le cœur. Il a beau essayer, les vieux souvenirs l'empêchent d'en créer de nouveaux.
« Ah ! s'écrie tout à coup Nana, manifestement sortie de son sommeil. On n'est plus à Sunnyside ! »
Les cinq passagers sursautent de concert. À l'arrière, la petite fille s'est mise à genoux sur la banquette et a collé son nez contre la vitre. La route défile sous ses yeux écarquillés.
« Mets ta ceinture, Nana, intervient aussitôt sa sœur.
- Morgane ! On n'est plus à Sunnyside !
- Je sais, sourit celle-ci. Je vois la même chose que toi. »
Le visage doux de Nana se déchire d'un immense sourire. Elle fait comme il lui est demandé et s'assied sagement près de la fenêtre, les jambes se balançant dans le vide.
Un deuxième disque, plus rock, succède au précédent, mais personne ne s'en plaint. Cherry suit le rythme de la batterie en tapant des doigts sur le tableau de bord. Au grand dam de Gaël, Nana fait de même sur le siège faisant face au sien. Dehors, le soleil sort timidement de l'horizon. Des nuages roses serpentent entre les teintes bleu marine du ciel. L'aurore ne leur a jamais paru aussi belle.
Une pancarte lumineuse, spécialement installée pour l'occasion, marque leur entrée à Devil's Rock. Cherry et les adolescents collent leur nez à la vitre pour mieux la contempler. Au centre du rond-point, un faux cerf étend ses bois de lumière à plus de deux mètres du sol. Morgane le prend immédiatement en photo. Entre les maisons qu'ils dépassent, des décorations éclatantes ont été tendues à intervalles réguliers. Azura ne sait même pas où poser les yeux.
Ils se garent sur un petit parking gratuit et sortent pour s'étirer. Le jour commence à se lever. Les installations ne tarderont pas à s'éteindre pour briller à nouveau ce soir.
« Oh » fait Cherry en baissant les yeux sur Nana.
Prenant tout à coup conscience des regards pesant sur elle, celle-ci interrompt ses petits sauts pour se réfugier derrière sa sœur. Ses cheveux blonds, attachés en deux petites couettes, n'atteignent pas ses épaules. Cherry doit l'intimider. Rien d'étonnant à cela ; s'il l'avait rencontrée à son âge, Azura se serait certainement fait dessus.
« Elle ... elle est ... »
La jeune femme se bat pour trouver ses mots. Elle bute sur chaque syllabe, ses yeux acier cillant non-stop depuis leur découverte de Nana.
« Elle est ... trop ... mignonne, lâche-t-elle enfin.
- Pourquoi t'as l'air aussi surprise ? ricane Morgane. C'est ma sœur, je te rappelle.
- Je suis pas mignonne ! proteste la concernée. Je suis grande, et les grands sont pas mignons !
- Elle a raison, approuve Holly en hochant la tête. Elle est pas mignonne du tout. »
Gaël est pris d'un éclat de rire communicatif que ses gants ne parviennent pas à contenir. Celui de Morgane lui vaut une tape sur la hanche de la part de sa sœur.
« Aïe ! feint-elle. Pourquoi c'est moi que tu frappes ? »
Nana se renfrogne, les joues roses d'embarras. Est-ce que ce caractère est courant dans leur famille ? Azura sourit, pensif. Quelques fois, pas souvent, il aimerait avoir un frère pour se sentir moins seul. Juste un, par contre.
« Je suis Azura, se présente-t-il. Voilà Gaël, Holly, et Cherry. On est tous des amis de ta sœur.
- Holly est ma nouvelle patronne, ajoute Morgane, alors sois plus gentille avec elle que tu l'es avec moi, OK ?
- Je suis toujours gentille ! C'est juste toi qui es aveugle !
- C'est ça, et y a la canicule en Antarctique. Mets ton bonnet, mouffette.
- Je suis pas un putois ! »
Ses protestations terminent étouffés par la laine d'un bonnet à pompon que Morgane remonte ensuite sur son front. Elle manque de se faire mordre en lui enfilant ses gants. Azura plisse le front, préoccupé. Son envie de frère lui est passée tout à coup.
« Bon, voilà, déclare Holly pour couper court au drame. Devil's Rock. Tes amis nous attendent où ?
- Près de la gare. Ils devraient arriver d'ici cinq minutes. »
Trouver la gare leur en demande dix. Devil's Rock n'est pas très grande, mais ses indications ne sont pas très claires. Quand ils arrivent devant le bâtiment au plafond de verre, Ryan et Fatima les y attendent déjà. Le premier avance dans leur direction tandis que la seconde patiente peureusement à sa place.
« Eh ! Salut ! »
En s'approchant, Ryan secoue le bras avec énergie. Azura se retrouve serré à s'en faire briser la nuque avant d'avoir pu ouvrir la bouche.
« Ryan, se présente Ryan après avoir fait subir la même chose à tout le monde. Azu a dû vous parler de moi. Ma demi cause pas trop, ajoute-t-il à voix basse, mais lui en voulez pas. Elle a des problèmes.
- Salut » marmonne la concernée.
À moitié planquée derrière son frère, Fatima scrute le sol. Le bout de sa chaussure y dessine de petits cercles timides.
« Donc c'est toi, la fan de photo ? fait Cherry. Cool.
- Hm ... »
Fatima remonte ses lunettes, gênée. Azura vient se tenir près d'elle pour la rassurer.
« Comment on procède ? demande-t-il, chassant le silence par la même occasion. Elle est où, l'expo, d'ailleurs ?
- Au théâtre, dit Ryan. Ils font tout au théâtre, ici. Et on se disait avec ma sœur qu'on pourrait y aller tout de suite histoire de pas prendre un bain de foule cet aprem. Ça vous va ? »
Ils hochent tous la tête en s'échangeant des regards entendus. Cherry a beau tenter de contenir sa joie (probablement pour avoir l'air cool et posée en toutes circonstances), on la dirait sur le point d'exploser en un millier de confettis.
« Alors c'est toi, le fameux Gaël ? fait Ryan sur la route. Comment j'étais trop pressé de te voir ! Azu passe son temps à me parler de toi.
- Vraiment ? »
Par-dessus son épaule, Gaël jette un œil amusé à Azura. Celui-ci ne sait plus où se mettre. Il ralentit le pas pour rejoindre Fatima, restée à l'écart du groupe.
« Ça va ? demande-t-il pour engager la conversation.
- Ça va. Ça va ?
- Ça va. »
Fatima a un demi-sourire. Puisqu'elle avance tête baissée, ses lunettes rondes lui glissent sans cesse sur le bout du nez. Elle persiste pourtant à les remonter.
« C'est ... c'est gentil d'être venu, murmure-t-elle. Ça aurait été un peu nul juste avec Ryan.
- J'ai entendu ! intervient ce dernier.
- C'est vrai qu'il a pas trop la corde artistique, répond Azura en ignorant son ami. C'est pas grave, on essaiera de le perdre quelque part s'il nous fait trop honte.
- Eh ! »
L'adorable gloussement de la jeune fille est à l'opposé du rire nasal de Morgane. Azura le redoutait, mais avoir pris le train presque seule ne l'a vraisemblablement pas traumatisée. Fatima n'en aurait pas été capable quelques mois plus tôt. Peut-être commence-t-elle enfin à aller mieux.
« Ryan disait qu'on pourrait venir à Sunnyside ce printemps, poursuit-elle. Pour l'anniversaire de la ville, ou ... ou je sais plus quoi.
- Ah, ça. Ouais, je suppose que c'est faisable. Vous dormiriez où ?
- Au motel ... c'est juste pour une seule nuit, alors ... »
Azura se pince les lèvres dans la réflexion. Il n'a aucune envie de les savoir au motel. Holly acceptera peut-être de les héberger.
« Et, euh ... je vais au lycée maintenant, ajoute la jeune fille. Une heure par semaine.
- Sérieux ? C'est génial ! »
Fatima rougit, les yeux encore plus bas qu'avant.
« Ouais, enfin ... c'est pas grand chose ...
- C'est mieux que rien ! T'es sur la bonne voie. Bientôt tu pourras retourner à l'école et être première de ta classe. Tu vas les enterrer, les petits bouseux. »
Elle enroule le bout de son voile autour de son index, embarrassée. Azura ne saurait pas dire si ses propos l'encouragent ou non. Il a toujours craint d'être un peu trop extraverti à son goût, mais Fatima ne lui a jamais adressé le moindre reproche. Par timidité, sans doute, ou parce que, comme le lui rappelle parfois Ryan, elle a passé sa préadolescence amoureuse de lui.
Le théâtre est un bâtiment antique devancé par cinq colonnes de pierre. Sur la façade, une affiche encadrée annonce la venue d'Alma Zanielli (une belle brune aux cheveux longs et à l'œil bleu presque transparent). Fatima se détache du groupe pour se planter devant elle avec des étoiles dans les yeux. Cherry l'imite de loin.
Puisqu'il est encore tôt, leur petit groupe se retrouve seul dans la salle d'expo. Celle-ci se révèle plus étroite que l'imaginait Azura. À vue de nez, la largeur de la pièce ne doit pas excéder celle de la cour du lycée.
Il rejoint Morgane, qui contemple pensivement le portrait d'une vieille femme tatouée en tenant sa sœur par la main. Le plancher grince sous ses chaussures, mais aucun autre son ne vient perturber le silence.
« J'ai jamais rien compris à l'art, soupire la jeune fille. Et toi ?
- Elle est vieille et moche, renchérit Nana. Sa peau est toute bizarre.
- Tu peux juste dire que ses tatouages te font peur, la taquine Morgane.
- J'ai pas peur de dessins ! J'ai peur de rien !
- Oui, sauf des orages et de l'escalier de la cave. »
Azura détaille le portrait sans intervenir. Il ne saurait même pas dire s'il s'agit d'une peinture ou d'une photo. La femme semble bien exister, mais une impression d'irréalisme se dégage du cadre. Merde, il aurait dû vérifier avant d'entrer.
« Moi non plus, j'y comprends rien, avoue-t-il. On doit pas être assez intelligents pour ça. »
Les épaules de Morgane se soulèvent dans un rire. Puisqu'elle ne semble pas vouloir bouger d'ici, Azura se met à la recherche de Gaël. Il le trouve devant un lac enneigé surplombé par un ciel sans nuage.
« Tu t'éclates ? »
Gaël ne réagit pas à sa question. Il sonde le tableau avec attention, les lèvres entrouvertes et les yeux écarquillés comme s'il était sur le point de comprendre le sens de la vie.
« C'est magnifique, souffle-t-il finalement. Toutes ces choses qu'on a jamais vues. »
Azura détache le regard de son ami pour mieux s'intéresser à la photo. Il a froid rien qu'à s'y imaginer.
« Norvège, lit-il à voix haute. Je t'y emmènerai si tu veux. »
La surprise arrache Gaël à sa contemplation. Il se tourne vers Azura, peu convaincu.
« Encore une promesse que tu pourras pas tenir ?
- Je suis sérieux avec celle-là. Ça te plairait ?
- Bien sûr que ça me plairait, mais ...
- Alors on peut. Tu vois, c'est simple. »
Gaël soupire, vaincu. Il croise les bras, aussi dépité que s'il venait de céder au caprice d'un jeune enfant.
« J'envie ton insouciance, tu sais, dit-il, une trace d'amusement dans la voix.
- C'est un compliment ?
- Prends ça comme tu veux. »
Il lui adresse un clin d'œil et revient au tableau. Azura aimerait en faire autant, mais rien dans cette pièce ne lui paraît comparable à ce qu'il a déjà devant lui.
« Alors, ces morts subites ? demande Ryan, debout à deux urinoirs de lui. Vous avez des pistes ? Des anecdotes à raconter ? Les filles sont pas là, vous pouvez tout me dire. »
Les yeux braqués sur le mur carrelé des toilettes vides de la pizzeria, Azura se mord les joues. Il savait que le sujet finirait par être abordé. Il aurait préféré ne pas y penser, mais il ne peut pas en vouloir à Ryan. Lui aussi serait intrigué à sa place.
« On a quelques suspects, murmure-t-il, mais rien de solide. Un de nos profs est louche, mais à part ça ...
- Oh ... »
Ryan soupire, déçu. Mieux vaut ne pas mentionner ses doutes concernant Holly. Azura a toute confiance en son ami, mais une parole maladroite suffirait pour tout faire tomber à l'eau.
« Y a un truc que je comprends pas, ajoute-t-il tout de même. On a dressé une liste des victimes, on a même demandé de l'aide à un détective, mais on n'arrive pas à trouver de lien entre elles. Y en a pour qui c'est évident que la mort a profité à quelqu'un, mais d'autres ... J'arrive pas à imaginer pourquoi le tueur les a visées.
- Y a peut-être plusieurs tueurs, propose Ryan. C'est peut-être la ville entière ! Tu sais, comme dans Hot Fuzz.
- Hot quoi ? fait, d'une cabine, la voix de Gaël.
- T'as jamais vu Hot Fuzz ? s'indigne Ryan en pivotant dans sa direction. Mon Dieu, je suis désolé que la vie te fasse défaut à ce point. Azura, tu dois absolument remédier à ça. C'est trop cruel.
- Promis. »
Azura sourit en se lavant les mains. Malgré lui, les morts subites reviennent peu à peu en tête de ses préoccupations. Mohinder prétend ne rien savoir, mais peut-être ferait-il mieux de chercher du côté de sa mère. C'est de là que vient Holly, après tout. Et si elle ne lui apprend rien non plus ...
Il soupire, attendant dans le couloir que Gaël finisse son affaire. Il copie le message envoyé à son père, modifie quelques mots et l'envoie à sa mère. Y a-t-il vraiment une chance qu'il ait contracté ce truc comme une maladie ? Ses passe-temps de l'époque n'ont jamais été bien originaux. Jouer dans l'eau, sur la plage, dans la rue, chez Gaël, regarder Trois Petits Chats ... Si cela suffisait à développer des super-pouvoirs, la moitié de la ville se retrouverait dans sa situation. Il a bien reçu une transfusion sanguine dans sa jeunesse, mais de qui ? Et depuis quand le sang véhicule ce genre de chose ?
Azura se passe une main sur le visage, les paupières closes. Interdiction d'y réfléchir tant que Noël ne sera pas passé.
Les trois garçons retrouvent le reste du groupe à l'extérieur du restaurant. Elles les attendent un peu plus loin dans la rue, rassemblées autour de Fatima comme un bouclier.
« Ça va ? » s'inquiète Ryan en pressant le pas.
Morgane, qui a posé une main sur l'épaule de sa sœur pour la rassurer, leur jette un regard désemparé. Fatima tremble de tous ses membres. Elle respire bruyamment, les yeux clos, le bout de son foulard torturé entre ses doigts.
« Elle a vu Alma Zanielli au resto juste avant qu'on parte, raconte Morgane. Elle a voulu lui parler, mais ... »
Elle revient à la jeune fille pour l'encourager à finir son récit, mais celle-ci secoue la tête.
« Elle a crié et couru, fait Nana à sa place. Comme Morgane quand elle voit un insecte.
- Mouffette, il y a des remarques que tu dois apprendre à garder pour toi.
- T'as voulu le faire, intervient Azura, refusant de laisser son amie s'enfoncer dans le désespoir. T'as essayé. C'est cool !
- Non, marmonne Fatima. Non, c'est pas ... cool. »
Elle retire ses lunettes pour s'essuyer les yeux, acceptant avec embarras le mouchoir tendu par Holly. Morgane retire sa main de son épaule.
« Je voulais juste ... lui dire deux-trois mots, raconte Fatima une fois remise. Genre ... genre j'aime beaucoup ce que vous faites et bon appétit. Mais j'ai ... j'ai crié.
- Comment ça, crié ? demande Ryan, les sourcils froncés dans la confusion. Tu veux dire que t'as paniqué ?
- J'ai crié j'aime beaucoup ce que vous faites dans sa figure et je me suis enfuie. »
Dans son mouchoir, Fatima est prise d'un hoquet. Incapable d'apercevoir son visage, Azura s'attend à ce que la jeune fille fonde en larmes. Il réfléchit à ses prochains mots d'encouragement avant de réaliser qu'ils ne seront pas utiles. Fatima ne pleure pas. Elle rit comme elle n'a jamais ri, les cils mouillés, les joues animées par la joie.
« C'est le truc le plus gênant qui me soit arrivé ce mois-ci, articule-t-elle entre deux hoquets. Je ... je suis désolée.
- C'est déjà oublié. »
Fatima hoche la tête, rassurée par les paroles de Cherry. Effectivement, la jeune femme l'aura oublié d'ici deux heures.
En dehors de Fatima, leur groupe semble plus séduit par le marché que par l'exposition. Morgane court d'un chalet à l'autre, traînant sa sœur derrière elle, brandissant son téléphone devant chacun pour les immortaliser. Leurs pieds s'enfoncent dans le moelleux des tapis rouges déroulés tout au long de la rue. Azura ferme les yeux pour mieux humer le parfum ambiant du cidre. Les familles autour d'eux sont juste assez bruyantes pour l'empêcher de penser, comme il cherche à le faire depuis ce matin. Il n'a jamais été aussi reconnaissant d'être encerclés de touristes et de bambins surexcités.
En ouvrant les yeux, il trouve Gaël en pleine réflexion devant un étalage de chocolats artisanaux. Azura le rejoint en prenant garde de ne pas perdre les autres de vue.
« Qu'est-ce qu'on offre à quelqu'un qui a déjà tout ? songe son ami.
- Beaucoup d'amour. C'est pour qui ? »
Gaël fait mine de ne pas l'entendre. Il bascule son poids d'un pied sur l'autre en se frottant le menton. Azura essuie la buée sur ses lunettes avant de détailler les emballages de chocolats. Ces trucs sont hors de prix.
« Morgane pense que je devrais faire quelque chose moi-même, raconte Gaël. Que ça marche à tous les coups même si le résultat est pas terrible.
- Elle a pas tort. Je suis toujours dégoûté d'être trop vieux pour offrir un dessin à mes parents.
- Mais je sais pas faire à manger. Enfin ... j'ai été obligé pendant un temps, mais c'était des trucs simples. J'ai jamais préparé de gâteaux ou de biscuits. Ou de chocolats, tant qu'on y est.
- Morgane devrait pouvoir t'aider, non ?
- J'ai pas envie de lui faire perdre son temps ...
- Ça lui posera pas de problème. Morgane ! appelle-t-il avant que Gaël puisse l'en empêcher. Tu peux venir au bar demain pour qu'on aide Gaël à faire des chocolats ? »
Trois chalets plus loin, la jeune fille lève le pouce.
« Ça marche ! crie-t-elle.
- Tu vois, fait Azura en revenant à son ami rouge coquelicot, suffit de demander. Bon, on devrait probablement aller ailleurs vu comment on s'est tapés l'affiche, mais on survivra.
- La faute à qui ? J'ai rien à voir avec ça. »
Gaël rit en l'attirant jusqu'au reste du groupe. Distraite par l'écharpe multicolore qu'elle tient dans les mains, Holly ne remarque pas immédiatement leur arrivée. Elle ne sort de ses rêveries que lorsqu'ils manquent de la bousculer.
« Oh, fait-elle en posant les yeux sur Gaël, vous voilà, vous deux. Je me demandais où vous étiez passés. Tu t'amuses bien, mon poussin ?
- Oui, madame. Merci de nous avoir emmenés.
- Oh, y a pas de quoi. Et t'es pas obligé de m'appeler madame, tu sais. Holly, ça me va très bien. »
Azura se racle la gorge pour leur rappeler sa présence.
« On n'a pas encore trouvé de cadeau pour Cherry, dit-il en même temps qu'il s'en souvient. T'aurais pas des idées, par hasard ? Qu'est-ce qu'elle aime ? »
Holly sonde les alentours à la recherche de la jeune femme, qu'elle trouve plongée en pleine discussion avec Fatima quelques mètres plus loin.
« Les vinyles, les vieux films et les groupes de rock à chanteuse. Mais offrez-lui du chocolat à la cerise, murmure-t-elle. Elle en aura jamais trop.
- Et toi, tu vas lui offrir ça ? »
Du menton, Azura désigne l'écharpe. Holly secoue la tête.
« Ça, c'est mon cadeau à moi-même. Je pense prendre les gants aussi. Vous en pensez quoi ?
- Ça vous ira bien, madame.
- Flatte pas une vieille femme comme moi, mon poussin. Tu peux trouver bien mieux. »
Gaël laisse échapper un petit rire. De justesse, Azura se retient de rouler des yeux. Ces deux-là roucoulent tant qu'il a l'impression de leur tenir la chandelle.
« Je peux pas vous laisser passer Noël au bar, décide tout à coup Holly. Qu'est-ce que vous diriez de venir chez moi à la place ? Ça ferait aussi plaisir à Cherry.
- Sérieux ? s'étonne Azura. Tu nous ferais à manger et tout ?
- Une délicieuse tartiflette, confirme Holly. C'est un peu ma spécialité. Et ... je préfère ne pas relever le fait que ce soit tout ce qui a l'air de t'intéresser.
- Avec joie ! T'en penses quoi, Azu ? »
Il se préparait à refuser, mais les yeux emplis d'espoir de son ami lui coupent la parole. Il hésite, la gorge sèche, le regard vagabondant sur ses cheveux gonflés par l'électricité statique, sur ses joues rosies par le froid et le rire. Azura se réjouissait déjà à l'idée d'être seul avec lui, mais sa réaction n'a rien d'étonnant. Passer le 25 chez Holly est tout ce qui peut se rapprocher d'un Noël en famille dans sa situation.
Il ne peut pas lui dire non. Il ne peut pas.
« Ouais, je suppose. Ce serait sympa.
- Bon, bah, c'est réglé, fait Holly tandis que Gaël bondit presque littéralement de joie. Oh, et Morgane et Nana sont invitées aussi bien sûr.
- Merci, Holly, mais on va rester avec ma grand-mère. Ce serait bizarre de passer le premier Noël sans maman autrement qu'en famille. »
La voix de la jeune fille, bizarrement proche de son oreille, fait sursauter Azura. Il se retourne pour la trouver debout juste derrière lui, un sourire innocent aux lèvres. Bon Dieu, elle lui a fait une peur bleue. Depuis combien de temps se tient-elle ici sans rien dire ?
« Je vous écoute depuis tout à l'heure, rit-elle comme si elle avait deviné sa question. Tu sais, au cas où vous parleriez de mon cadeau. Bon, c'était pas le cas, mais j'ai quand même appris un truc intéressant.
- On a parlé de trucs intéressants ?
- Ouais, de cerise. »
Azura fronce les sourcils sans comprendre. Devant son regard inquisiteur, Morgane affiche un sourire malicieux.
« J'ai un plan, pour Cherry. Je vous mettrai dans le secret plus tard.
- Essaye de pas te la mettre à dos, lui conseille Holly. J'ai pas envie d'enterrer ma meilleure employée.
- Elle m'aura pas si facilement ! Je suis increvable. »
Son rire se termine dans un hoquet. Plus il la contemple et plus Azura trouve son comportement décalé par rapport à la maturité dont elle fait preuve d'habitude.
« T'es bourrée ? s'enquiert-il.
- Oh, non ! J'ai juste bu un verre de cidre pour voir quel goût ça avait. Je vais pas être bourrée pour ça.
- Mais, euh ... t'es majeure ?
- Presque. Ça a aucune importance quand on demande pas. Bon, je vous laisse, décide-t-elle après une pause. J'ai des photos à prendre. »
Elle tourne les talons et s'éloigne, guillerette. Holly émet un soupir dépité.
« Quelle jeunesse. Vous voulez que je vous paie un coup à boire, vous deux ? propose-t-elle.
- Non merci, décline Gaël. J'ai un mauvais rapport avec l'alcool.
- Tu le tiens mal ? demande Azura, curieux.
- Y a de ça. Mais ... j'ai pas envie d'en boire, c'est tout. »
Il hausse les épaules et détourne les yeux comme pour clore le sujet. Holly scrute avec attention ce qu'elle peut voir de son visage, l'écharpe nouvellement acquise autour du cou.
« Je pensais pas forcément à de l'alcool, précise-t-elle. Je peux vous payer un chocolat chaud.
- Un chocolat chaud, répète Gaël. Ça me va. »
Il hoche la tête, l'air absent. Intrigué, Azura suit son regard. Plus loin, devant les chalets à l'autre bout de la place où ils se trouvent, un jeune enfant aux mains fermement serrées dans celles de ses parents décolle du sol avec un cri de joie. Il a l'impression d'avoir avalé une pierre.
« Allez, dit-il en attrapant Gaël par le bras, viens. On a pas encore fini notre tour. Tu trouveras peut-être de l'inspiration pour tes chocolats. »
Il se plante devant lui pour lui boucher la vue et, ce faisant, surprend un regard auquel il ne s'attendait pas. Un regard furieux, miné de jalousie, qui s'adoucit aussitôt qu'il le remarque.
« T'as raison, fait Gaël avant qu'Azura puisse réagir. Je te suis. »
À défaut d'inspiration, ils finissent par dénicher le bout de la file d'attente de la grande roue. La nuit enveloppe doucement la ville et, bientôt, ses lumières reviennent percer son sombre manteau. Quand enfin ils aperçoivent ses nacelles, l'attraction s'illumine d'une agréable lueur marine.
« Selfie général ! » s'exclame Morgane.
Ils se pressent devant la roue comme des pingouins, plus ou moins à l'aise mais tous aussi rayonnants. Même Fatima pointe timidement sa tête à côté de celle de Morgane. Azura sourit, sa joue froide effleurant la tiédeur de celle de Gaël. Son bras trouve son chemin autour de ses épaules. Ils se rapprochent, leurs cheveux entremêlés, leurs yeux rieurs tournés vers l'objectif.
Le portable d'Azura signale déjà la réception de la photo lorsque son propriétaire prend place face à Gaël. Il y jette un œil, sourit en remarquant la grimace espiègle de Nana, et, après s'être assuré que l'émerveillement de son voisin soit suffisant pour lui permettre de le faire en toute discrétion, pianote quelques mots sur son clavier.
À: Ryan
tu pourras subtilement éloigner gaël de moi tout à l'heure ? y a un truc que je dois acheter
De: Ryan
AYYYYY COMPTE SUR MOI !!!!!!!!!
Il arque les sourcils, surpris par la rapidité et l'enthousiasme de sa réponse. Ryan s'est donné pour mission de les caser ensemble ou quoi ?
Il secoue la tête, amusé, et regarde les tapis du marché s'éloigner peu à peu de leur nacelle. Ils s'élèvent dans les airs, leur silence seulement troublé par la respiration forte de Gaël (dont le nez s'est retrouvé collé à la vitre aussitôt cela possible). Ses yeux s'arrondissent avec l'exaltation d'un jeune enfant. Azura le contemple avec un sourire adorateur, heureux, plus encore que de se trouver ici avec lui, de le voir heureux.
Ils ont presque atteint le sommet lorsqu'une larme, une seule, naît au coin de l'œil de Gaël pour rouler sur sa joue. Azura s'avance au bord de sa banquette, inquiet.
« Ça va ? »
Gaël paraît surpris. Il s'essuie le menton et contemple ses doigts comme s'il réalisait seulement la présence de l'intruse. La perle d'eau pare le cuir de reflets argentés.
« Pardon, murmure Gaël en serrant le poing. Je suis juste ... je suis fatigué, c'est tout. »
Il revient au paysage en espérant faire distraction, les lèvres pincées jusqu'à ne plus former qu'une ligne. Ses yeux humides scintillent dans la pénombre.
« Merci de m'avoir fait venir ici, souffle-t-il juste avant de perdre sa voix.
- Gaël ... »
Il quitte sa place pour gagner celle de son ami. Ses mains masquent le chagrin de ses traits, mais ses épaules secouées par les sanglots le trahissent.
« Gaël, qu'est-ce qui t'arrive ? Parle-moi. »
Azura ne peut empêcher sa propre voix de se briser. Jamais encore il n'avait vu Gaël pleurer - pas devant lui, pas avant ce soir. Il lui a toujours paru si fort, si ... intouchable. Son ancre dans la tempête. Quel genre de monde peut pousser à bout un esprit aussi robuste ?
Il ouvre les bras avec l'intention d'attirer son voisin dans une étreinte et est le premier surpris de le voir s'y jeter de lui-même. Gaël trempe sa veste de larmes tandis qu'Azura fait de même avec ses cheveux. Il retient son souffle en espérant retenir ses pleurs, une main caressant son dos, l'autre caressant sa nuque.
« T'es malade ? articule-t-il malgré son menton tremblant. C'est ça que tu veux pas me dire ?
- Non ... Non, Azu, c'est pas ... »
Gaël essuie un nouveau hoquet. Il renifle, respire, et, à force d'efforts, parvient à retrouver suffisamment de calme pour clarifier la situation.
« C'est rien de tout ça, promis. Je suis pas mourant. J'ai juste ... des problèmes dont je dois me sortir seul. Pleure pas pour moi, s'il te plaît. »
Azura secoue la tête comme un enfant capricieux.
« Pourquoi seul ? Pourquoi tu veux rien me dire ? Je ... »
Il déglutit et manque de s'étouffer. Des deux, son chagrin est à présent le plus bruyant.
« Je sers à quoi si tu peux pas compter sur moi ? Pourquoi je suis revenu si ... »
Si je peux rien changer entre nous ?
Azura serre les paupières jusqu'à les rendre douloureuses, espérant se châtier, espérant tarir ses pleurs agaçants. Voilà qu'il se retrouve à nouveau en train de chercher à être le plus à plaindre. Il a toujours été ainsi. Quelle différence y a-t-il entre lui et l'enfant plaintif qu'il était autrefois ?
L'étreinte s'est inversée depuis un long moment déjà lorsqu'il prend conscience de la chaleur de Gaël sur son visage. Il se laisse bercer contre son épaule, tachant de ses larmes la veste au tissu si coûteux. Derrière son ami, le marché est à peine visible. De pâles étoiles apparaissent ici et là sur la voûte nocturne. Jamais il n'a autant éprouvé l'envie d'être à nouveau enfant.
Azura ne sort de sa torpeur que lorsque Gaël lui retire ses lunettes. Il les lui pose sur les genoux et, d'une tendre caresse du bout des lèvres, essuie les dernières traces de chagrin qui lui mouillent encore les cils. Azura se retrouve paralysé. La bouche de Gaël est sèche et gercée par le froid. Ses yeux, gonflés par les pleurs. Ses traits rosis par le vent. Exactement comme ce jour au bord de la plage.
Azura déglutit, honteux des nouvelles larmes invoquées par ce souvenir. Du poing, il essuie son œil libre.
« J'ai tout gâché, gémit-il. J'ai tout gâché, Gaël.
- Non ... »
Un autre baiser se pose sur sa joue, mais les sanglots que Gaël tente de chasser réapparaissent aussitôt. Azura pousse son épaule pour l'arrêter. L'air désolé, l'air désemparé, Gaël éloigne son visage du sien. Ses prunelles veulent s'ancrer aux siennes sans savoir sur laquelle se décider. Il s'humecte les lèvres, gêné. Le regard d'Azura tombe dessus par hasard et devient incapable de s'en détacher.
« On peut encore rattraper tout ça. Y a pas plus important que toi à mes yeux, Azu.
- C'est réciproque, assure sa voix brisée.
- Je sais. »
Les gants veloutés de Gaël essuient ses joues humides. Azura soupire, plus détendu. Éclairée par les plus hautes lumières du marché, la dernière larme de Gaël s'impose à sa vue. Elle patiente à mi-chemin entre son menton et son oreille, n'attendant qu'une lèvre affectueuse où disparaître.
Azura l'embrasse à son tour, son pouce libre massant avec soin la tempe de son ami. Gaël laisse s'échapper un minuscule soupir d'aise qui vient mourir sur le lobe de son oreille. Le garçon frissonne de tout son être. Il se redresse, la main caressante de Gaël sur la nuque, sa peau réclamant déjà la présence réconfortante de la sienne. Il ignore qui des deux se penche le premier. Ça n'a aucune importance ; la nacelle, figée depuis un moment, reprend sa route avec une infime secousse. Celle-ci est suffisante pour faire basculer les deux garçons. Ils se retiennent au bord de la banquette, surpris. Leurs regards se croisent une fois le choc passé. Gênés, ils l'abaissent aussitôt. Gaël s'intéresse tout à coup à une mèche de ses cheveux, qu'il enroule autour de son doigt avant de la repousser derrière son oreille. Azura scrute soigneusement ses pieds. Qu'est-ce qui vient de se passer ? Qu'est-ce qui est en train de se passer ? Est-ce qu'ils se seraient ...
Il se frotte la joue, honteux, en espérant la refroidir un tant soit peu ou au moins masquer ses émotions. Il commence à se demander s'il ne devrait pas s'éloigner, voire carrément retourner à sa place, quand la main de Gaël se pose sur la sienne. Déconcerté, Azura interroge son ami du regard. Il lit dans ses yeux la même gêne, les mêmes doutes, mais aussi la même envie que dans les siens. L'envie d'essayer. L'envie de rattraper tout ce que le monde leur a fait perdre.
Il mêle ses doigts aux siens, se traînant sur la banquette pour se rapprocher. Leurs genoux se pressent l'un contre l'autre. À travers son jean, Azura sent la chaleur émaner du corps de son voisin. Gaël ferme les yeux et laisse sa joue tomber contre son épaule. Son pouce trace de petits cercles sur le dos de la main d'Azura. Ce dernier ferme les yeux à son tour et se repose la tête contre celle de son ami, le sourire aux lèvres.
« Je sais » répète Gaël lorsqu'il fait mine de prendre la parole.
« Ça va ? Vous êtes tout bizarres. »
Azura tressaillit. Intriguée par le silence des deux garçons, Morgane vient de se planter sous leur nez. Elle les dévisage avec insistance, la mine inquisitrice, le regard suspicieux. Le jeune homme bafouille sans parvenir à se trouver d'excuse.
« T'as l'air d'avoir cuvé, constate Gaël, leur portant secours par la même occasion. L'altitude a dû aider.
- J'étais pas soûle ! se défend la jeune fille. Qui serait bourré avec un verre de cidre, franchement ?
- Ryan le serait, répond Azura dans l'espoir de détourner son attention.
- Sérieux ? Oh, faut que j'essaye ça ! »
Morgane tourne les talons et se lance à la poursuite de leur ami, un bras levé et son prénom aux lèvres. Azura et Gaël s'échangent un regard amusé. Ils suivent l'évolution des événements de loin, ralentissant le pas pour retrouver un semblant d'intimité. Ils marchent côte à côte, muets, satisfaits par la seule présence de l'autre. Gaël enroule timidement son petit doigt autour du sien. Surpris, Azura baisse les yeux comme pour s'assurer qu'il ne rêve pas. Il hésite un instant avant de finir le travail. Sa main étreint fermement celle de Gaël, qu'il trouve rouge écrevisse en relevant la tête. Azura ne peut supprimer un rire. Gêné par son regard insistant, Gaël fait mine de s'intéresser au stand de boissons qu'ils dépassent.
« Tu veux pas regarder les chalets, plutôt ? lui reproche-t-il.
- Non. »
Gaël soupire, mais son agacement est feint. Il resserre sa main autour de la sienne avec un demi-sourire.
Ils sont si absorbés l'un par l'autre qu'ils manquent de rentrer dans Cherry. Confus, Azura se dresse sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus son épaule. Leur groupe s'est arrêté. Tétanisée, Fatima a posée une main aux jointures pâlies sur l'épaule de Morgane.
« Oh. La. Vache, souffle-t-elle. C'est elle. C'est Alma Zanielli.
- C'est la dame sur qui elle a crié tout à l'heure, confirme Nana.
- Je préfère ne plus en parler.
- Sérieux ? fait Azura. Eh, je veux la voir aussi ! »
Il se glisse entre les passants pour dépasser Cherry, entraînant Gaël avec lui par la même occasion. À une vingtaine de mètres, plongée dans la contemplation de fromages artisanaux, une femme aux cheveux sombres comme la nuit leur tourne le dos. Sous son manteau écarlate, une paire de talons aiguilles lui confèrent un air de géante. Azura ignore s'il s'agit réellement de Zanielli, mais cette femme doit le dépasser d'une tête.
« Je fais quoi ? panique aussitôt Fatima. On peut faire demi-tour ? J'ai peur qu'elle me voie.
- Eh, calmos, fait Cherry. Tu voulais pas lui parler ? C'est ta chance, non ?
- Mais ... mais, mais ... »
Azura se détourne de la femme pour rejoindre la réunion du petit groupe. La main de Gaël glisse hors de la sienne, mais son propriétaire ne s'éloigne pas d'un centimètre.
« Tu devrais, encourage Azura. Imagine que tu laisses passer une occasion pareille. Tu le regretteras toute ta vie ensuite.
- Et tu pleureras sur ton sort toutes les nuits, ajoute Ryan d'un air tout à fait sérieux. J'ai pas envie de subir ça.
- C'est facile à dire pour vous ...
- Je peux t'accompagner si tu veux, propose Morgane. À deux, on aura moins peur.
- Alors je viens aussi, intervient Nana. Je dirai à l'école que j'ai vu une célébrité et tout le monde sera jaloux.
- Moi aussi, ajoute Cherry. J'aime bien cette meuf.
- Et Gaël et moi aussi ! » conclut Ryan.
Gaël écarquille les yeux. Azura doit étouffer un rire. On repassera, pour la subtilité. Son ami a sauté sur l'occasion à pieds joints.
« Moi ? Mais ...
- T'as bien aimé ses photos, non ? insiste Azura. Elle pourra peut-être te parler de la Norvège. Ou d'autres endroits. »
Le regard de Gaël se teinte de suspicion. Mince, il aurait vu clair dans son jeu ?
« Je suppose que je peux, cède-t-il.
- Eh ! Je suis pas d'accord, moi ! » leur rappelle Fatima.
Azura revient à son amie en cherchant comment la convaincre. Pas seulement pour avoir le champ libre ; il sait qu'elle regretterait vraiment de faire demi-tour. Il inspire profondément.
« Dis-toi que c'est juste ... quelques secondes de courage à avoir. Quelques secondes qui pourront changer toute ta vie. Qu'est-ce que t'en penses ? »
Du bout de sa chaussure, Fatima gratte le sol. Elle se pince les lèvres, partagée. Azura croise intérieurement les doigts. En même temps, il jette un œil hésitant à Gaël. Celui-ci balaie le tapis d'un regard pensif. A-t-il bien fait d'emprunter les mots de son père ? En avait-il le droit ? Azura a décidé de prendre le risque, mais peut-être valait-il mieux s'en passer.
« Il a raison, ajoute-t-il finalement, et Azura respire de nouveau. Ce sera passé dans cinq minutes et tu t'en souviendras toute ta vie.
- Hm ... »
Fatima soupire longuement.
« Je peux ... peut-être ... essayer. Mais je veux plus jamais en entendre parler si ça se passe mal.
- Promis juré, promet-jure Morgane. Allez, vite, on va la rater ! »
Ils entraînent une Fatima réticente vers le fromager. Avant de le quitter, Gaël lui adresse un regard exagérément douteux auquel Azura répond par un clin d'œil. Il chuchote ses intentions à sa tante, restée sur place pour fumer une cigarette et récolte un hochement de tête approbateur.
« Fonce » lui dit-elle.
Elle n'a pas à se répéter. Azura s'éloigne en petites foulées, tâtant la poche de sa veste pour s'assurer de la présence de son portefeuille. Bon, où se trouvait ce chalet déjà ?
Quand vient l'heure pour Ryan et Fatima de les quitter, le groupe se traîne péniblement jusqu'à la gare. Le marché était plus vaste que ce à quoi ils s'étaient préparés. La journée fut ponctuée d'allers-retours et de piétinements, et leurs pieds sont si douloureux que le moindre pas se fait ressentir jusque dans leurs chevilles. Pour Azura, en tout cas. Holly continue d'avancer comme si elle venait tout juste d'arriver et Morgane a encore la force de porter Nana sur ses épaules. Ces femmes sont inhumaines.
« À plus, mon pote, fait Ryan en l'étreignant de toutes ses forces. J'ai trop hâte que tu reviennes. C'est méga mortel le lycée quand t'es pas là.
- Tu l'as déjà dit. Huit fois. Juste aujourd'hui. »
Ryan tire la langue dans une grimace contrariée. Azura ne sait pas comment lui dire qu'il ne reviendra peut-être pas. Alors il ne dit rien, laissant son sourire mélancolique parler à sa place (non pas que Ryan soit très fluent en ce langage de toute façon).
« Je peux te parler cinq minutes ? lui demande Fatima pendant que son frère salue les autres. Juste ... un peu plus loin. »
Azura la suit dans le hall de la gare, intrigué. L'endroit est presque désert ; à moins de descendre vers les quais, ils resteront à portée de voix des autres.
« Tiens, fait Fatima après s'être éloignée au maximum. Je voudrais te donner ça. »
Elle fouille un instant son sac à main et en sort une boîte en plastique emplie de cookies. Azura hausse les sourcils.
« Pour moi ? Mais ...
- En fait je voulais les donner à Alma Zanielli, mais j'étais trop perturbée pour y penser. Du coup ...
- T'as oublié de donner tes biscuits ? intervient Ryan de l'autre bout du hall. La loose !
- Laisse-moi tranquille, Ryan ! »
Leur voix résonne dans la pièce vide. Amusé, Azura tourne son visage vers le ciel. Loin au-dessus d'eux, le plafond de verre laisse apercevoir de rares étoiles sur la toile sombre. Azura les contemple le sourire aux lèvres. Il se sent si bien. Si tranquille.
« Bref, reprend Fatima, comme je disais ... Je voudrais ... te les donner en remerciement. Pour m'avoir forcée à me bouger. T'avais ... t'avais raison. J'aurais regretté toute ma vie d'avoir laissé passer ça. Donc, euh ... voilà. Prends-les. »
Elle tend maladroitement la boîte vers lui, les joues teintées de roses, ses yeux noirs fuyant les siens.
« Fatima, je suis vraiment touché mais ...
- Sois pas gêné. Ryan arrête pas de prétendre le contraire, mais ça fait longtemps que je suis plus amoureuse de toi tu sais. De toute façon y a aucune chance pour que ça marche. T'es trop vieux pour moi.
- Euh ...
- Bon, en vrai, je t'ai vu tenir la main de ta copine, chuchote-t-elle. Mais c'est OK, vraiment.
- C'est ... c'est mon copain.
- Hein ?
- Je suis bi. Gaël est un garçon.
- Oh. Oh, OK, pardon. J'aurais dû remarquer. Enfin bref, j'espère qu'ils te plairont. C'est pas du cinq étoiles, mais c'est le mieux que je puisse faire.
- Je suis sûr qu'ils valent largement du cinq étoiles. »
Fatima sourit, heureuse. Ses ongles vernis de bleu continuent de tourmenter un fil solitaire de son voile.
« On a un peu parlé cuisine, avec Morgane, alors les prochains devraient être meilleurs. J'espère que tu pourras les goûter aussi.
- Et moi donc. Ramène-les ce printemps, que Morgane puisse dire ce qu'elle en pense. Ça s'est bien passé avec Zanielli, au fait ?
- Trop ! Je lui ai donné mon ID Instagram et elle a promis de venir voir mes photos. C'est ... c'est grâce à toi, tout ça. Je l'aurais jamais fait si t'avais pas été là.
- C'est grâce à toi aussi. Tu l'aurais jamais fait si tu commençais pas à être plus sûre de toi.
- Hm ... peut-être ... »
Elle baisse les yeux, flattée. Quand leur train quitte le quai, la jeune fille s'avachit quasiment sur son frère pour leur adresser de grands signes de la main. Elle pleure, aussi, mais Azura reconnaît avec certitude des larmes de joie.
Il reste planté sur le quai un moment, la main figée en l'air. Il est complètement vidé.
« Wah, la vache, fait Cherry en s'étirant. Merci pour la sortie, Amora. Ça faisait des plombes que je m'étais pas autant amusée.
- C'est ... Y a pas de quoi, soupire Azura, renonçant à la corriger sur son prénom. Merci d'être venue.
- Quand tu veux.
- Un dernier chocolat avant de rentrer ? propose Holly. Je me reposerais bien les jambes. »
Ils hochent la tête à l'unisson. Azura ignore comment elles en sont capables, mais Holly et Morgane semblent empreintes d'autant d'énergie qu'au début de leur sortie. Il les laisse discuter, préférant suivre les pas lents de Cherry et Gaël. Puisque la jeune femme n'est pas renommée pour son sens de l'observation (et que, même dans le cas contraire, ils ne courraient aucun risque), Azura s'empare de la main gantée de son ami.
« Tu veux dormir au grenier cette nuit ? lui propose-t-il. Tu peux même rester jusqu'au 25, si ça t'arrange. Je te prêterai des fringues. »
Gaël hésite un instant avant de lui rendre l'étreinte de sa main. Son sourire reconnaissant fait presque oublier à Azura la fatigue de la journée.
« Je suis pris le 24. Mais pour ce soir, c'est avec plaisir. »
Ils se glissent sous la couette aussitôt leur pyjama enfilé. Gaël paraît plus épuisé encore que son ami. Il soupire, un bras sur les yeux. Leurs jambes douloureuses s'étendent à plat sur la banquette. Comme dans la nacelle, leur respiration est seule à troubler le silence. Ils n'ont même pas la force de discuter.
Encore trop peureux pour lui faire face, Azura tourne la tête à l'opposé de celle de Gaël. Que serait-il arrivé là-haut si le hasard ne les avait pas interrompus ? Ils se seraient vraiment embrassés ? Ça n'aurait pas été la première fois, mais ...
Azura rougit au souvenir de leur proximité. Ça aurait été tout comme. Ils ont tellement changé, tous les deux. Le baiser échangé par ces enfants sur le Toit du Monde paraît avoir eu lieu dans une autre vie. Il ferme les yeux en remontant le fil de ses souvenirs. Bientôt, la scène de leur première rencontre se rejoue devant lui avec une exactitude dont il ne se pensait pas capable. Le point d'exclamation, sur lequel il peut à présent poser un nom, fait sursauter son cœur. Il n'a pas attendu de le réaliser pour tomber amoureux. Il l'a fait à l'instant où Gaël a ouvert la bouche ; à l'instant où Azura a levé les yeux vers lui pour ne plus jamais les baisser.
« Pardon pour tout à l'heure. »
Il ouvre les yeux, la bulle de ses souvenirs éclatée par la voix du Gaël du présent. Son ami s'est tourné sur le côté et l'observe avec une main sous la joue comme s'il se préparait à s'endormir. Azura l'imite.
« Tout à l'heure ? répète-t-il sans comprendre.
- Sur la grande roue. Désolé d'avoir plombé l'ambiance. Je suis juste ... tellement fatigué. Tellement ... tellement abattu tout le temps. Et je sais pas comment faire pour que ça s'arrête.
- C'est à cause du gamin qu'on a vu, c'est ça ? »
Gaël hausse une épaule, les paupières lourdes. Azura lui caresse affectueusement le bras.
« Tu finiras par aller mieux, lui assure-t-il. Ça va finir par passer.
- Vraiment ?
- Vraiment. Je t'aiderai à aller mieux. »
Du dos de la main, Azura repousse les cheveux trop longs de son voisin. Il trouve sa joue brûlante. Les gestes engourdis par la fatigue, Gaël accorde à la sienne une caresse maladroite.
« Je compte sur toi, Azu.
- Tu peux. C'est promis. »
Il sourit, l'air convaincu.
Gaël s'endort vite, mais Azura n'arrive pas à trouver le sommeil. Ses jambes l'élancent trop. Il ajuste une énième fois sa position en prenant garde à ne pas le déranger (ils se sont rapprochés, mais ont gardé une distance suffisante pour s'épargner l'incident de l'autre fois). Sa respiration lourde dissipe ses craintes. Il faudrait que la Petite Sirène s'effondre pour le réveiller maintenant.
Abandonnant tout espoir de se reposer bientôt, Azura contemple amoureusement son voisin. L'affection se mue en inquiétude lorsqu'une nouvelle larme roule sur la joue de celui-ci.
« Gaël, ça va ? Tu dors ? »
Azura n'obtient pas de réponse. Seulement sa respiration paisible. Il franchit les quelques centimètres qui les séparent encore pour sécher le visage de son ami dans la chaleur de son épaule. Du plat de la main, il caresse toute la longueur de ses cheveux. Gaël est vraiment épuisé. Il voudrait le cacher, mais ...
« Maman ... »
Azura s'interrompt, déconcerté. Sa main demeure figée quelques instants avant de reprendre ses caresses. Il n'a pas rêvé. Ce soupir plaintif, infantile et demandeur, provient bien de Gaël.
Azura accentue son étreinte et dépose un baiser soucieux sur le crâne de son ami. Gaël a toujours été son ancre. Il deviendra la sienne s'il le faut.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro