Le dilemme
Il avait suffi d'un simple regard pour m'elle me cloue au sol. Au moment où ses yeux se sont posés sur moi, mes entrailles se sont vrillées et mes muscles se sont mis à tressauter puis se crisper sous les pulsations qui irradiaient de ma blessure.
La Salémite s'est hissée hors de la chaise à bascule comme un automate. J'ai reculé sur mes genoux et tenté de m'interposer entre elle et Rose.
Puis elle m'a fixé de ses deux billes noires luisantes enfoncées sous les rides épaisses, a tendu sa paume ouverte et l'a resserré d'un coup, comme si elle avait voulu écraser un fruit juteux. La douleur m'a foudroyé. J'ai hurlé et me suis recroquevillé comme un insecte à l'approche du feu.
J'ai juste eu la force de relever la tête.
Tante Maé s'était redressée et avançait très lentement vers Rose, presque en flottant. Son corps tordu et désarticulé n'était plus qu'une parodie d'être humain prise de soubresauts saccadés.
L'Indienne avait cessé de hurler, la colère et la tristesse se disputaient les traits de son visage, sans que l'une triomphe de l'autre. Elle pointait son Glock en direction de sa tante.
— Libère-la... laisse-la ou je t'expédie en enfer... Saloperie, a-t-elle menacé d'une voix étranglée.
La Salémite a marqué un arrêt. Son visage s'est tordu en un sourire menaçant.
— Oh ? Tu ne tirerais quand même pas sur cette bonne vieille tante Maé quand même ?
Le pistolet tremblait entre ses petites mains. Les perles de sueurs sur son front, ses lèvres pincées jusqu'à blanchir, les palpitations rapides et l'odeur de sa haine mêlée à celle de l'amour qu'elle portait à sa tante trahissaient le combat intérieur qui faisait rage dans son cœur et son esprit.
Il suffisait d'une balle bien placée pour en finir avec l'enfant de Salem, mais le prix à payer était trop élevé.
Le Salémite a fait un pas de plus vers elle.
— Non... tu ne tireras pas sur cette brave Tante qui te prenait dans ses bras les soirs alors que tu pleurais dans ton lit. Non, tu ne feras pas de mal à la tendre Mama Maé qui a su te réparer après que ta sœur et ta mère aient été mises en pièces par les vilains loups. Et non, tu ne tueras pas la seule personne à pouvoir encore te donner l'affection que tu as cherchée désespérément chez ton père.
La Salémite a ricané.
— Oh diable que cet esprit est une mine d'or ! J'apprends beaucoup sur elle... et sur toi. Son âme est savoureuse ; un délicat panache de gentillesse et de noirceur. J'espère que tu ne la prenais pas pour une sainte, car c'était aussi une belle saloperie.
La vieille a craché à terre et a fait un pas de plus.
J'ai grogné et réussi à me remettre sur les genoux.
Approche encore un peu, vieille peau.
— Tais-toi ! C'est des mensonges ! a hurlé Rose.
La Salémite a secoué son index comme l'aurait fait une mère rappelant son enfant à l'ordre après une bêtise.
— Allons, allons, tu as passé l'âge de croire aux contes de fées... Tu sais bien que je dis la vérité. En revanche, peut-être ignorais-tu qu'elle avait été l'amante de ton père ? Oh pas la peine de faire cette tête, c'était il y a longtemps, tu n'étais pas née.
Rose a reniflé.
Une rivière de larmes avait noyé ses yeux et coulait désormais sur son nez et ses lèvres. Les extrémités de ses doigts étaient blanchis à force d'avoir agrippé le pistolet.
— Je vais tirer ! Je vais le faire !
Son odeur la faisait mentir. Non, trop d'amour pour sa tante l'empêchait d'appuyer sur la détente.
Bouge-toi William ! Tu peux le faire. J'ai tenté de me redresser, mais mes muscles refusaient de m'obéir.
— Non, tu ne le feras pas, a dit la Salémite. Et nous n'avons même pas à nous battre, nous avons plus en commun que tu le penses. Tu n'aimes pas les loups. Je le sais, je sais tout de toi. Cette vieille caboche de Maé m'a tout révélé, petite sorcière. Je connais même ton secret, car, surprise, elle le connaissait aussi.
Quel secret Rose ? Quel secret ?
Elle a tendu vers moi son index crochu.
— Je le veux, lui. Tue-le et je libère ta Tante. Tu pourras me poursuivre après cela, mais je te garantis qu'elle sera vivante et que je n'aurai rien volé dans sa tête sénile. Réfléchis bien, tout ce que tu as à faire, c'est de lui planter ta dague en argent dans la poitrine. Regarde-le, il est à ta merci. Utilise donc ton Kriss sur ce vieux loup puant ! Fais le payer pour le mal qui t'a été fait !
Le visage de Maé n'avait plus rien d'humain. Ses yeux n'étaient que plus que deux billes d'obsidienne prêtes à sortir de leurs orbites et sa bouche édentée, un gouffre qui menait droit aux enfers.
Rose m'a regardé, l'espace d'une seconde. Elle était tentée de le faire. Elle ne pouvait rien me cacher, pas en cet instant. Elle était un livre ouvert et j'insistais impuissant au dilemme qui la déchirait. Mon sort était scellé, je ne faisais pas le poids contre sa tante. Je n'étais qu'un lupin, une racaille de la même espèce que ceux qui avaient tué sa famille.
Elle s'est tournée vers moi. A pincé ses lèvres davantage encore et m'a dit d'une voix tremblante.
— Je suis désolée, William.
La Salémite s'était encore rapprochée. Le triomphe imminent se lisait sur son visage rabougri et fripé. Elle avait gagné. Je pouvais sentir la noirceur s'échapper de tous les pores de la peau de Maé. Elle irradiait.
Rose a maintenu en joug sa tante d'une main, puis a posé l'autre sur la garde du Kriss, dont le fourreau était accroché à sa ceinture.
Puis, elle a sorti la dague d'un grand geste et s'est rapprochée de moi.
— Soit maudit William Nothington, a-t-elle hurlé dans un torrent de larmes.
Et elle a fait feu.
La balle a atteint la vieille à l'épaule. Une plainte lugubre et aiguë s'est échappée de sa bouche.
Rose a tiré à nouveau.
Mais la vieille a esquivé. La même vitesse qui m'avait surpris chez la serveuse.
La Salemite a émi un sifflement rauque et s'est élancée vers l'entrée telle une tornade.
Le Glock a craché une troisième balle.
Mais le projectile a fini sa course dans une tête d'orignal empaillée.
— Rose non !
Trop tard, je l'ai vu courir pour la prendre en chasse.
Il s'est peut-être passé une minute avant que je puisse reprendre le contrôle de mon corps.
Je suis sorti et j'ai titubé vers la voiture. J'ai humé l'air. L'odeur de Rose, je pouvais la pister. J'ai tenté de retirer le pantalon, mais il était collé à mes cuisses.
— Tant pis, ai-je dit à haute voix.
Et pour la deuxième fois de la journée, j'ai déchiré un jeans en me changeant en loup.
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