Où un fameux testament surprend
BAKER STREET était encore plus ensevelie sous la neige. Il faisait glacial. Mme Hudson s'était chargée de la cheminée et un feu d'enfer brûlait. J'étais assis devant la cheminée, savourant avec délice la chaleur des flammes sur mes joues. Holmes faisait les cent pas dans l'appartement avec impatience. Je ne comprenais pas son agitation et ne souhaitais pas interrompre ses raisonnements.
Plusieurs jours passèrent dans l'immobilité la plus totale. Holmes, de plus en plus irritable, ne faisait que jouer du violon avec entrain, enchaînant les études les plus discordantes avec les grincements les plus disgracieux. La neige cessa enfin de tomber et un soleil d'hiver magnifique étincela sur Londres. La vie revint peu à peu dans les rues, les gens se remirent à faire des promenades ; moi le premier, à la fois pour échapper aux grincements du violon de Holmes et pour profiter de ce beau soleil. Je passai des journées tranquilles à mon club, retrouvant avec joie de vieux amis, le scotch et le billard.
Un jour enfin, une semaine environ après notre retour de Norwich, j'eus la surprise de rencontrer Mme Nordon dans notre salon de Baker Street, en grande conversation avec Sherlock Holmes. Elle était toute de noir vêtu, le visage pâli, les joues creusées par le chagrin. Elle écoutait le détective avec attention.
« Vous devez me croire Mme Nordon. Tout n'est pas perdu.
- A quoi bon ? Mon cœur est mort depuis une semaine.
- Mais vous allez avoir un enfant madame. Il faut songer à lui.
- Même le colonel ne l'a pas reconnu. Comment faire ce que vous me conseillez ?
- Il faut me croire madame. »
Holmes tourna la tête et me fit signe d'approcher. Je saluai la pauvre dame, elle avait l'air plus éprouvée que jamais mais elle avait toujours ses magnifiques yeux bleus.
« Docteur Watson ! Vous auriez du m'administrer un poison plutôt qu'un calmant cette funeste nuit-là.
- Voyons madame.
- Je suis à bout.
- Je vous en prie madame, reprit patiemment Holmes, allant jusqu'à s'emparer d'une des mains gantées de la malheureuse. Ecoutez- moi. Il faut que vous retourniez à Norwich pour l'ouverture du testament du colonel Landsbury avec moi.
- Et mon mari ? Ne suis-je pas venue sur votre ordre à son propos ?
- Je me suis arrangé avec M. Nordon, il vous accorde le divorce.
- A mes frais je suppose ? ricana-t-elle.
- Pas seulement madame, sourit Holmes. Il n'est pas complètement innocent non plus.
- Je l'ai tellement supplié de me l'accorder. Comment avez-vous fait ?
- Il m'a suffit d'être persuasif. Il vit avec une nouvelle femme.
- La malheureuse.
- S'il ne voulait pas être accusé de bigamie, il avait tout intérêt à accepter un accord à l'amiable. Foi de Sherlock Holmes ! »
Un petit sourire apparut sur le visage de la jeune femme, le premier depuis longtemps, lui redonnant un peu de sa beauté d'autrefois.
« Comme tout a l'air facile avec vous. Si j'avais su...
- Je vous en prie, il faut que vous ayez confiance en moi. Il faut aller à Norwich pour l'ouverture du testament.
- Quand cela aura-t-il lieu ? demanda-t-elle dans un soupir, fatiguée de lutter contre la volonté plus forte de Sherlock Holmes.
- Dans trois jours. Chez le notaire Albucklhurt. Vous y serez ? »
L'empressement de Holmes était visible, la jeune femme sourit.
« Cela a l'air de beaucoup compter pour vous M. Holmes.
- Je m'en veux de la mort du colonel. Je ne voudrai pas que son enfant légitime soit en plus spolié de son héritage.
- Mais puisque qu'il ne l'a pas reconnu ? murmura–t-elle faiblement.
- Nous verrons bien. Vous pouvez compter sur moi. »
Holmes avait prononcé ces quelques mots avec un air si déterminé que la jeune femme en fut saisie.
« Je vous croyais plus insensible M. Holmes, si l'on en croit les écrits du docteur Watson.
- Il ne le faut pas. Watson a tendance à forcer le trait. »
Cette petite remarque injuste à l'encontre de mes nouvelles me fit lever un sourcil réprobateur dont Holmes n'eut cure.
« Vous m'en voyez ravie. »
Et ce fut tout. La jeune femme, logeant en ce moment chez une de ses amies non loin de Londres, nous quitta sur la promesse de revenir à Norwich.
« Voilà une jeune femme bien courageuse, n'est-ce pas Watson ? Elle doit être votre genre.
- A quel jeu cruel vous livrez-vous avec cette pauvre femme ?
- Allons donc, lança Holmes en levant les bras au ciel. Vous aussi vous n'avez pas confiance en moi.
- Vous savez fort bien qu'elle n'héritera de rien. Le colonel m'a certifié qu'il l'avait déshéritée.
- Dans un mouvement de colère, je sais.
- Et alors ? Le résultat est le même. La malheureuse va subir un traumatisme et vous ne gagnerez rien dans cette affaire.
- Qui sait ? »
Et Holmes disparut dans sa chambre. Je m'attendis à une nouvelle séance de violon éprouvante pour les nerfs mais j'entendis avec plaisir L'hiver de Vivaldi. Je pus donc m'asseoir et profiter de cette journée si belle et ensoleillée, en essayant de percer les motivations de Holmes. Peine perdue.
Trois jours passèrent encore puis ce fut le départ pour Norwich. Bientôt Sherlock Holmes se retrouva à faire les cent pas devant l'étude de Maître Albucklhurt. Il attendait avec impatience Mme Nordon. Il avait poussé la fantaisie à se vêtir d'un macfarlane, récemment acheté, et d'une casquette de chasse. Il ressemblait trait pour trait au dessin de Sidney Paget. Je n'avais pas osé l'interroger, étonné de cette fantaisie.
Enfin arriva un landau attelé à de magnifiques chevaux alezans. Un homme d'une trentaine d'années en descendit. Habillé d'un élégant costume gris, une petite moustache fine, je reconnus sans peine Michael Landsbury sans même l'avoir jamais rencontré. L'exemple parfait du jeune dandy, joueur et arrogant.
« Messieurs, dit-il en souriant, retirant d'un geste souple son chapeau haut-de-forme.
- Monsieur Landsbury, répondit Holmes en s'inclinant légèrement.
- Quelle tristesse de se rencontrer dans de telles circonstances ! J'ai tellement d'admiration pour vous, M. Holmes.
- Je vous remercie. Maître Albucklhurt vous attend.
- Bien. Ne le faisons pas attendre alors. »
Et il nous salua avec grâce avant d'entrer dans l'étude du notaire. Holmes paraissait encore plus nerveux.
« Elle avait pourtant promis. Ha les femmes ! On ne peut jamais leur faire confiance ! »
Nous dûmes entrer à notre tour, ayant été convié à l'ouverture du testament sur ordre du notaire, à mon grand étonnement d'ailleurs. Qu'avions-nous à faire dans cette affaire d'une nature strictement privée ? L'affaire Landsbury était close, Holmes ne nous l'avait-il pas fait clairement comprendre ? Le reste ne nous regardait plus, surtout si Mme Nordon était absente.
Je revis la pièce assez exiguë qui servait de bureau à Maître Albucklhurt, une petite pièce admirablement bien rangée. Chaque chose était à sa place, aucun dossier ne traînait sur les meubles. Maître Albucklhurt était assis devant son bureau, les mains posées sur une grande enveloppe jaune. A notre entrée, le petit notaire jeta un regard étonné à mon compagnon. Holmes baissa les yeux. La lecture du testament ne concernait donc que trois personnes : Michael Landsbury, Mary-Ann, jolie comme un cœur sans son habit de servante, et la cuisinière Emmy, les yeux encore rougis par les larmes. Holmes et moi-même nous assîmes à leur côté. Le notaire entama son discours :
« Nous voici réunis pour l'ouverture du testament de feu Charles Edouard Henry Landsbury. Il a été rédigé en 1875. »
Il s'agissait donc du premier testament rédigé par le colonel Landsbury. Après ces paroles introductives, le notaire prit un long coupe-papier et très solennellement il ouvrit d'un geste sec l'enveloppe.
« Je vais donc vous lire ce...
- Pardonnez mon retard. »
Une voix féminine essoufflée venait de couper la parole à Maître Albucklhurt. Celui-ci eut un petit sourire et s'inclina galamment.
« Ce n'est rien Mme Nordon. Nous vous attendions. »
Holmes se leva, visiblement soulagé et avança un siège à Mme Nordon qui le remercia dans un murmure. De toutes les personnes présentes, seul Michael Landsbury sembla le plus mal accepter la présence de la gouvernante. Il se redressa, les yeux flamboyants de colère.
« Qu'est-ce à dire ? Que fait cette femme ici ?
- Elle est aussi concernée par le testament M. Landsbury, répondit calmement Maître Albucklhurt.
- Comment cela ? C'est de sa faute si mon oncle est mort, elle devrait être enfermée. Il est hors de question qu'elle hérite de quoi que ce soit, hurla Michael Landsbury.
- Veuillez vous asseoir et vous calmer, monsieur, que Maître Albucklhurt puisse entamer la lecture du testament. »
M. Landsbury jetait des regards courroucés sur Sherlock Holmes qui venait de le sermonner comme un enfant turbulent. Le détective ne releva pas, dédaignant la colère du jeune homme. Contenant avec grande peine sa fureur, M. Landsbury se rassit. Maître Albucklhurt reprit son discours :
« Moi, colonel Charles Edouard Henry Landsbury, sain de corps et d'esprit, rédige mon testament en 1875. L'ensemble de ma fortune, biens mobiliers et immobiliers, capital et actions boursières, revient à mon neveu Michael Landsbury. Que 200 livres soient attribuées à chacun de mes domestiques. »
S'en suivit un discours pompeux et sans intérêt sur les détails techniques liés à la réalisation du testament, les hypothèques et les garanties...
M. Landsbury avait un sourire fat et satisfait. Les deux servantes étaient agréablement surprises de la fortune qui leur arrivait. Quant à Mme Nordon, elle baissait la tête et semblait au bord des larmes. Holmes posa une main sur celles de la jeune femme. Elle le regarda et il eut un sourire encourageant.
Enfin le notaire arriva au bout de son interminable discours et pour conclure il déclara :
« Un codicille a été ajouté au testament par le colonel en personne. Il stipule que Michael Landsbury n'héritera de sa fortune que si aucun enfant naturel ou adoptif ne venait à naître. »
Le notaire ferma tranquillement l'enveloppe après avoir remis le testament en ordre, il sourit en regardant Mme Nordon.
« Vous héritez madame d'une belle fortune. »
Les yeux de Michael Landsbury s'écarquillèrent avec stupeur. Il étouffait tellement de rage qu'il resta quelques instants sans pouvoir répondre. Les servantes étaient aussi déconcertées que lui. Même Mme Nordon avait pâli, ne sachant comment réagir. Enfin le neveu du colonel se leva à nouveau et hurla d'une voix perçante :
« Ce n'est pas possible ! Je suis le seul héritier légitime !
- Je suis désolé, M. Landsbury, mais le testament du colonel est très clair sur ce point. Vous n'héritez de rien puisqu'un enfant naturel de votre oncle va naître.
- Il n'a pas été reconnu par mon oncle, rugit Landsbury.
- Si fait, répondit Holmes. J'ai ici un papier de la main du colonel qui le prouve. »
Et Holmes sortit de sa poche comme par miracle une lettre du colonel Landsbury, il nous en donna lecture.
« Monsieur Sherlock Holmes,
Je vous prie de veiller sur Jane Nordon. J'ai réfléchi et je veux que son enfant hérite. Ce sera notre enfant, mon fils, mon héritier.
Votre,
Colonel Landsbury »
« Comment... commença Michael Landsbury.
- Simplement le colonel me l'a envoyée peu de temps avant sa mort à mon logement de Baker Street. Elle est partie l'après-midi précédant son suicide. »
Le jeune homme s'empara de la lettre et la regarda attentivement. Mary-Ann et Emmy l'examinèrent aussi.
« C'est bien son écriture, s'écria joyeusement la cuisinière. Ce brave colonel a reconnu son enfant. Quelle tristesse qu'il n'ait pas eu le courage de continuer à vivre.
- Je ne me laisserai pas faire M. Holmes. Vous n'allez pas me dépouiller au profit de cette traînée. Mon oncle est mort à cause d'elle. Je saurai vous faire rendre gorge.
- Nous verrons M Landsbury. Nous verrons. En tout cas, je vous informe que je prends Mme Nordon sous ma protection. Qui habet aures... »
Et sans répondre, le jeune dandy quitta l'étude en claquant la porte. Les deux servantes se regardèrent inquiétées par la tournure des événements. Seule Mme Nordon, encore sous le choc, paraissait plus morte que vive.
« Allons madame, s'écria Holmes. Remettez-vous ! Je vous protégerai, je l'ai dit.
- Il a reconnu notre enfant.
- Ne vous aimait-il pas malgré tout ? Il a passé outre votre faute.»
La jeune femme lui lança un regard étincelant de larmes. Sherlock Holmes avait trop peu l'expérience des femmes pour comprendre ce que ses paroles avaient de dureté.
« Pour commencer madame, reprit le notaire. Il vous faut un excellent avocat.
- Pourquoi ? demanda-t-elle avec surprise.
- Parce que notre malheureux déshérité ne va pas en rester là, expliqua Holmes. Il va tout faire pour casser le testament. Et le scandale de l'affaire Landsbury ne joue pas en votre faveur.
- Mais je ne connais pas d'avocat... Hormis Maître Cavendish...
- Ne vous inquiétez pas madame. Je vais le mettre au courant et nous préparerons ensemble votre défense. Il y a des tribunaux en Angleterre où la parole de M. Sherlock Holmes a encore de la valeur. Vous ne pouvez pas perdre. »
Holmes avait un sourire rayonnant. Il donna la main à la jeune femme et l'aida à quitter l'étude du notaire, suivi par les deux domestiques. Le fiacre rutilant de Landsbury avait disparu. Les servantes partirent pour Cruceycroft en grimpant dans la charrette d'un paysan qu'elles avaient empruntée pour le déplacement. Le colonel ne possédait qu'une seule voiture qui avait malencontreusement disparu en même temps que son conducteur, Robert, dont aucune trace n'avait été encore retrouvée.
Holmes nous entraîna dans une auberge simple de Norwich où nous prîmes trois chambres. Mme Nordon ne posa pas de questions, se laissant mener par le détective sans résister. Il la fit entrer dans sa chambre où elle reçût l'ordre express de ne pas sortir et de se reposer.
Enfin, Holmes m'attira dans la salle à manger de l'auberge et nous nous assîmes.
« Il va falloir que nous redoublions de vigilance. Le piège est tendu.
- Le piège ? Quel piège ?
- Watson. Je vais vous charger de surveiller la gouvernante. Quant à moi, je vais tâcher de jouer mon rôle jusqu'au bout.
- Votre rôle ? »
Je ne comprenais rien de ce que Holmes me racontait. Que se passait-il ?
Et je n'étais pas prêt de comprendre car le détective m'abandonna pour poursuivre son enquête. Je remontai dans ma chambre non loin de celle de Mme Nordon. Et les exigences de Holmes me résonnaient dans la tête. Surveiller Mme Nordon ? Avait-il peur qu'elle s'enfuit ? Qu'elle se tue ? Qu'elle soit tuée ? Que d'interrogations ! Au bout de plusieurs minutes d'un ennui mortel, je décidai d'aller voir si Mme Nordon allait bien. Je frappai à la porte et passai le reste de la journée en sa compagnie dans sa chambre. Elle s'ennuyait autant que moi et étais heureuse de discuter avec quelqu'un. J'en profitai à mon tour pour jouer un rôle, le seul que je connaisse, le rôle du médecin et lui donner quelques conseils quant à sa santé...
Le lendemain, Holmes n'était toujours pas de retour mais Michael Landsbury, calmé, désira rencontrer Mme Nordon. Toujours aussi élégamment vêtu, un grand sourire aux lèvres, c'était vraiment un bel homme. Il avait l'air penaud et honteux de sa colère de la veille. Il salua galamment Mme Nordon et nous tînmes une réunion dans la salle de l'auberge, au milieu des conversations des clients et de l'odeur de la nourriture qu'on préparait dans les cuisines. Du ragoût de mouton si je me rappelle bien.
« Avant toute chose madame, je vous prie d'excuser mon emportement d'hier. C'est que voyez-vous je croyais vraiment ce qu'ont dit les journaux à votre sujet. Je pensais que vous étiez coupable...
- Ne vous excusez pas, murmura la jeune femme. Je comprends.
- Il faut dire que j'ai été tellement surpris d'apprendre que mon oncle avait reconnu votre enfant. C'est un homme que je n'ai jamais apprécié, toujours si pointilleux sur l'honneur. Je ne pouvais pas imaginer...
- Venez-en au fait, monsieur, je vous prie. »
Mme Nordon avait dit cela d'une voix ferme, retrouvait-elle de son assurance ?
« Hé bien, reprit-il d'une voix moins suave et plus sèche. J'ai décidé madame de ne pas chercher à être cruel avec vous dans l'état où vous êtes en intentant un procès que vous êtes certaine de perdre. Par respect pour mon oncle je suis prêt à partager l'héritage.
- Partager l'héritage ?
- Bien entendu. Il ne nous reste qu'à nous mettre d'accord chez Maître Albucklhurt. Qu'en dîtes-vous ? Plus de procès, plus de scandale et vous pourrez élever sans problème votre enfant.
- Aura-t-il le droit de porter le nom du colonel ?
- Madame, vous en demandez beaucoup. Il ne saurait en être question. »
Le regard de M. Landsbury se fit compatissant, il semblait sincèrement désolé.
« C'est à moi de porter le titre madame. La société n'acceptera jamais qu'un enfant naturel hérite d'un nom aussi ancien et respecté que Landsbury. Comprenez-moi !
- C'est tout décidé. Je refuse ! déclara Mme Nordon sur un ton qui n'admettait aucune réplique.
- Vous faîtes une erreur madame. Vous ne pourrez gagner ce procès.
- Je ne peux pas accepter d'argent de votre part, M. Landsbury. Vous n'êtes qu'un vil personnage. Croyez-vous que j'ai oublié les tourments que vous avez fait subir à votre oncle ?
- Je ne tolérerai aucune insulte de la part d'une intrigante telle que vous. Croyez-vous que personne au manoir n'a remarqué votre manège ? Vous êtes une belle traînée et votre place est plus sur les trottoirs de Whitechapel que dans un manoir de la noblesse. »
Mme Nordon poussa un cri de douleur. Mon sang ne fit qu'un tour et je me redressai menaçant, Landsbury se releva et remit son chapeau sur sa tête. Avant de partir, il jeta à Mme Nordon.
« De toute façon vous allez perdre votre procès et vous vous retrouverez sans rien.
- Et pourquoi donc ? J'ai confiance en M. Sherlock Holmes.
- M. Holmes s'est un peu avancé en l'occurrence. Vous n'avez aucune chance, la lettre n'a pas de valeur au regard de la loi.
- Pourquoi ? ne pus-je m'empêcher de demander, retrouvant mon calme et ayant moins l'envie de botter les fesses de cet impudent personnage.
« Car le colonel ne peut l'avoir écrite que dans un moment de folie. J'ai les témoignages du personnel du château, tous s'accordent à dire que le colonel faisait de la neurasthénie depuis l'enlèvement de sa fille. Il oscillait entre l'emportement et le désespoir le plus complet. Ne s'est-il pas suicidé ? De la même manière il a rédigé cette lettre pour M. Holmes dans un état second.
- Comment pouvez-vous dire cela ? s'écria Mme Nordon, dévoilant un visage ruisselant de larmes.
- Le docteur Watson lui-même pourra témoigner que le colonel vous a déshérité dans un accès de colère. De la même manière, il a écrit cette lettre dans un accès de désespoir. Je saurai plaider la folie pour casser le testament. »
La jeune femme ne sut quoi répondre, elle leva les yeux vers moi mais je ne trouvai rien à dire non plus. Il était certain à mes yeux que l'esprit du colonel allait en vacillant, je ne pouvais oublier la colère froide qui l'avait poussé à déshériter madame Nordon. Michael Landsbury triompha. Il se rapprocha de madame Nordon et posa les deux mains sur la table, en attitude de vainqueur.
« Alors est-ce d'accord ? Ne vaut-il pas mieux se mettre d'accord et se partager la fortune du colonel ? 500 livres ne font-elle pas une fort jolie somme ?
- Il faut que je réfléchisse. Je dois en parler avec M. Holmes...
- Au diable M. Holmes. Cette offre est à prendre ou à laisser et je ne la renouvellerai pas.
- Je vous prie de laisser Mme Nordon tranquille, m'écriai-je, n'aimant pas son ton abrupt et retrouvant mon humeur combative. Elle vous fera savoir sa réponse d'ici quelques jours.
- Je n'attendrai pas si longtemps docteur Watson. Faites-le bien comprendre à madame Nordon. Que cela lui mette un peu de plomb dans la cervelle ! Je veux ma réponse demain. »
Et d'un pas énergique, il quitta l'auberge. Mme Nordon était retombée dans son apathie et je me demandai ce que faisait Holmes une fois de plus.
Comme il semblait certain que nous devions passer une nouvelle journée seuls ensemble, je décidai d'en profiter pour faire une petite promenade. Norwich est une très jolie petite ville et il fallait oublier les tourments présents. Je réussis à décider Mme Nordon à sortir se promener dans la rue en ma compagnie, rester enfermé n'était pas bon dans son état. Mais combien je le regrettai ensuite !
Les habitants de Norwich, sans forcément penser à mal, la regardèrent passer comme une bête curieuse. L'article paru dans le journal et le suicide du colonel lui avait fait un tort extrême. La jeune femme se trouva vite suivie par quelques personnes intéressées, surtout des jeunes gens, qui ne mirent pas longtemps à faire des remarques à haute voix à son sujet dans son dos.
« Voilà la gouvernante !
- Il paraît qu'elle hérite.
- Pour une bonne affaire, c'est une bonne affaire. La petite enlevée, le vieux suicidé, de la belle ouvrage !
- Et il paraît qu'elle est enceinte !
- Du colonel ou d'un autre ? »
Des éclats de rire fusèrent à cette question impertinente. Un grand gaillard à cheveux roux s'écria en bombant le torse.
« Moi j'aurai pas dit non. Si madame veut bien se donner la peine. »
Et les rires continuèrent.
Voyant l'effet désastreux que ces plaisanteries insolentes avaient sur les nerfs de Mme Nordon, au bord des larmes, je jugeai bon d'intervenir et de la ramener à l'auberge.
« Messieurs, je vous prie de vous taire et de nous laisser en paix.
- C'est qu'il s'énerve le bourgeois. Pardon Milord !
- Ce doit être le prochain client.
- Un peu vieux pour elle, non ?
- Ce n'est pas l'âge qui compte, il doit avoir la bourse bien garnie !! »
Cette dernière réplique me fit sortir de mes gonds et je levai les poings. Mme Nordon, épouvantée, me serra le bras de toutes ses forces.
« Mais il veut se battre le gars !
- Je ne laisserai pas insulter ainsi l'honneur d'une dame, répliquai-je.
- Docteur Watson, je vous en prie. Partons ! implora la jeune femme désespérée.
- Il a l'air méchant le gros bourgeois. Pleurez pas madame, on va pas trop vous l'abîmer, il pourra encore servir ! »
Les rires ne durèrent pas longtemps car celui qui venait de parler ainsi se retrouvait assis sur ses fesses au beau milieu du trottoir, frottant sa mâchoire. Un uppercut dont je n'étais pas peu fier venait ainsi de le faire valser. C'est qu'il avait conservé la forme le vieux Watson, ses camarades du régiment en auraient été surpris. Les autres chenapans ne surent pas comment réagir, ils étaient bêtes mais pas méchants. Mme Nordon m'entraîna avec force et nous rentrâmes à l'auberge. Là elle éclata en sanglot et en imprécations contre moi, puis elle monta dans sa chambre où elle s'enferma à clé.
J'étais nettement moins fier de moi maintenant et j'attendis impatiemment le retour de Holmes. Je restai toute la journée dans la salle de l'auberge à boire et à manger pour ne pas sombrer d'ennui lorsque Holmes réapparut enfin.
Mais le détective ne fut de retour qu'en soirée, accompagné d'un homme assez âgé que je reconnus immédiatement comme étant Maître Cavendish rencontré dans des circonstances mouvementées au commissariat de Norwich.
« Bonsoir docteur Watson, dit-il en s'avançant. Comment se porte madame Nordon ? »
Il retira son chapeau dévoilant quelques cheveux gris parsemant un crâne luisant. A ma demande, il prit une chaise et s'assit à mes côtés. Holmes nous rejoignit.
« Elle ne va pas trop mal.
- Pardonnez mon absence Watson mais Maître Cavendish et moi-même avons eu besoin de tout ce temps pour préparer un dossier judiciaire inattaquable.
- Certes, M. Holmes, certes mais en sera-t-il comme vous l'espérez ?
- J'en suis absolument certain, maître. Où est madame Nordon au fait ?
- Elle boude. »
Et devant leurs regards surpris, je fus obligé de relater la pénible scène de l'après-midi, non sans raconter l'entrevue désagréable avec M. Landsbury.
« Et vous avez cogné ce malheureux en pleine rue ? Diable Watson, il ne fait pas bon se moquer des dames en votre présence. Et vous étiez prêt à rosser Landsbury. Vous n'êtes pas raisonnable, à votre âge. »
Les mésaventures de la journée amusèrent beaucoup mon ami.
- M. Landsbury semble sûr de lui Holmes, rétorquai-je pour ne pas que la conversation s'appesantisse sur mes déplorables exploits.
- Mais nous aussi, sourit le détective. »
Il fit un petit clin d'œil.
Puis les deux hommes voulurent parler immédiatement à Mme Nordon et nous montâmes jusqu'à sa chambre. Après quelques coups discrets sur la porte, Mme Nordon ouvrit. Elle avait toujours son air renfrogné mais lorsqu'elle aperçut M. Holmes, un sourire étincelant apparut.
« Ha M. Holmes ! Je commençais à désespérer.
- Mais il ne le faut pas voyons. Je vous ai promis de vous protéger et je tiendrai parole. Voici Maître Cavendish, il accepte de se charger de votre affaire.
- Vous êtes trop bon maître.
- Je vous en prie madame, répondit le vieil homme, rougissant de modestie.»
Et l'affaire fut rondement menée, l'avocat se perdit dans des détails législatifs rébarbatifs au possible dont la conclusion fut aussi claire que celle de Holmes, le procès, si procès il y avait, était gagné d'avance.
C'est ce qui fut répété le lendemain dans l'étude de Maître Albucklhurt devant un Michael Landsbury atterré et ne sachant quoi répondre. Il avait perdu toute sa superbe de la veille et parut se recroqueviller au fur et à mesure que l'avocat dévoilait les différents aspects du dossier Nordon. Landsbury, certain de son succès auprès de Mme Nordon, n'était accompagné d'aucun avocat mais même sans l'aide d'un spécialiste en droit, il dut comprendre que l'affaire était d'ores et déjà perdue pour lui. A la fin, Maître Albucklhurt ordonna d'une voix autoritaire au jeune homme de veiller à ne pas déranger Mme Nordon par de nouvelles propositions menaçantes. Puis il annonça que Mme Nordon viendrait s'installer le soir même à Cruceycroft.
Il partit sans rétorquer, touché à mort.
Madame Nordon parut enfin retrouver toute sa joie et son espérance. Elle remerciait tout le monde à grands renforts de sourires et de révérences. Charmante jeune femme.
Soudain Holmes me prit à part au milieu de l'euphorie générale et me glissa quelques mots à l'oreille :
« Il va falloir être prudent Watson pour le dernier acte.
- Le dernier acte ?
- Avez-vous votre revolver ? »
Hélas, non. Le détective s'écarta de moi et prit un air consterné. Que diable avait-il en tête ?
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