3.
Le petit Tim grandissait, aussi heureux qu'un enfant pouvait l'être en étant plongé dans l'isolement, la lecture et l'écriture. Parfois, il passait des heures à observer les gens passer dans la rue devant la maison. Il se demandait comment étaient ces gens, s'ils ressemblaient à son père ou bien aux personnages des livres qui s'entassaient sur sa table de nuit. Son père le surprenait parfois ainsi, et le petit Tim faisait alors mine de n'avoir jeté qu'un rapide coup d'œil au dehors et s'en retournait à ses lectures.
Le vieux médecin n'était pas dupe : il savait bien que son fils ne pourrait rester éternellement cloîtré entre quatre murs, même s'il faisait tout pour oublier cette évidence. À la lecture et l'écriture s'étaient ajoutées des leçons de piano. L'histoire du *Joueur de flûte* avait continué d'intriguer l'enfant qui s'y découvrit par la même occasion une passion pour la musique. Les instruments à vent lui étaient indubitablement inaccessibles, aussi son père lui avait-il ouvert le vieux piano droit qui prenait la poussière dans le salon.
Mais il fut bientôt à court d'idées pour occuper son fils : des journées de lecture et de musique ne suffisaient plus à assouvir sa curiosité. Un jour qu'il regardait mélancoliquement les gens passer devant la fenêtre de sa chambre, son père entra et, cette fois-ci, l'enfant ne se détourna pas de la fenêtre. Il jeta un œil à son père et pointa du doigt quelque chose à l'extérieur. Celui-ci s'approcha et vit, à travers la vitre, un groupe d'enfants marcher dans la même direction. « Ils vont à l'école » expliqua-t-il. L'enfant agita alors le doigt en direction de son torse. « Tu veux aller à l'école aussi ? » Le petit acquiesça d'un mouvement de tête.
Cela devait bien finir par arriver, pensa le vieux médecin. Il avait jusqu'alors assuré lui-même l'éducation du petit. Mais il devait se rendre à l'évidence : la confrontation avec le monde extérieur était inévitable. Le petit Tim ne pouvait être enfermé dans une bulle à tout jamais. Il devait avoir l'occasion de rencontrer d'autres enfants, de se lier à eux... et de subir les inévitables méchancetés et moqueries.
Lorsque la rentrée suivante arriva, Tim avait déjà huit ans. Son père l'avait inscrit à l'école du quartier, et c'est avec une appréhension certaine qu'il l'y conduisit au début du mois de septembre. Il avait pris soin de prévenir le personnel de l'école mais ne pouvait présumer des réactions des autres enfants... et de leurs parents.
Lorsqu'ils arrivèrent devant les portes de l'école, la foule déjà attroupée devant manifesta un cortège de réactions somme toute très attendues. La plupart, après un regard surpris vers l'enfant sans bouche, feignaient l'indifférence et semblaient prétendre que tout était parfaitement normal. D'autres ne pouvaient s'empêcher de lancer constamment des regards ahuris avec toute la discrétion dont ils étaient capables – c'est-à-dire d'une manière incroyablement voyante. La plupart rappelaient leurs enfants à l'ordre lorsque ceux-ci pointaient du doigt le jeune Tim d'un air fasciné.
Le vieux médecin essayait de garder le sourire pour ne pas transmettre son malaise au petit Tim. Celui-ci leva la tête et lui lança un regard interrogateur. Il s'agenouilla auprès de lui. « Les gens te regardent parce qu'ils n'ont pas l'habitude de voir un enfant sans bouche. Ça ne veut pas dire que c'est un problème. C'est juste différent et ils n'y sont pas habitués. Dans quelques semaines, ils ne le remarqueront même plus. Et s'ils continuent à te regarder, eh bien... c'est que tu es quelqu'un d'intéressant. Et c'est une bonne chose. »
Le petit Tim fit alors une chose étrange que son père avait déjà vue auparavant à plusieurs reprises : il sourit. Oh, bien sûr, il ne pouvait s'agir d'un sourire *normal*, mais ses joues se plissaient d'une certaine manière et ses yeux se faisaient plus rieurs. Tout comme les aveugles compensent leur handicap par un développement accru de leurs autres sens, Tim transmettait à son visage entier les émotions qu'il ne pouvait exprimer par une bouche.
Lorsque la cloche sonna, les enfants embrassèrent leurs parents et entrèrent dans la cour de l'école. Là, libérés des surveillances paternelles et maternelles, les petits se mirent à chuchoter avec excitation en lançant des regards de côté à l'enfant sans bouche. Le petit Tim ne s'en émut pas outre mesure : aucun n'avait l'air franchement moqueur ou agressif, c'était une simple vague de curiosité qui se répandait à travers les élèves. Un petit nouveau fait toujours parler de lui, mais rarement à ce niveau d'intensité !
Les élèves furent invités à se mettre en rang deux par deux. Chaque enfant rejoignit son ou sa camarade favori. Même les quelques malchanceux qui souffraient déjà du rejet des groupes pouvaient s'organiser en paires et ne pas être isolés. Lorsque tous se furent rassemblés, le petit Tim se retrouva seul avec une petite fille qui n'avait elle non plus trouvé aucun camarade à qui tenir la main. Il lui tendit la sienne et entendit alors les autres enfants se mettre à rire. La petite fille ignora les moqueries et lui prit la main.
Le vieux médecin avait mis le petit Tim en garde contre les réactions des autres enfants quant à son handicap. Ironiquement, il n'avait pas pensé à le prévenir que les moqueries pouvaient surgir pour bien d'autres choses... comme le fait le plus banal pour un petit garçon et une petite fille de se tenir la main.
Tim garda la tête baissée sur le chemin qui les mena à la salle de classe. Les rires s'évanouirent rapidement sous les remontrances de la maîtresse. Il s'assit à une table en la choisissant la plus banale possible : ni trop devant, ni trop derrière. Proche de la fenêtre pour avoir l'impression de pouvoir s'échapper à tout instant. La petite fille à qui il avait tenu la main vint s'asseoir à côté de lui. Il n'y avait de toute façon pas d'autre place libre, mais quelques élèves se retournèrent en pouffant discrètement.
Le petit Tim tourna la tête vers sa camarade. Elle avait de longs cheveux noirs qui tombaient sur ses épaules, la peau légèrement bronzée et un bindi sur le front. Elle le dévisageait d'un air étrange. Il n'y avait ni moquerie ni curiosité dans ses yeux. Elle semblait juste chercher à savoir si Tim était vexé des rires des autres élèves, ou même si cela le dérangeait d'être assis à côté d'elle. Il lui sourit à sa manière bien à lui. Elle plissa les lèvres dans un sourire bien plus classique mais non moins chaleureux. Et le petit Tim comprit qu'il s'était fait une amie.
Les enfants furent invités à indiquer leurs prénoms sur un petit écriteau en papier et il apprit ainsi que sa nouvelle amie s'appelait Sara. La maîtresse rappela à l'ordre plusieurs élèves qui se retournaient un peu trop souvent pour regarder Tim, mais dans l'ensemble, les premières heures de cours se déroulèrent sans incident.
Quand ce fut l'heure de la récréation, les enfants se précipitèrent dehors pour aller jouer au ballon ou simplement pour se raconter leurs vacances d'été. Le petit Tim sortit aussi discrètement que possible, après tous les autres. Lorsqu'il se trouva un coin tranquille à l'écart, dans la cour de récréation, il s'aperçut que la petite Sara était restée à ses côtés. Ils se sourirent à nouveau et Tim sortit un petit carnet et un crayon de sa poche – il gardait toujours de quoi parler sur lui.
« Tu es nouvelle, toi aussi ? » écrivit-il. Il tendit le carnet à Sara qui lut le message. Mais alors, elle fit quelque chose d'inattendu : elle sortit un stylo de son blouson. Il resta interdit un instant puis compris : elle n'allait pas lui répondre à voix haute. Elle voulait écrire, elle aussi. Jamais son père n'avait répondu ainsi... il *parlait*, tout simplement. Elle griffonna très vite une réponse. Il constata qu'elle aussi avait une écriture hachée, biscornue, comme si elle essayait d'écrire plus vite qu'elle ne pensait. L'encre verte était encore humide lorsqu'elle lui tendit le carnet.
« Oui, mais je change souvent d'école, j'ai l'habitude qu'on se moque. Et toi ?
— Moi, je n'ai jamais été à l'école, lui répondit-il par le même moyen. Pourquoi ils se moquent ?
— Parce qu'ils sont idiots. » Puis elle arrêta d'écrire quelques secondes et ajouta : « je suis contente que tu ne sois pas idiot. »
S'il avait pu, le petit Tim aurait rit. Mais son expression fut suffisamment explicite et la petite se mit à rire pour de bon.
Le reste de la journée se déroula de la même manière. Les cours de manière studieuse et silencieuse, le repas à la cantine et la récréation de l'après-midi en compagnie de la petite Sara, à se parler par carnet interposé. À la fin de la journée, plusieurs pages étaient remplies.
Les deux enfants se firent un signe de la main pour se dire au revoir devant la grille de l'école. Sara s'en alla entourée par ses parents et Tim rejoignit son père qui le reconduisit à la maison. « Alors ? dit celui-ci avec une certaine appréhension, ça s'est bien passé ? »
Tim repensa aux regards, aux sourires moqueurs, aux rires. Puis il pensa à Sara et sourit. « Oui, lui écrivit-il, très bien ! » Et il eut beaucoup de mal à dormir cette nuit, trépignant d'impatience de retourner à l'école et de revoir Sara. Il y avait une fanfare qui résonnait en lui, un grand hymne qui hurlait : eh, tout le monde ! J'ai une amie ! J'ai une amie ! Il était déjà tard lorsqu'il parvint à s'endormir.
Mais le lendemain, lorsqu'il arriva dans la cour de l'école, la petite Sara n'était pas là. Il ferma le rang des enfants deux par deux tout seul et s'installa à la même table que la veille, seul également. Il passa une grande partie de la journée à épier le chemin qui menait à l'école par la fenêtre, mais Sara ne vint pas.
À la fin de l'après-midi, quand tous les enfants se dirigeaient vers la foule de parents qui attendait devant la grille, Tim alla à la rencontre de la maîtresse avec un petit mot écrit sur son carnet : « Où est Sara ?
— Ah, dit celle-ci en lisant le mot. Je suis désolée, Tim, mais elle ne viendra plus, ses parents l'ont changée d'école. Apparemment, elle ne s'en sortait pas ici, ils ont du mal à trouver un établissement qui leur convienne. »
Elle haussa les épaules d'un air impuissant. Le petit Tim reprit son carnet et sortit de la salle de classe d'un pas lent. Les fanfares de la nuit précédentes s'étaient définitivement arrêtées. Il sentit comme un grand vide dans son ventre. Son père s'inquiéta devant son air triste mais le petit lui assura que tout s'était à nouveau bien passé. Ce qui, d'une certaine manière, était vrai, puisque rien de spécial n'était arrivé. Mis à part le fait que Tim avait passé ses récréations et son repas de midi seul, cette fois...
Pendant les semaines qui suivirent, le petit Tim continuait à chercher du regard son amie Sara un peu partout. Hélas, il ne la revit pas, et les semaines et les mois passèrent en estompant peu à peu le souvenir de son amie d'un jour, jusqu'à ce qu'il finisse par presque l'oublier.
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