1 - Le symbole
Mon monde s'écroula un soir de décembre, dix ans après ma rencontre avec Sherlock Holmes.
Une décennie, ce n'est pas si mal, n'est-ce pas ? Je ne devrais pas me plaindre, bien peu sont celles et ceux qui ont eu autant de chance que moi. Mais quand j'ai compris que ma vie allait basculer, dix ans me parurent soudain terriblement courts, à peine une poussière sur l'échelle de ce que j'aurais désiré.
Lestrade, l'inspecteur de Scotland Yard avec lequel nous travaillions le plus souvent, était arrivé chez nous une nuit, assez tard, l'air bouleversé.
— Asseyez-vous, inspecteur, l'invita Holmes en le voyant hésiter au seuil du salon, pale et presque vacillant. On dirait que vous avez vu un revenant !
Le policier se laissa tomber dans un fauteuil.
— Un revenant, je ne sais pas... Mais de ma vie, je vous le jure, je n'ai jamais rien vu d'aussi... D'aussi...
Je lui tendis un verre d'alcool, un peu inquiet. Lestrade avait des nerfs d'aciers et une humeur généralement égale. À ma connaissance, Holmes était le seul capable de lui faire perdre son sang-froid.
— Je suppose qu'ils vous ont mis sur l'affaire du Dépeceur, déclara le détective en se frottant les mains. Enfin ! Je désespérais de pouvoir m'y pencher !
Je levais les yeux au ciel. Holmes ne manquait pas d'empathie, mais la perspective d'une nouvelle enquête lui faisait souvent oublier de l'exprimer.
« L'Affaire du Dépeceur », comme l'appelait les journaux, était trop proche de celle de Jack l'Eventreur pour ne pas lier les deux dans l'opinion publique. Jack n'ayant jamais été arrêté, certains prétendaient que c'était lui qui était revenu, trois ans plus tard, pour massacrer des individus dans Whitechapel. La différence, c'était qu'il ne s'agissait pas seulement de prostituées, cette fois. Hommes, femmes, enfants... Les victimes n'avaient aucun point commun, si ce n'était la malchance de s'être promené tard, à pied, au mauvais endroit.
Et, accessoirement, d'avoir été horriblement démembrés.
— Il y a eu une nouvelle victime ? s'enquit Holmes.
— Oui, soupira Lestrade. Un homme... Ou deux. Je crois.
— Vous croyez ? m'étonnais-je.
— C'était vraiment difficile à dire. Les corps étaient... Eh bien...
Il ferma les yeux en retenant un haut-le-cœur, prit une profonde inspiration et reprit :
— Les corps étaient en morceaux. Vraiment. Même les os étaient brisés. Tous les membres séparés, les organes éparpillés un peu partout, la peau déchirée...
— Il faut nous rendre sur la scène au plus vite ! s'exclama le détective.
Lestrade secoua la tête.
— Pas la peine. Ils avaient déjà commencé à nettoyer quand je suis parti.
— Mais... ! s'offusqua mon compagnon. Mais... Mais les indices !?
Il semblait presque en deuil. Je lui tapotais l'épaule, amusé malgré moi par son air catastrophé.
— Je sais, soupira le policier, mais nous n'avions vraiment pas le choix. La scène étaient au milieu d'une place publique. Il fallait impérativement éviter que les gens, et encore plus les journalistes, ne la découvrent demain matin. Vous comprenez ? Nous avons eu de la chance d'avoir été appelé alors que le crime était encore... frais.
Le mot lui arracha une grimace.
— Vous avez des photographies, tout de même ? s'inquiéta Holmes.
À son grand soulagement, Lestrade fit « oui » de la tête.
— Elles sont en développement, précisa-t-il. J'ai réveillé le gars du laboratoire pour qu'il s'en occupe en priorité. Je n'aimerais pas être à sa place, le pauvre...
Il se tut et regarda ses mains, perdu sans ses pensées.
— Il y a un détail qui vous travaille, comprit Holmes en allumant sa pipe. Dites-moi.
À ma grande surprise, Lestrade se tourna dans ma direction.
— Auriez-vous un papier et un crayon à me prêter ?
— Bien sûr.
Je sortis mon carnet de ma poche – j'en avais toujours un sur moi – et l'ouvrit avant de le lui tendre. Un petit crayon était coincé dans la reliure.
— Les morceaux de corps étaient disposés d'une certaine façon, expliqua Lestrade en posant son crayon sur la feuille. Ils formaient une sorte de symbole... Un symbole d'une trentaine de mètres de long parfaitement tracé, à un point que je n'aurais pas cru possible...
Tout en parlant, il dessina. Puis, après une courte hésitation, il retourna le carnet pour nous le montrer.
Je poussai un cri étranglé, un pur sursaut d'horreur, comme un poignard dans le cœur. Ma mémoire sembla se tordre et se replier sur elle-même, extirpant du fond de son abîme les blessures de mon enfance.
Holmes bondit immédiatement pour se placer devant moi, à la fois inquiet et confus.
— Watson ? Watson, que se passe-t-il ?
Je pris une grande inspiration et me frottais la cuisse en souriant d'un air embêté.
— Je suis désolé, ce n'était rien, vraiment. Ma vieille blessure m'a fait mal toute la journée et le récit de l'inspecteur m'a tellement tendu qu'en me penchant, je me suis fait une crampe à la cuisse. Extrêmement dramatique de ma part.
Holmes me jeta un regard stupéfait. Il savait que je mentais. Il me connaissait trop bien et je n'étais pas spécialement doué pour mentir. Même Lestrade n'avait pas l'air de me croire.
— Vous connaissez ce symbole ? insista mon détective.
Je ne pus m'empêcher de détourner les yeux. La lueur de la cheminée projetait des ombres nettes, sombres et bien découpées. Celle de mon fauteuil grouillait de choses. Elles étaient plus nombreuses que d'habitude, plus mouvantes et plus tangibles, menaçant presque de déborder dans la lumière.
Ma distraction n'avait duré qu'un instant, mais Holmes s'en aperçut et fronça les sourcils en détaillant lui-même l'endroit que j'avais regardé.
— Non, répondis-je en tentant de paraître désinvolte. Pas vraiment. On dirait le symbole d'une secte. Ça me rappelle un feuilleton parut dans le Strand l'année dernière. Une romance gothique où...
— Watson, le coupa Holmes d'un ton plus autoritaire, regardez-moi.
J'avais toujours eu du mal à lui désobéir, surtout lorsqu'il employait cette voix. Je levai la tête. Son regard plongea dans le mien, cherchant à explorer mon âme. J'avais toujours été un livre ouvert pour lui. Il n'y avait qu'un chapitre qui lui était interdit et jusque-là, il n'en avait jamais eu conscience. Je vis immédiatement qu'il en était perturbé et j'espérai du plus profond de mon cœur que cela ne change pas sa vision de moi.
— Vous connaissez ce symbole, affirma-t-il. Pourquoi ?
— C'est absurde, répondis-je en me concentrant pour ne rien laisser paraître dans ma voix. Comment le connaîtrais-je ?
Il pinça les lèvres, incapable de fournir lui-même une explication. J'étais certain qu'il pouvait retracer quasiment toutes mes allées et venues des dix dernières années. Il savait que je n'étais pas impliqué dans l'affaire du Dépeceur.
Il tourna la tête vers Lestrade, qui était tout aussi intrigué, puis il prit le symbole et l'examina un peu mieux. Il s'agissait d'un rond duquel s'échappait sept lignes droites, comme un soleil, encadré par quatre ronds plus petits, eux-mêmes reliés par une ligne droite.
— Vous dites que quelqu'un a fait ça avec des morceaux de corps ?! s'exclama Holmes. Mais...
— Je ne l'aurais pas cru si je ne l'avais pas vu, avoua Lestrade. Et j'aurais aimé que vous le voyiez aussi, mais vous comprenez à présent pourquoi nous ne pouvions vraiment pas laisser une telle chose accessible au public.
Mon détective ne répondit rien. Il observait le dessin, profondément perdu dans ses pensées, en se caressant le menton. J'essayai d'avoir l'air naturel, malgré mon cœur qui battait la chamade, et de ne surtout pas penser à ce que ce symbole pouvait signifier. J'y réfléchirai plus tard, seul, quand je pourrais laisser l'horreur me submerger en paix.
Holmes jeta quelques coups d'œil dans ma direction, puis demanda à Lestrade :
— Résumez-nous les détails de l'affaire, voulez-vous ? Je ne sais que ce qui a paru dans les journaux et les rumeurs que les Irréguliers m'ont rapportées.
Lestrade passa une main dans ses cheveux et fouilla dans sa poche. Il en sortit un étui à cigarettes. Je lui offris du feu et il souffla quelques volutes de fumées avant de se mettre à parler.
— Il y a quatre jours, un corps de femme a été retrouvé à Whitechapel, complètement massacré, le corps démembré éparpillé sur un trottoir. On n'a pas pu l'identifier. Aucun témoin, personne n'a rien entendu.
— Pas de symbole ? demanda Holmes.
Lestrade secoua la tête.
— Non. Je n'ai pas les photographies sur moi, mais vous pourrez le constater par vous-même. C'est l'inspecteur Jones qui s'est chargé de l'affaire...
Holmes lâcha un profond soupir. L'inspecteur Jones était l'incarnation de tout ce qu'il haïssait dans la police : un esprit étroit, un manque d'imagination aberrant et une indifférence totale concernant la vérité. Tout ce qui l'intéressait, c'était de boucler des dossiers.
— Depuis, chaque nuit, à lieu un nouveau meurtre, reprit Lestrade d'une voix grave. Parfois une, parfois deux ou trois personnes mutilées au point d'être inidentifiables. Nul n'a rien vu ni entendu, à se demander si les victimes étaient droguées pour ne pas crier. J'ai demandé plusieurs fois à être mis sur l'affaire, mais Jones, qui sais que je travaille avec vous, a refusé de me céder le dossier. Il vous déteste toujours, depuis cette histoire avec les perles...
— L'imbécile, siffla Holmes entre ses dents.
Je hochai la tête pour exprimer mon approbation, bien que mon esprit soit ailleurs. Quelque part, j'aurais peut-être préféré que Jones garde l'enquête pour lui, et qu'elle n'arrive jamais à Baker Street.
— Il a fait doubler les patrouilles dans Whitechapel, continua Lestrade. Mais quand la nouvelle d'un nouveau meurtre est arrivé à Scotland Yard, il y a deux heures, le commissaire a décrété qu'il me donnait pleine autorité sur le dossier. Je ne pouvais pas faire un détour et perdre du temps en passant vous prendre avant de visiter la scène de crime, alors...
— La prochaine fois, perdez un peu de temps, répliqua sèchement Holmes. Vous savez qu'examiner la scène est primordial pour moi !
Il réfléchit quelques instants, sa pipe serrée entre ses dents, puis bondit sur ses pieds.
— Allons-y. Je veux consulter les photographies de tous les meurtres.
— Maintenant ? m'étonnai-je en consultant l'horloge.
Il n'était pas loin de minuit.
— Nous avons une journée pour empêcher un nouvel assassinat, Watson, je ne pense pas que nous ayons le luxe de nous offrir une nuit de sommeil !
Il avait raison, évidemment, même si sortir dehors en pleine nuit après avoir vu ce symbole ne me disait rien qui vaille.
Il perçut mon hésitation et me fixa d'un air scrutateur tandis que je me levais pour prendre mon manteau.
Dans son ombre, projetée sur le mur, je vis les choses frissonner.
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