Chapitre 1
Dust on this tired old street
Mark corners where we used to play
Dust trace our tired old feet
In circles as we pace our time away
I just want to die anywhere else
If only I could die anywhere else
So come with me, let's die anywhere else
Anywhere... just not here
Il hait les autocars.
Enfin, il a rien contre en temps normal. Mais là, c'est pas pareil. Même pas parce qu'ils sont les seuls passagers, lui et ses quarante valises, ni parce que le chauffeur a l'air d'être mort depuis plusieurs jours, ou encore parce qu'il pue le vieux (l'autocar, pas le chauffeur, quoique). Non, c'est juste qu'on l'y a jeté de force et qu'il l'emmène vers le fin fond du troisième trou de balle du monde. Au moins.
Il soupire, le menton dans la main. Sous son coude, le bus vibre doucement. La pluie torrentielle qui s'abat sur la vitre l'empêcherait d'observer le paysage si cette ville avait un paysage à observer. À la place, le garçon contemple son reflet chevrotant. Ses yeux noirs, à l'abri derrière ses lunettes, feraient glapir un petit animal. Il se demande à quel moment son regard est devenu ainsi.
L'abribus devant lequel ils s'arrêtent semble avoir été déserté de toute forme de vie depuis des lustres. Les portes automatiques s'ouvrent sur une flaque de la taille de son balcon, laissant entrer dans le véhicule le clapotement de la pluie ainsi qu'une insupportable odeur de poisson cru. Le regard affligé qu'il lance au chauffeur ne rencontre que l'indifférence la plus totale. L'homme continue de fixer le vide devant lui comme s'il attendait qu'un trou y apparaisse pour se jeter dedans. Franchement, il le comprend.
Il relève la capuche de son sweat et descend. Son pantalon se retrouve trempé sur trois centimètres. Il l'essore avec une grimace, cinglé par un vent glacial qui n'a que faire de ses trois épaisseurs de vêtements. La lumière jaune d'un réverbère vacille au-dessus de sa tête. Il était déjà huit heures passé quand il est monté dans ce bus. Bien sûr qu'il fait nuit noire.
Il frissonne, sort un téléphone de la poche intérieure de sa veste et entre sur son application GPS l'adresse où on est censés l'attendre. Aucune réaction. Derrière ses lunettes, il cligne des yeux.
Aucun réseau.
Il quitte l'écran du regard pour le poser sur les rues sombres qui s'offrent à lui. Il a beau avoir manqué la pancarte de bienvenue, ça ne fait aucun doute. Le voilà bien rentré à Sunnyside.
Ce sont les lumières d'une voiture de police qui le dissuadent de se rouler en boule sous un pont pour y passer la nuit (et pleurer). Il abandonne ses valises sur le trottoir pour se jeter au milieu de la route, secouant les bras à s'en déboîter les épaules. Le véhicule ralentit jusqu'à s'arrêter à moins d'un mètre de lui. Il lève une main pour se protéger des phares et se plante devant la vitre du conducteur. Celle-ci s'abaisse pour révéler deux femmes en tenue civile et manteau de pluie. La passagère, une trentenaire à la peau sombre et aux cheveux ras, se penche en avant jusqu'à rencontrer son regard mais se voit devancée par la conductrice (une femme dans la même tranche d'âge aux épais cheveux bruns et à l'air agacé).
« T'es quoi, suicidaire ? crache-t-elle d'un ton froid et tranchant comme un glacier. Ça t'arrive souvent de te jeter sous les voitures comme ça ?
– Non, perdu. Je cherche la petite sirène. »
Il marque une pause en réalisant de quoi a l'air cette phrase.
« Le bar, précise-t-il. Le bar La Petite Sirène.
– T'es pas un peu jeune pour aller boire ? » s'inquiète la passagère.
Il secoue la tête. La conductrice le dévisage suspicieusement. Sa bouche se meut en un petit cercle régulier, comme si elle mâchait un chewing-gum sans mâcher de chewing-gum.
« Faut que t'ailles en centre-ville, lâche-t-elle en séparant ses yeux noirs des siens. Tourne entre les deux restos là-bas, continue jusqu'au garage, prend à droite, marche pendant dix minutes, va à gauche quand tu vois la quincaillerie, et là ... non, attends, pas encore. Y a le coiffeur avant. Donc va jusqu'au coiffeur, le coiffeur d'après la quincaillerie je veux dire, reprends à droite, et là tu devrais pas tarder à voir ta petite sirène. À moins que la librairie soit encore avant ? »
Sa main gauche, qui s'agite sans cesse depuis le début de son explication, caresse pensivement son menton. Le jeune homme désespère. Il tourne les yeux vers sa collègue à la peau sombre et à la mine plus avenante.
« Vous pourriez m'y emmener ?
– Non, on peut pas, fait la conductrice avant que l'autre puisse accepter. On a un cas.
– On pourrait, intervient sa voisine. C'est juste l'affaire de cinq minutes et Jack et Tori sont déjà sur place. Regarde-le, il te fait pas pitié à choper la mort sous la pluie tout seul ? »
La brune le dévisage comme si elle cherchait la réponse à sa question.
« Non, dit-elle. Je ne ressens rien.
– Écoute, insiste l'autre femme, il est déjà mort et on sait toutes les deux qu'on trouvera rien de plus que d'habitude sur place, alors autant rendre service à un civil bien vivant. Imagine s'il finit perdu et bouffé par les rats à cause de nous.
– Mort ? s'interroge le concerné. Un cas ? Quoi ?
– T'es pas du tout d'ici, hein ? » s'enquiert la conductrice après un silence.
Il réfléchit une seconde avant de hausser les épaules.
« Si ... plus ou moins.
– Tu saurais de quel cas on parle si c'était vrai, soupire la femme noire tandis que sa collègue hausse dédaigneusement les sourcils. Allez, grimpe. Et oublie pas tes valises.
– J'ai jamais dit que j'étais d'accord, renchérit la brune.
– Je t'offre une semaine de milk-shakes au Wendy's.
– Deal. Grimpe. »
Soulagé, il sourit. Ses deux valises entrent tout juste dans le coffre. Le reste de ses affaires (trois sacs de sport dont la pluie a déjà traversé le tissu) se retrouve à l'arrière avec lui.
« Dis donc, commente la conductrice, t'es parti jusqu'à la fin de ta vie ou quoi ?
– Non, souffle-t-il en se tassant sur le siège. Et, euh, merci.
– Ugh. Remercie Gina, pas moi. »
La femme noire tord vers lui une main à l'index tendu et au pouce levé. Il n'a pas besoin de voir son visage pour savoir qu'elle sourit.
« C'est ce que je faisais. »
Les trois minutes qui les séparent de la Petite Sirène s'écoulent dans un silence de mort. Le cas mentionné ne l'intrigue déjà plus ; il a froid, il a faim, et, pour le moment, ne veut rien de plus qu'un repas chaud suivi d'un tête-à-tête avec son nouveau lit.
L'odeur de poisson cru est peu à peu remplacée par celle de la pollution tandis qu'ils s'enfoncent dans les rues désertes parées d'échoppes elles-mêmes dissimulées par des rideaux de fer. Leur état de dégradation avancé et les couleurs passées des tags qui les garnissent le font comprendre qu'ils n'ont pas été levés ni même nettoyés depuis des années. Le garçon cligne des yeux. Peu importe où il les pose, rien ici ne laisse supposer que cet endroit abrite encore le moindre signe de vie intelligente. Qu'est-il arrivé au quartier ?
Ils ralentissent jusqu'à s'arrêter devant un bâtiment étriqué en briques cerné de deux commerces clos. Une enseigne lumineuse clignote faiblement dans la nuit. Malgré l'averse, il discerne sur celle-ci le nom de sa destination. Enfin, il suppose. La moitié des lettres ont rendu l'âme, ne laissant plus voir que L Pet te rène. Ce qu'il prendra longtemps pour un poisson décapité (une sirène dont le buste n'a pas survécu aux années) bat de la queue au-dessus de celles-ci. Protégée de la pluie par le auvent en tissu, une quinquagénaire en jean tire les dernières bouffées de sa cigarette avant de la noyer dans le caniveau.
« T'es en retard, l'accueille-t-elle en le voyant sortir de la voiture. J'allais appeler tes parents au cas où vous auriez changé d'avis. »
Elle se fige en remarquant la nature du véhicule. Sous sa frange grise, deux petits yeux acier se plissent de rage.
« Bon sang, mais qu'est-ce que t'as déjà foutu ?
– Agression à main armée sur un agent des forces de l'ordre, répond-il du tac au tac. Tu dois nous accompagner au poste parce que je leur ai dit que t'étais ma gardienne.
– Tu te crois drôle ? »
Il hausse les épaules. Il se croit hilarant.
« Il était perdu ! lance Gina de l'intérieur de la voiture. Je sais pas où il aurait passé la nuit s'il était pas tombé sur nous. Vous êtes sa mère ?
– Sa tante, grogne celle-ci. Merci de l'avoir ramené. Et désolée du dérangement.
– Y a pas de quoi ! On était déjà en route, de toute façon.
– Oh ? »
Peu dérangée par la pluie, Polly (sa tante aux cheveux poivre et sel) s'avance vers la vitre ouverte. Ses bras se croisent sur son ventre pour lui tenir chaud.
« Encore un ? » demande-t-elle d'un air grave.
La brune désagréable baisse les yeux en silence. Debout devant l'entrée du café, le jeune homme tente sans succès de déchiffrer son expression.
« C'est qui, cette fois ? poursuit sa tante un ton plus bas.
– Le vice-président de la ...
– Vous le saurez en même temps que tout le monde, coupe la brune. On a du travail. »
Elle démarre avant même de finir sa phrase. Sa collègue leur adresse un signe d'au-revoir que le jeune homme lui rend. Le véhicule s'éloigne dans la nuit jusqu'à disparaître, ne laissant derrière lui qu'une lumière silencieuse tantôt rouge tantôt bleue. Il a encore le regard rivé au loin quand le soupir agacé de sa tante le ramène à la réalité.
« Faut toujours que tu te fasses remarquer, hein ? C'est quoi ton nom déjà ? »
Il la dévisage en clignant des yeux.
« Sérieusement ?
– J'ai l'air de plaisanter ? »
Dépité, il secoue la tête. Dur à dire. Il a peu de souvenirs de sa tante et, aujourd'hui, elle le regarde comme elle regarderait un cafard ramper sur le mur de sa chambre.
« Azura ? dit-il. Le fils de ta sœur ? Ça te revient ?
– Ouais, ouais, soupire Polly en battant l'air de sa main. Pas la peine d'être désagréable. »
Elle lui lance un trousseau de clefs qu'il attrape de justesse.
« Tiens. Oublie pas de tirer le volet tous les soirs. Il ferme pas à clef, mais ça dissuade les cambrioleurs.
– Tu ... tu restes pas ?
– Quoi ? Non. J'ai autre chose à faire que te chanter des berceuses.
– Mais ...
– Y a de quoi t'installer au deuxième, lance-t-elle en lui tournant le dos. On a un problème de tuyauterie, par contre, donc t'auras qu'à te laver au robinet des toilettes en attendant. Oh, et si jamais il manque des trucs dans le frigo à mon retour, je te casse les jambes et je te fous dehors. OK ? »
Elle tend l'index vers lui sans cesser de poursuivre sa route. Azura ne doute pas de la voir mettre ses menaces à exécution.
« OK, murmure-t-il.
– Cool. Bonne nuit. »
Polly tourne la tête pour lui lancer un dernier regard. En avisant ses valises, elle s'arrête. L'espace d'un instant, Azura espère la voir faire demi-tour pour l'aider.
« Évite de foutre de l'eau partout en montant tout ça, dit-elle à la place. J'ai déjà assez de ménage à faire avec les clients normaux. »
Avec ou sans lumière, l'intérieur de La Petite Sirène lui paraît foncièrement sinistre. Azura n'y avait jamais mis un pied avant ce soir. Il avait tout juste quatorze ans la dernière fois qu'il a respiré l'air de cette ville, et qu'est-ce qu'il irait faire dans un endroit pareil à quatorze ans ?
Il tire le volet, qui s'abat dans un boucan à donner un arrêt à un petit vieux, et ferme la porte à double-tour avant de s'assurer cinq fois qu'elle ne s'ouvrira pas toute seule. Il se retourne pour embrasser la pièce du regard, une main dans les cheveux. Sa capuche s'abat dans son dos avec un bruit mouillé. Mieux vaut essorer tout ça.
Il manque d'étouffer en inspirant l'air des toilettes. Une main devant la bouche, il tord son sweat au-dessus du lavabo du mieux qu'il peut. La pointe de ses cheveux frisés goutte sur son front. Il s'assoirait sous le sèche-main une heure ou deux s'il ne craignait pas d'adopter l'odeur de pisse gelée qui règne ici.
Il accroche ses lunettes à sa chemise et s'asperge le visage d'eau chaude. Allez. C'est juste l'affaire de quelques mois. Il peut toujours fermer les yeux et serrer les dents le temps que ça passe. Il est le seul responsable de sa situation, après tout.
Il croise son regard éreinté dans le miroir et soupire. Malgré tout, il n'arrive pas à se dire qu'il aurait mieux fait de se mêler de ses affaires.
En montant au grenier, Azura s'attend au pire et n'est pas déçu. La pièce devait servir d'espace de stockage avant d'être aménagée à la va-vite, deux jours avant son arrivée tout au plus. Au-delà de cartons trop lourds pour être déplacés et des étagères couvertes de bâches en plastique poussiéreuses, dont l'une gît renversée au sol, Azura avise une banquette clic-clac qu'il s'empresse de rejoindre. Celle-ci se révèle dure comme la roche et aussi froide que l'air des toilettes. Il dormirait mieux sur une banquette du rez-de-chaussée.
Il essuie le tissu du bout des doigts et y récolte une écœurante épaisseur de poussière, cheveux et autres trucs sur lesquels il préfère ne pas mettre de nom. Depuis combien de temps l'endroit n'a pas été nettoyé ? L'air est à la limite de l'irrespirable. Et il ne peut pas ouvrir la fenêtre du plafond mansardé sous peine de finir inondé. Parfait. C'est juste parfait.
Il ouvre son téléphone.
À: Maman
je crois que je vais mourir
polly a pas nettoyé la chambre
j'ai failli faire une crise d'asthme alors que je suis pas asthmatique
je peux pas ouvrir la fenêtre
et elle veut que je me lave dans les toilettes
il fait -15 dans les toilettes
De: Maman
c est holly !!!
Azura roule des yeux. C'est tout ce qu'elle retient ?
Il abandonne son portable inutile sur la banquette et part chercher dans son sac un reste de cochonneries sucrées achetées sur la route. En chemin, sa chaussure écrase un truc mou avec un bruit tout aussi mou. Azura ferme les yeux un instant. C'est sa vie, à présent. Il ferait mieux de s'y habituer.
Il allume la lumière et réalise qu'il ne s'agit de rien d'autre qu'une feuille moisie. Sans qu'il comprenne comment, un aloe vera en décomposition a roulé sous une étagère pour y attendre la douce délivrance de la mort. Azura tend la main pour la lui accorder mais renonce lorsque son parfum vient agresser ses narines. Il s'occupera de ça demain. Là, il veut juste dormir. Et oublier.
Il se met au lit avec Gogo et un tube de Smarties. Au-dessus de lui, la pluie s'écrase sans relâche contre la vitre. Il n'a pas envie de fermer le store. Peut-être qu'avec un peu de chance, il verra les étoiles.
Il tourne les yeux vers les étagères et grimace. Pourquoi Holly a tout ça dans le grenier de son café ? Personne n'a jamais vécu ici. Enfin, pas à sa connaissance. Il pourra peut-être lui demander. Ça leur fera un sujet de conversation, en supposant qu'elle accepte de lui parler. Il ne lui en voudrait pas tant que ça dans le cas contraire. Lui non plus ne se parlerait pas à sa place.
Et à propos de mauvaise communication ...
Il fait tourner la grosse tête du chat entre ses mains, soudainement abattu. Il se demande ce qu'il fait. Le propriétaire de la peluche. Déjà à l'époque, Gaël n'aspirait qu'à quitter cette foutue ville.
Azura défroisse l'étiquette entre ses doigts et soupire. Quatre ans. Il pourrait être arrivé n'importe quoi à l'un d'entre eux que l'autre ne serait pas au courant. Au point où il en est, il ignore ce qui l'effraie le plus entre la perspective de le revoir et celle d'être arrivé trop tard pour le faire.
Non, en réalité, il tuerait pour la première option et le sait. Il a juste peur. De le trouver changé, de ne plus rien avoir à lui dire, de se heurter à une hostilité qu'il mériterait. Pire, de ne pas le trouver du tout. Peut-être qu'il pourrait s'arrêter chez lui demain. Au moins, il sera fixé.
Il serre Gogo contre lui et y trouve un semblant de chaleur. Bien. Il en aura besoin. Parce qu'il a beau plier les genoux, ses pieds dépassent toujours de la couette.
C'est Holly qui le ramène à lui le lendemain matin. Le bruit du volet qu'on ouvre manque de lui donner un arrêt. Azura regarde autour de lui, confus, gelé et le dos en compote. Il a l'impression de n'avoir dormi que quelques minutes (et plus les souvenirs de cette nuit lui reviennent, plus il se dit que ça doit être le cas).
Il attrape des vêtements secs, cherche des yeux une cabine de douche et avise une petite salle de bain avant de se rappeler qu'elle ne sera pas fonctionnelle avant un long, trop long moment. Alors il descend. Au rez-de-chaussée, la simple lumière tamisée des lampes le force à plisser les yeux. Le grenier était encore aussi sombre qu'à son arrivée.
« Petit déj, fait Holly en balançant un sac en papier blanc sur le comptoir. Café ou chocolat ? »
Elle sort deux mugs des étagères sans attendre sa réponse. Ralenti par la fatigue, Azura entrouvre le sachet du bout des doigts pour y trouver deux croissants ratatinés.
« Chocolat. Dis, t'as la WiFi ?
– Pourquoi j'aurais la WiFi ? Les gens viennent pas ici pour rester collés à leur ordinateur. »
Holly s'affaire à la préparation du chocolat sans même lui accorder un regard. Puisqu'elle ne semble pas d'humeur à faire la conversation, Azura prend place sur un tabouret sans l'interroger sur le contenu du grenier. Vu de près, le comptoir ne donne pas envie d'y poser les coudes.
Il suit des yeux une araignée d'un centimètre de diamètre jusqu'à remarquer le journal abandonné à l'extrémité du bar. Sunnyside Daily. Il se penche pour l'attraper et vérifier la date. Il s'agit de celle d'aujourd'hui.
L'épidémie de morts suspectes se poursuit ! La police dépassée ?
Frank Merryland, vice-président de l'association des pêcheurs de Sunnyside, s'ajoute ce matin à la liste des victimes du mal mystérieux de Sunnyside. Le corps, découvert par sa compagne Melissa Merryland dans la soirée du 12 novembre, est demeuré hors de portée de nos caméras, mais l'on peut présumer sans risque que celui-ci présente les mêmes signes que les victimes précédentes. Les détectives Jack Kingsman et Tori Fairfield, ainsi que leurs collègues Gina Rosa et Lauren Diaz, ont prêté la sourde oreille à nos questions. Une attitude qui en dit long sur leur capacité à résoudre cette affaire.
Ces dernières années, les décès par mort subite de personnalités influentes et ...
La main d'Azura, levée pour redresser ses lunettes, s'arrête à mi-chemin. Il pâlit. Des décès par mort subite ? Ils veulent dire, comme un arrêt cardiaque ? Impossible. Ça ne peut être qu'une coïncidence, non ?
Il sursaute quand un mug rempli de lait chaud atterrit sous son nez. De l'autre côté du comptoir, Holly le dévisage du même regard dur que la veille.
« Y a un problème ?
– C'est ... c'est quoi ça ? »
Il retourne le journal pour qu'elle puisse lire son titre. Ses sourcils se froncent de mécontentement.
« Ça s'appelle un torchon. Te mêle pas de ça, va, tout le monde s'en portera mieux. Surtout moi. D'ailleurs, deux-trois trucs avant que tu disparaisses pour la journée. »
Elle sort une cigarette de la poche de son jean pour la glisser entre ses lèvres sans l'allumer. Cette femme doit être levée depuis moins d'une heure, mais l'énervement la fait déjà trembler.
« J'ai fermé plus tôt hier soir pour te laisser t'installer, mais à partir d'aujourd'hui je reprends mes horaires normaux. De dix à quatorze et de six à dix. Je veux pas un bruit de ta part. Les clients devront même pas savoir que tu existes. Tiens-toi tranquille, mêle-toi de tes affaires et tout le monde sera content. C'est clair ?
– Translucide. »
Holly hoche la tête d'un air satisfait. D'une traite, elle vide le contenu encore fumant de son mug. Azura n'arrive pas à toucher au sien.
« Tu sais à quoi ils ressemblent ? Les ... les morts ? »
Il faut un moment à Holly pour comprendre de quels morts il parle. Azura ne pensait pas ça possible, mais ses sourcils se froncent encore plus qu'avant. Ils vont bientôt lui rentrer dans les yeux.
« C'est quoi ton problème, t'es devenu gothique ? Ça te suffit pas de regarder tes films gores sur internet ? »
Sans répondre, il cligne des yeux. À quand remonte la dernière fois que cette femme a eu affaire à un adolescent ? Le gothisme, c'est mort et enterré depuis des siècles.
Elle reprend une gorgée de son mug, bien que celui-ci soit déjà vide, et en contemple le fond en silence. Azura tripote le bout de son croissant sans la quitter des yeux. En croisant son regard, Holly soupire.
« Il paraît qu'une substance noire dégueulasse leur sort par tous les trous avant qu'ils tombent raides morts. T'es content ? »
Les doigts d'Azura s'immobilisent sur la pâte trop cuite. S'il avait déjà l'air pâle, il doit à présent paraître carrément anémié.
« Extatique. »
Le lycée de Sunnyside, sobrement intitulé Lycée de Sunnyside, n'est pas si différent de celui auquel on l'a arraché pour le renvoyer ici. Juste beaucoup plus petit. Et beaucoup plus chiant ; les tables sont encore collées deux par deux comme elles l'étaient à l'école primaire. Azura a le cœur qui se serre en le réalisant. Il voudrait juste se faire oublier dans un coin pour qu'on lui foute la paix. Au lieu de ça, sa nouvelle prof principale, celle qui l'a accueilli avec un sourire qui disait bienvenue mais un regard qui criait mon Dieu, pourquoi moi ? le plante seul face à une classe de vingt élèves. Et, radieuse, leur annonce :
« Azura Vaswani va passer le reste de l'année avec nous. Il va nous parler un peu de lui, hein ? »
Azura a l'impression d'être propulsé sous une lampe chauffante. Il cherche ses mots mais ne les trouve pas. Oui. Exactement comme à l'école primaire.
« Il a tué qui pour se retrouver ici ? lance quelqu'un avant qu'il cède à l'envie de s'enfuir en courant.
– Ma joie de vivre. »
Un pouffement bref, presque malaisé, accueille sa remarque. Azura se cache le visage dans la main en réalisant l'avoir prononcée à voix haute. Bon Dieu, il veut mourir.
« Bon, fait la prof pour couper court au silence le plus embarrassant du siècle, on va commencer la leçon, hein ? Azura, va t'asseoir ... là-bas, décide-t-elle en pointant du doigt une petite blonde aux longs cheveux détachés. À côté de Morgane.
– Mais y a une place libre juste ...
– Et comment tu suivras les cours sans personne pour te prêter de livre, hein ? Allez, va t'asseoir à côté de Morgane. »
Il s'exécute à contrecœur, la tête rentrée dans les épaules comme pour se protéger des ricanements étouffés et des vingt regards qui l'épient. Le jugent. Il est presque rassuré de ne pas y trouver celui de Gaël.
De qui il se fout ? Bien sûr qu'il n'est pas rassuré. Il tuerait pour croiser ses fichus yeux caramel. Il tuerait pour simplement l'entendre se foutre de sa gueule.
Il se laisse tomber à côté de Morgane, qui l'accueille avec un soupir à peine audible dans les rumeurs de la classe. Azura s'en offusque une seconde avant de réaliser qu'il ne lui est pas destiné. C'est plutôt comme si la pauvre fille portait déjà le poids du monde sur ses épaules avant qu'il vienne s'y ajouter. Pendant que, à l'autre bout de la pièce, une élève continue de glousser comme si son transfert était la chose la plus hilarante à laquelle elle ait jamais assisté, Azura détaille le profil de sa voisine qui, elle, regarde dehors. La pluie qui tombe aujourd'hui est différente de cette nuit. Plus fine. Plus froide. Il avait presque oublié à quel point les précipitations pouvaient changer d'un jour à l'autre. Quant à la fille, elle lui paraît fine et froide elle aussi.
« Azura, fait la prof en claquant des mains, on se concentre sur le cours s'il te plaît. »
Il tourne les yeux vers le tableau pendant que Morgane poursuit son observation de la pluie. Elle continue ainsi pendant toute l'heure et celles qui suivent. Personne ne l'interrompt. Même pas ce prof à l'allure quasi militaire qui regarde sa classe comme un tueur en série regarderait ses prochaines victimes. Azura en serait presque jaloux.
QUI SERA LE PROCHAIN ???
LA MORT MARCHE PARMI NOUS
ON SE REVOIT TOUS EN ENFER !!!
Azura observe les graffitis de son urinoir d'un œil peu impressionné. Connaissant cette ville, ceux-ci ne le surprennent pas. Les habitants d'ici croient encore que le ciel va leur tomber sur la tête en cas d'éclipse. Mais ...
Il pose son sac au sol pour s'asperger le visage d'eau froide. Le stress provoqué par les premiers cours l'empêchait d'y penser, mais le voilà à nouveau seul avec ses questions. Car si les graffitis en eux-mêmes lui paraissent ridicules, les morts subites, c'est autre chose. Il se rappelle les détails donnés par Holly et ferme les yeux en se pinçant l'arête du nez. Un liquide étrange suivi d'un arrêt cardiaque. Exactement comme ...
Azura frappe le lavabo avec suffisamment de force pour se faire mal. Quelles sont les chances pour que ces conneries le poursuivent jusqu'ici ? À Sunnyside ?! C'est forcément un coup monté. Une blague d'un goût atroce préparée par ses parents avant son arrivée. Il le mériterait. Il sait qu'il le mériterait alors par pitié, faites que ce soit ça et pas le destin qui a décidé de s'acharner sur lui jusqu'à la fin de ses jours. Une blague. Faites que ce ne soit qu'une blague.
C'est ça. Et le journal serait un faux, et les détectives seraient des actrices, et ces graffitis auraient été inscrits là juste pour lui ? Bien sûr que c'est réel. Azura n'est pas stupide. Mais ces morts ne peuvent pas être liées à ce qui est arrivé avant son départ, si ?
Le claquement d'une porte de cabine le tire de ses réflexions. Azura secoue la tête et se rince une dernière fois le visage. Il a quitté Sunnyside il y a quatre ans. Cette histoire n'a rien à voir avec lui. Peu importe à quel point il aimerait en apprendre plus, mieux vaut taire sa curiosité. Fermer les yeux. Serrer les dents. Juste pour quelques mois.
Il allait partir lorsqu'un bruit de crachat-vomi émane de la cabine fermée. Azura s'arrête devant celle-ci. Il y pose la main en n'y entendant plus que le silence.
« Ça va ? »
La seule réponse à laquelle il a droit est un coup de pied donné de l'autre côté. La porte tremble sous l'impact. Surpris, Azura recule d'un pas. Se mêler de ses affaires ? À ce rythme, ça ne devrait pas être bien dur.
La journée touche à sa fin quand son téléphone se décide enfin à vibrer. Azura l'ouvre avec l'espoir d'y lire le nom de son père (ou de sa mère, n'importe lequel ferait l'affaire pour son pauvre petit cœur) mais ne rencontre que celui de son ami resté sur place. L'effet est similaire.
De: Ryan
BIEN ARRIVÉ ????? C DJA CHIANT LE LYCEE SANS TOI PTN JE VAIS TLMT ME JETER DANS UNE FENETRE 😢 😢 😢 REPONDS MOI OU JE MEURS
À: Ryan
moi
De: Ryan
????????
À: Ryan
je viens de te sauver la vie
tu me dois une pizza
Azura sourit seul devant son écran. Il pourrait l'appeler ce soir. Ça pourrait être sympa, surtout après avoir passé son temps libre seul au fond d'une cour (ou d'une cantine, c'est selon). D'autant plus que Ryan n'est pas du genre à se plonger dans ses révisions. Il s'est promis de passer chez Gaël le plus vite possible, mais ...
De: Ryan
J'AI COMPRIS
bouffon va
Puisque Ryan ne le verra pas, Azura se permet de rire. Il avance dans le hall du lycée, une main dans la poche de son pantalon et les yeux rivés sur son téléphone. Il ne voit pas l'autre type arriver en sens inverse. Lui aussi a les yeux braqués sur un écran, en plus des écouteurs enfoncés dans ses oreilles.
« Ah ! fait-il lorsqu'Azura le percute assez fort pour l'envoyer au tapis. Mais bordel de ta pute, merde, regarde où tu vas connard ! »
Déstabilisé par la violence de sa réaction, Azura met trois bonnes secondes à réagir. Le carrelage a dû lui faire sacrément mal aux fesses. Il range son téléphone et s'avance d'un pas pour l'aider à se remettre sur pied. Sauf qu'il ne lui tend pas la main. Le type a les traits plissés de douleur mais, quand il les lève vers lui, Azura sait qu'il le reconnaît. Tout comme lui le reconnaît.
Il porte une main à sa bouche sans savoir s'il a envie d'éclater de rire ou de pleurer comme le couillon émotif qu'il est devenu. À terre, Gaël écarquille les yeux. Ses foutus yeux caramel.
Bien sûr qu'ils se retrouveraient ainsi.
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