Nous sommes remontés à l'étage et je me suis dirigé vers l'entrée d'un pas pressé.

Mais à peine m'étais-je approché de la poudre qu'Abbot avait dispersée près de la porte, que mon hôte m'a hélé.

— Je ne vous le conseille pas, William, il vaudrait mieux attendre le matin.

Je me suis retourné.

Il a tendu son index et a désigné mon torse blessé.

— Votre métabolisme de loup est impressionnant, j'en serais presque jaloux. Mais pour autant, je ne suis pas sûr que nos amis ont abandonné l'idée de nous occire. Ils disparaîtront avec la venue de l'aube. Vous n'avez qu'à rester ici le reste de la nuit, mais évitez de toucher à notre protection. Je ne sais pas pour vous, mais j'ai encore des projets pour l'avenir.

J'ai grogné. Il avait raison. Même avec Rose, le combat avait été tendu. Alors, seul face au Wendigo et à ce Baphomet dont je ne connaissais rien... je n'avais aucune chance. Reste que l'idée de partager la maison avec Abbot me révulsait.

— Je veux la voir, ai-je dit.

Mon ton était clair et n'acceptait aucune opposition.

Abbot s'est frotté les mains et il a passé sa langue sur ses lèvres pincées.

— Réfléchissez William, êtes-vous sûr de vouloir vous infliger ce spectacle ?

Mes yeux ont dû parler pour moi.

Il a hoché la tête:

— Je veux juste que vous gardiez à l'esprit qu'il y a un prix à payer lorsqu'on a recours à la magie, toujours... j'insiste sur ce point.

Il m'a invité à le suivre, puis s'est dirigé vers une des chambres du rez-de-chaussée.

Dans cette pièce borgne éclairée par la seule lumière d'une ampoule, il n'y avait aucun meuble. Pas de lits, ni d'armoire. Une odeur de poussière humide émanait du sol en parquet. Les murs étaient lézardés et le plâtre apparaissait à certains endroits.

Mais surtout, au centre, il y avait cette cuve d'eau, placée à la verticale, un bassin cylindrique à taille humaine scellé et relié à deux tubes qui s'enfonçaient dans le sol.

Rose flottait dans le liquide. Son bras droit pendait sur son flanc, fracturé au niveau de l'épaule, presque déchirée. Sa main était carbonisée, recouverte d'une épaisse croûte noire, elle était recroquevillée. Mais le pire, c'était cette morsure imprimée sur son abdomen. Ce n'était pas tant les marques de dents et la chair apparente qui glaçaient le sang, que les stries bleuâtres qui s'étendaient sur toute sa peau comme des vergetures. Aussi, de grosses sangsues gorgées de sang étaient réparties au niveau des plaies les plus profondes.

— La médecine traditionnelle, allopathique j'entends, n'aurait rien pu faire pour sauver ma fille. Mes connaissances, en revanche, le peuvent. Mais elle gardera des séquelles. Elle n'était pas prête à utiliser la pyromancie. Rose ne retrouvera jamais l'usage de sa main droite. Pour le reste, elle devra prendre un traitement chaque jour pour contenir le poison qui s'étend et qui tente de prendre le contrôle de son corps.

J'ai perçu une pique d'amertume dans les propos d'Abbot, et un léger parfum de regret se diffuser à la surface de sa peau livide. Ce monstre à sang froid pouvait-il éprouver des sentiments pour sa fille?

Je ne pouvais pas détacher mon regard du bassin, des bulles qui s'échappaient du masque qui lui ceignait le visage, de ses cheveux étendus dans l'eau tels les filaments d'une méduse.

— Tout est une question d'équilibre, a-t-il ajouté. Elle a donné tout ce qu'elle a pu pour terrasser son adversaire et la magie a simplement réclamé son dû.

Abbot avait raison. Rose avait été exemplaire, et j'avais failli. Je l'avais abandonnée.

Mais son discours sur la sorcellerie comportait des failles. Je l'avais vu créer un nuage de flammes autour de la bête.

— Je vous ai vu utiliser cette même magie, quel prix avez-vous payé ?

L'odeur du remords qui recouvrait son épiderme s'est envolée et le reptile a refait surface sous ses traits narquois.

— Voyons Williams, réfléchissez, qui vous dit que l'utilisateur doit être le payeur. À quoi bon posséder une collection, sinon ?

La mort a dansé dans son regard sans vie.

— D'ailleurs, j'ai failli oublier mon traitement.

Il a sorti une petite fiole rouge d'une poche intérieure de son costume, il l'a ouvert et fait tomber une goutte dans chaque œil. Il a cligné les yeux puis grimacé avant de fixer son regard sur moi.

— Rose devra le comprendre un jour, pour vous je crains qu'il ne soit trop tard. Lorsqu'on est au sommet de la chaîne, les autres ne sont que des proies ou des outils. Il n'y a aucun mal à s'en nourrir, ni à s'en servir. Observez autour de vous. C'est juste une loi de la nature et ...

J'avais autre chose en tête qu'écouter sa litanie habituelle.

— Combien de temps ? L'ai-je coupé en désignant la cuve d'un geste de la tête.

— Pour qu'elle récupère ? Deux semaines de ce traitement devraient suffire à ôter les marques. Elle sera affaiblie, aura un bras inutilisable pendant quelques semaines encore. Pour la malédiction... je vous ai déjà expliqué.

— Contactez-moi à son réveil. Je n'accepterai de vous aider qu'à condition qu'elle soit à mes côtés.

Il a émis un petit ricanement sec.

— Mais qui vous dit qu'elle voudra vous voir, c'est en grande partie à cause de vous qu'elle doit rester dans cette cuve.

Il marquait un point. Mais c'était hors de question que ce sociopathe la garde et en fasse son rat de laboratoire.

— Mais j'accepte vos termes, a-t-il conclu. Elle sera libre de vous rejoindre. D'ailleurs, je pense que vous aurez besoin d'elle. Vous avez toujours une Salémite à vos trousses. Et contre elle, j'insiste sur ce point, vous ne pouvez rien.

C'était la première fois qu'il évoquait l'enfant de Salem.

— Que pouvez-vous me dire sur elle ?

Il a soupiré.

— À vrai dire pas grand-chose, sinon qu'elle m'a causé du souci. J'avais prévu un accueil pour vous. Elle a contrecarré mes plans en vous interceptant avant que mon équipe de chasseurs ne le fasse. J'ai laissé agir Rose, je savais qu'elle pouvait vous tirer d'affaire. Sinon, je ne pense pas qu'elle travaille de concert avec Baphomet, elle traque la lignée d'Amarok pour une autre raison.

Rien. Ou alors il ne voulait pas m'en dire plus. Difficile de décrypter ce visage lisse et ce corps vide d'émotions.

— Juste encore une chose, William. Demain matin dès l'aube, ce manoir sera détruit et consumé dans les flammes. Quelques spécimens ainsi que la cuve seront transférés dans une base secondaire. Je vous donnerai rendez-vous dans ce lieu au moment voulu. D'ici là, je vous invite à aller vous coucher. C'est ce que je vais faire pour ma part.

Non, je n'ai pas pu dormir. J'avais eu des réponses, mais la plupart avaient été comme du sel jeté sur des plaies ouvertes. Depuis mon arrivée, tout s'était enchaîné trop vite. J'avais perdu le contrôle et le passé s'était abattu sur moi comme s'il était resté trop longtemps tendu à un élastique.

Mais j'avais un plan. Il était temps pour la "Team William" de se former et de contre-attaquer.