5.
Le collège se passa aussi mal qu'il avait pu s'y attendre. Il était un élève dans la moyenne, plutôt doué mais trop renfermé sur lui-même pour faire des éclats. Les années qui passaient affermissaient sa carapace et sa résistance aux railleries. Son père continuait lui de s'affaiblir mais survivait toujours, comme s'il voulait s'assurer que tout irait bien pour Tim avant de partir.
Le lycée arriva et Tim eut l'impression de revivre encore la même histoire, le changement d'établissement, la découverte des autres élèves... Mais les habituelles railleries semblèrent moins oppressantes, comme noyées dans la masse. Tim ne savait si sa résistance accrue faussait ses perceptions ou si les élèves se comportaient objectivement mieux que lors de son entrée au collège. Avec le temps, il eut avec soulagement la confirmation que sa situation s'améliorait notablement : il pouvait, d'une certaine manière, retrouver une zone de confort similaire à celle qu'il s'était forgée à l'école primaire.
Néanmoins, même si les réflexions et les moqueries avaient peu à peu cessé, Tim n'avait jamais pu être un membre à part entière de la communauté formée par les élèves. Lorsque l'on avait cessé de le considérer comme un phénomène de foire, on avait aussi cessé de le considérer tout court. Tim ne s'en portait certes pas plus mal, mais il savait que même lorsqu'il passait du temps avec ses camarades, il était en dehors. En dehors du jeu, en dehors du scénario de leurs vies qu'ils s'inventaient jour après jour. Il était celui auquel on ne pense pas. Celui que l'on n'envisage pas d'inviter à une fête. Celui que l'on n'envisage pas comme petit ami. En définitive, celui que l'on n'envisage pas, tout simplement. Il était devenu transparent.
Dès lors, le reste de son adolescence se passa sans heurt. Il n'en garda aucun souvenir particulièrement heureux ni aucune nostalgie, mais au moins avait-il passé le cap difficile du collège. Son humeur s'améliora sensiblement, il envisageait l'avenir avec plus de sérénité. Il se mit même à écrire de la musique, lui qui avait l'habitude de toujours jouer les mêmes mélodies qui l'aidaient à se sentir mieux.
Alors qu'il traversait sa dix-septième année, la maladie finit par emporter son père. L'enterrement se fit en comité réduit, le vieux médecin n'ayant d'autre famille que Tim et s'étant lui aussi peu à peu enfermé dans la solitude pendant les dernières années de sa vie. Rares étaient ses anciens collègues qui ne lui avaient pas tourné le dos lors de son départ de l'hôpital. Mais au milieu des quelques quidams occupés à se recueillir, Tim remarqua une personne qui ne semblait pas avoir de raison d'être là. C'était une jeune fille qui devait avoir le même âge que lui, mais il n'avait pas souvenir de l'avoir déjà vue au collège. Il la dévisagea un instant. Elle était plutôt mignonne avec ses longs cheveux noirs, sa peau légèrement bronzée et...
Le souvenir le frappa comme un éclair. Sara ! Son amie d'un jour à l'école primaire ! Elle avait 16 ans comme lui à présent et avait bien changé, mais c'était elle, il le savait. Il n'avait jamais pu totalement oublier son premier jour d'école... ni la première – la seule – personne de son âge dont il s'était senti proche un jour. Pourquoi était-elle donc là ? Pour lui ? C'était une idée ridicule, elle l'avait probablement oublié ! Tout comme lui l'avait presque oubliée jusqu'à cet instant... Et elle n'avait en tout état de cause pas l'air de l'avoir remarqué, les yeux rivés sur le cercueil qui descendait doucement vers la tombe.
Il tenta de lui faire signe discrètement, mais le moment était assez mal choisi. Il se ravisa assez vite, honteux de s'être un instant détourné de la peine qui aurait dû l'habiter du début à la fin de cette journée... Il baissa les yeux sur le cercueil et se força à repenser à des moments heureux passés avec son père, comme pour se punir de l'avoir sorti de son esprit au moment où il devait lui dire au revoir.
Les minutes passèrent et, lorsque les quelques personnes rassemblées commencèrent à s'éloigner, Tim se dit qu'il avait attendu assez longtemps, mais lorsqu'il leva les yeux, Sara n'était plus là. Il la chercha du regard, affolé d'avoir si vite perdu la trace de celle qu'il avait mis tant de temps à retrouver. Il la vit marcher vers un autocar : elle était déjà sortie du cimetière. Il regarda avec hésitation la boîte en bois qui contenait le corps de son père et décida de remettre sa culpabilité à plus tard : il fonça vers la grille du cimetière.
Il aurait voulu l'appeler, lui faire signe, n'importe quoi pour la retenir, mais il ne pouvait pas. La porte de l'autocar se refermait et Tim sentait le désespoir le gagner. Lorsqu'il atteint enfin la porte du cimetière, le moteur de l'autocar vrombit. Impuissant, il ne put que regarder Sara s'installer à l'intérieur. Celle-ci jeta un regard dehors et se figea un instant en voyant Tim qui lui faisait signe. Le car partait déjà mais Tim vit passer dans les yeux de Sara le même souvenir de cette rentrée de primaire. Sara n'eut que le temps de lui faire un signe de la main et un sourire, et elle était partie. À l'arrière de l'autocar des diodes épelaient la destination : aéroport.
Tim resta sur place un moment, incapable de bouger. L'apparition avait été aussi inattendue que brève. Il n'avait même pas pu lui parler... lui écrire. Lui demander son nom complet, où elle habitait. Rien. Et elle était repartie prendre un avion pour une destination inconnue. Il l'avait perdue pour une seconde fois après un temps encore plus ridiculement court que la première fois. Il se sentit idiot de cette soudaine obsession pour cette rencontre. Après tout, il ne la connaissait à vrai dire pas du tout : ils n'avaient passé qu'une petite journée d'école ensemble, huit ans plus tôt...
Avec peine, il se retourna vers l'enceinte du cimetière où plusieurs personnes se recueillaient encore. Il allait lui aussi y pleurer plusieurs minutes, mais à cet instant précis, il s'en voulut beaucoup de sourire en songeant avec rêverie « elle se souvient de moi ».
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