- Monsieur Baranov, commence le procureur. Merci d'être présent, vous êtes un homme essentiel dans la vie de l'accusée, certainement la personne qui la connaît le mieux.

- Effectivement, répond t-il.

Je sais qu'il me regarde, je sais qu'il a les yeux rivés sur ma chevelure détachée.

- Pouvez-vous nous dire exactement comment Jade est arrivée chez vous?

- L'épouse de son père, Adela Beauchamp, m'a laissé prendre sa belle fille pour deux cent mille dollars américain. Elle m'a dit qu'elle allait prétexter un héritage de d'une tante éloignée pour justifier cette somme d'argent. Je voulais absolument adopter un enfant, et lorsque j'ai vu Jade, la ressemblance frappante avec ma mère, la façon dont elle était traitée par sa belle mère, je savais qu'elle serait beaucoup mieux chez moi.

Il raconte les faits sans sourciller, et je ne suis pas surprise qu'il dise tout cela, qu'il incrimine ma mère, pour me faire croire qu'il est de mon côté. Un murmure d'effroi s'élève dans la salle, et certains regards se tournent vers ma mère, toujours présente. Je ne veux pas que mon frère et ma soeur lui en veulent, je sais qu'elle a raconté une autre histoire et je la comprends malgré tout, c'était beaucoup trop horrible pour être assumé.

- Vous voulez dire que vous avez payé pour que Jade vienne vivre avec vous?

- Je veux dire que j'ai fait ce que des milliers de gens font dans votre pays, sauf que moi, je n'ai pas arraché une enfant à sa famille, je l'ai sauvé du malheur qui l'attendait.

Je vois que le procureur est décontenancé face à sa réponse mais il se reprend rapidement.

- Comment s'est passé son départ chez vous?

- J'ai demandé à Adela de fêter son anniversaire, pour qu'au moins, elle ait un souvenir agréable de sa mère. Elle cherchait tellement son amour et elle était tellement rejetée, voir un enfant souffrir à ce point... Chez nous, les enfants sont précieux, alors après son anniversaire elle est venue vivre en Russie avec moi et le jour même j'ai versé la somme de deux cent mille dollars à Adela Beauchamp.

Un silence de plusieurs secondes perdure, alors je lève la tête et remarque que le procureur est complètement figé. Il a du mal à croire qu'il puisse tenir des propos aussi grave sans une once de remord, il ne sait pas à qui il a affaire. Il ne sait pas qu'à la fin de son témoignage, ce sera lui, et lui seul le grand perdant, Andrei est beaucoup trop intelligent.

- Vous avez acheté une enfant, dit-il enfin.

- Appelez cela comme vous voulez, j'ai offert à Jade la meilleure des éducations possible, elle reçu tout ce dont un enfant a besoin pour être épanoui et réussir dans la vie.

- Parlez nous de son état psychologique, demande le procureur pour couper court au frisson qui parcourt la salle.

- Son état psychologique? Qu'est-ce que vous voulez dire par là?

- Je veux dire que l'accusée a déclaré que vous l'aviez violé pour ne dire que cela.

- Posmotri na menya! siffle Andrei. (Regarde moi)

Il s'adresse à moi, mais je garde la tête baissée, et tente de contrôler les tremblements qui m'assaillent. Je retiens ma respiration, je ne veux pas qu'il me parle, le juge le lui a interdit.

- YA dal tebe vse! YA dal tebe vse! (Je t'ai tout donné)

- Mr Baranov, je le répète ne vous adressez pas à Madame Romanov! dit le juge.

- Baranov, son nom est Baranov... Je n'ai rien fait d'autre que l'aimer, je lui ai tout donné et la personne qui l'a détruite est cet homme qu'elle a choisi d'épouser. Je lui ai dit de ne pas le faire, je te l'ai dit Jade.

Lorsqu'il dit cela, j'ai l'impression que je suis retombée en enfance et sous son emprise. Mes yeux se lèvent malgré moi et je croise son regard de feu, rempli de rage et de colère. Ses yeux me transpercent et percutent mon corps qui perd le contrôle, je suis prise de tremblements, violents, ma vue se brouille et la nuit durant laquelle il m'a volé mon innocence m'assaille de toutes parts.

Dans ma tête,
Sous mes yeux,
Dans mon coeur,
J'ouvre les yeux et je le vois partout,
Me violer la première fois,
Puis les fois d'après,
Tous ses soirs,
Sa violence.

Le torrent de larmes qui coulent sur mes joues ne peut s'arrêter.

- Votre honneur, je demande une suspension d'audience, ma cliente est beaucoup trop affectée par la présence de cet homme qui a abusé d'elle! demande mon avocat.

- Abusé? Abusé d'elle? Dis la vérité Jade, dis la vérité, je ne suis pas ce que ces gens disent, ils n'ont rien à voir avec nous. L'hypocrisie et la malhonnêteté se lit sur leurs visages, ils sont à l'image de leur gouvernement, dit calmement Andrei.

La salle s'agite, des gens expriment leur choc, et c'est exactement ce qu'il veut, il veut de l'agitation.

- Votre honneur! intervient de nouveau mon avocat.

- Je sus....

Un bruit fracassant retentit et même si mon esprit tente de lâcher prise, il sait, il sait que c'est Adam, et à travers mes larmes je le vois attraper Andrei et le rouer de coups.

Il le frappe, il le frappe si fort.
Comme Dimitrei m'a frappé la dernière fois, il vise le visage, les côtes, il le frappe comme s'il voulait le tuer.
Et c'est sur cette dernière vision choquante que mon esprit gagne et me fait lâcher prise...

**********

Lorsque j'ouvre les yeux, je suis allongée sur un lit de camp, et je comprends rapidement que je suis encore au tribunal.

- Jade...

Maître Ramsay est là, il semble mesurer l'ampleur de mon cas et la scène passée me revient aussitôt.

- Vous voulez laisser tomber l'affaire, dis-je en me redressant. Je comprends ne vous inquiétez pas, je trouverai un autre avocat ou... ou je plaiderai coupable, en prison ma vie sera plus simple.

- Quoi? Non bien sur que non je ne vous abandonne pas Jade! Le peu qu'a dit Andrei Baranov est à notre avantage, il est le coupable idéal. Son obsession pour vous était... est malsaine. Je sais que c'est difficile mais il faut qu'il revienne à la barre et que je l'interroge.

- Je ne veux pas être présente...

- C'est impossible Jade, je ne peux imaginer ce que vous ressentez, mais je suis votre avocat, il faut que vous reveniez et que le jury voit l'effet qu'il a sur vous. Je dois penser stratégie, le but est que vous soyez reconnue non coupable et libre à la fin de ce procès. L'audience reprend demain, vous pouvez rentrer et vous reposer un peu.

Il se fout complètement de ce que je ressens, il veut gagner c'est tout ce qui lui importe, c'est un avocat après tout. Je me lève du lit, et me retiens au mur quelques secondes avant de sortir. Je ne sais pas où aller, je dois appeler Adam et...

Adam, la scène de violence, les coups qu'il a donné à Andrei, sa rage, sa colère... Je sais qu'il a fait ça pour moi, parce qu'il sait tout ce qu'Andrei m'a fait, mais je ne peux supporter la violence, ça me renvoie beaucoup trop de choses. Je fais demi tour et demande à mon avocat où se trouve Adam.

- Il a été placé en garde à vue, il m'a demandé de ne pas vous le dire, mais je commence à vous connaître, il vaut mieux que vous sachiez la vérité.

- Est-ce qu'il va avoir des problèmes?

- Non, c'était surtout pour le calmer, il m'a laissé ça pour vous.

Il me tend un trousseau de clé, et je sais que ce sont celles de son appartement. Je les prends, même si je ne sais pas si je vais aller chez lui, et je sors du tribunal, faisant abstraction des journalistes qui me sautent presque dessus. Je n'écoute pas leurs questions et je hèle le premier taxi qui passe.

- Jade! Jade, attends!

J'entends la voix de mon frère et me retourne. Il est accompagné de Gabriella et je leur fais signe de monter avec moi dans le taxi. Il démarre après que je lui ai donné l'adresse du restaurant jamaïcain où Adam m'avait emmené la première fois.

- Jade, je...

Gaby semble bouleversée et je me doute que c'est tout ce qu'elle a entendu sur sa mère qui en est à l'origine.

- Je vous emmène dans un restaurant jamaïcain, la cuisine est excellente. On pourra discuter tranquillement.

Ils acquiescent et une demi heure plus tard nous entrons dans le restaurant. Le patron me reconnaît et me sourit chaleureusement avant de nous installer sur une table au fond. Personne ne parle, nous commandons et lorsqu'il dépose nos boissons je décide de briser le silence.

- Qu'est-ce que tu fais dans la vie Gabriella?

- Je  me spécialise en chirurgie cardiaque, dit elle en me regardant enfin.

Je lui souris, tentant de la rassurer.

- C'est super, tu voulais être médecin depuis aussi longtemps que je m'en souvienne. Tu te souviens du nombre de fois où tu as tenté de rafistoler Monsieur Barry?

C'était sa peluche préférée et elle me la prêtait en douce.

- Oui, c'est vrai qu'il m'a donné goût aux expériences...

Elle s'arrête et Antony ne décroche pas un mot.

- Je suis désolée que vous ayez entendu tout ça, je ne voulais pas que vous soyez mêlés à toute cette histoire.

- Non! Tu n'as pas à t'excuser, ce qu'elle a fait est horrible, je n'arrive pas à y croire... Comment maman a pu faire ça? C'est écoeurant, c'est... Elle mérite d'aller en prison! intervient Antony

- Ça fait des années maintenant, je suis passée à autre chose, dis-je.

- Tu as souffert Jade, tu as eu une vie que personne n'aurait supporté et c'est de sa faute!

- Elle a été une bonne mère pour vous? Répondez honnêtement...

Ils ne disent rien et je sais qu'elle s'est bien occupée d'eux.

- C'est tout ce qui compte, je ne suis pas sa fille, ce n'est pas ma mère, ma mère est morte alors ma vie n'a pas à avoir d'impact sur la votre. Je suis accusée de meurtre, ce n'est pas de sa faute.

Ils restent silencieux et nos repas arrivent, alors nous mangeons.

- Ne laissez pas mon histoire gâcher la relation que vous avez avec votre mère, elle a été trompée, ma présence lui a été imposée, c'était une souffrance pour elle aussi. Alors ne la blâmez pas entièrement, et puis c'est terminé, ça n'a rien à voir avec vous.

- Tu es notre soeur Jade et elle s'est débarrassée de toi, elle t'a vendu, comment tu peux ne pas lui en vouloir? s'exclame Gaby.

- Parce que j'ai traversé tellement de choses, et je suis contente de voir que vous allez bien. J'ai imaginé ce moment pendant des années et vous êtes là, devant moi, épanouis et votre vie a été saine, c'est tout ce qui compte. Ne parlons plus de ça, je vais peut être aller en prison , alors je voudrais profiter du rare moment où je suis avec ma vraie famille.

Je n'arrive pas à croire que j'arrive à les rassurer, que je suis celle qui doit faire preuve de bon sens et de maturité. Je ne sais pas quelle partie de moi se tient devant eux, mais je sais que lorsque je les quitterai, je redeviendrai Jade. Alors on parle, de tout et de rien, des études, de musique, Antony a une copine qu'il veut me présenter, Gaby va se spécialiser à l'hôpital John Hopkins et son petit ami également mais en neurologie. Alors on discute et lorsque je sens que je suis arrivée au bout de la comédie, je leur dis que je dois rentrer. Gaby me serre dans ses bras et Antony pose une main sur mon épaule, et je pars.

Je leurs mens en leur disant que je vais chez une amie, alors que la seule personne que j'ai, c'est Adam. Je me retrouve devant son immeuble sans vraiment savoir comment, et alors que je m'apprête à taper le code, j'entends la voix d'Andrei.

- Jade, j'attends depuis tant d'années de te retrouver...

Je me fige, puis dans un sursaut d'instinct de survie je tape le code et me réfugie à l'intérieur en refermant rapidement, alors qu'il arrive juste après que j'ai eu le temps de fermer la porte.

- Jade! Pourquoi tu fais ça? dit-il en tapant sur la vitre.

Je ne l'écoute pas, je monte les escaliers en courant, et arrivée devant la porte d'Adam, je mets la clé dans la serrure mais je n'arrive pas à l'ouvrir. J'ai l'impression d'entendre les pas d'Andrei derrière moi, je force sur la serrure, en vain, et soudainement la porte s'ouvre.

Adam est là, il me regarde surpris et j'entre en refermant la porte et en la verrouillant derrière moi.

- Jade? Qu'est-ce qu'il se passe?

Je me jette dans ses bras et je respire, malgré mes larmes qui coulent, et mon souffle que j'ai du mal à récupérer, je respire dans ses bras.

- Quelqu'un te suivait? comprend-t-il sans que je n'ai besoin de parler. Reste ici, je vais voir!

- Non! Non je t'en supplie Adam ne me laisse pas, s'il te plait.

Je pleure mais je m'accroche à lui de toute mes forces, alors il m'entraîne sur le canapé et me serre encore plus fort.

- Je suis là, pour toujours Jade, pour toujours...