Chapitre 1
Sur le terne des rues sombres de Mylae, se distinguait très nettement le vert vif des plantes du jardin royal. Éclat de couleur au milieu du malheur, éclat de vie en terre de dépit, comme avait l'habitude de dire Baenor, le vieux maître de Reyko.
Malheureusement, la capitale des archipels Raaran cessait chaque jour un peu plus de resplendir. Même les rayons enchanteurs d'un soleil à peine levant ne suffisaient plus à la parer de mille et une couleurs.
Pourtant, aux yeux de Reyko, rien n'égalait la splendeur de la ville qui l'avait vu grandir.
Même ce chat famélique sur lequel il trébucha avait son charme. Car dans la vie, dans l'essence même de la vie, se cachait une beauté pure et incomparable. La beauté d'une existence ténue, sur un fil fragile, la beauté d'un petit cœur qui bat ou de la sève qui coule dans les arbres. Une autre leçon de Baenor.
La vie... Son cœur se serra un instant, puis il balaya la pensée sombre qui avait assombri sa mine.
L'homme reprit son chemin. Dans les rues désertes de Mylae, la moindre rencontre lui procurait un bonheur intense.
Quand le feuillage du majestueux toit-de-brume, marquant l'entrée du palais, projeta son ombre sur son front, Reyko s'arrêta pour contempler le spectacle qui allait suivre.
Une aura puissante entourait cet arbre.
Haut de plusieurs dizaines de mètres, la rosée du matin s'accumulait entre ses branches serrées, comme si un nuage léger était venu se loger là, recouvrant toute l'Allée Royale d'un manteau protecteur. Quand les premiers rayons du soleil vinrent frapper les frondaisons, une myriade de couleurs chatoyantes s'étala sur les environs, semblant baigner le monde dans une symphonie de lumière. Une prestance née, une force pure et brute, s'échappa alors de l'arbre et vint frapper Reyko de plein fouet. Depuis près de quinze ans, il se rendait chaque matin au même endroit, devant ce même arbre et ne pouvait toujours pas s'empêcher d'être intimidé.
Il le salua d'un hochement de tête respectueux et s'éloigna à regret, pressant le pas vers les grilles du palais.
Aussitôt, il se hâta de sortir sa clé rouillée et l'introduisit dans la serrure. Le temps filait, la ville allait bientôt s'éveiller et avec elle, ses dirigeants. Reyko avait tout intérêt à être à son poste avant que la famille royale ne pose son regard sur son jardin.
Les grilles n'opposèrent aucune résistance et pivotèrent sur elles-mêmes dans un grincement suraigu.
Reyko jeta un regard désolé au portail de fer forgé, sur lequel la rouille commençait à grimper. Quel accueil pathétique pour un château qui représentait fièrement les archipels Raaran avant l'Écroulement. Quelle image cela donnait donc de leur royaume ? Heureusement que les plantes, elles, ne faiblissaient pas à leur tâche.
Soignées avec amour par Reyko et toute l'équipe de jardiniers, les plantations du jardin royal faisaient la jalousie de bien des royaumes avec leurs parfums enivrants, leurs couleurs éclatantes et leurs végétaux introuvables ailleurs.
Le jardinier traversa une première allée, sans passer inaperçu. Ses sandales de cuir remuaient les minuscules cailloux qui se pressaient à ses pieds et le bruit effrayait les quelques oiseaux cachés dans les haies bordant le sentier. Leurs battements d'aile résonnaient encore dans toute l'allée, lorsque Reyko s'arrêta au bout d'une petit chemin discrètement caché par des buissons touffus, juste devant la frêle pousse de Drakaée.
Trois ans qu'il se recueillait ici tous les matins.
Il s'accroupit en silence, et son pouce effleura légèrement la fleur rouge violacée qui avait éclos au bout de la tige. Un petit bourgeon devenu fleur, en l'hommage de son petit garçon qui jamais ne pourrait devenir un homme.
Sa gorge se serra. Sa main fut secouée d'un spasme de douleur. La souffrance revenait souvent, aussi forte que les premiers jours. Elle disparaissait, le laissait vivre quelque temps, puis revenait lui étreindre le cœur sans pitié. Lorsqu'elle s'enroulait de nouveau à l'intérieur de lui, elle le compressait si fort entre ses griffes acérées que son souffle devenait court et que ses paupières clignaient frénétiquement pour chasser les larmes. Puis lorsque son corps cessait de réagir et revenait à l'immobilité la plus totale, Reyko, pantelant, ne pouvait plus articuler la moindre syllabe si ne c'était cet appel sans réponse : Panjay, mon fils !
— Panjay...
Le prénom s'évanouit au bout des lèvres de Reyko.
— Reyko ? Par les Cinq ! Bon sang où est-il encore passé celui-là ?
Entendre la voix rauque de son maître le ramena à l'instant présent, à sa tâche, son travail pas encore accompli. Il sortit vivement de son petit sanctuaire et s'approcha à vive allure du la petite cabane où l'attendait Baenor, une mine fâchée étirant ses lèvres. Il était toujours aussi étonnant de voir cet homme âgé, avec sa barbe grise et son visage constellé de ride, habillé d'habits de jardinage, une truelle dans une main, l'autre dans sa poche à graines.
— Ah, enfin te voilà, Rey. Au cas où tu l'aurais oublié, aujourd'hui tu dois mettre en terre les nouveaux arrivages de la parcelle sept. Alors au boulot, fainéant, avant que tout ceci ne devienne un terrain vague comme tu as l'air de le désirer ! fit-il en menaçant le jardinier de son outil.
Reyko ne put s'empêcher de sourire en contournant son maître pour pénétrer dans l'abri afin d'y récupérer son matériel. Baenor avait beau paraître sévère, c'était un artiste dans son domaine, et il connaissait le coeur des hommes et des plantes mieux que quiconque.
Il travailla dur.
Ses mains couvertes des cals dus aux frottements avec ses outils se salirent d'une terre riche, et son cœur, lui, se pansa au contact des plantes. Beaucoup d'amour, un peu d' eau et d'entretien, ainsi il s'en occupait, et ainsi elles lui rendaient son respect.
Alors que le soleil atteignait son zénith et que la tunique de lin de Reyko commençait à se déformer sous l'humidité de sa transpiration, le rythme de la journée semblait régulier et prêt à durer ainsi jusqu'au soir.
La routine, Reyko s'y complaisait. Soudain, un cri résonna à travers le terrain. Baenor. Depuis quelques semaines Reyko s'inquiétait pour la santé de son maître, qui devenait plus fragile à chaque hiver et les accidents avec les outils de jardinerie tranchants comme des dents de jakal n'étaient pas rares non plus. Il se précipita donc à toute vitesse vers l'origine du bruit, priant intérieurement les Cinq pour que ce ne soit pas grave.
Son cœur manqua un battement quand il s'arrêta en dérapant au détour d'un court virage. Le vieil homme était étendu au pied d'une échelle effondrée dans l'herbe tondue à la perfection, une large lame en travers du dos. Reyko se précipita et s'agenouilla aux côtés de son maître, qui respirait toujours. Son soulagement fut de courte durée.
Le taille-haie de Baenor, l'une de ses plus chères possessions, avait entièrement traversé le corps frêle du vieillard au niveau de l'abdomen, et un flot épais de sang s'échappait de la vaste plaie. Reyko se mit à paniquer. Il savait soigner les plantes, pas les hommes !
— À l'aide ! Que quelqu'un aille chercher un chirurgien ! Il faut ...
— R ... Rey, mon garçon.
Le jardinier s'arrêta brusquement et se tourna vers son maître, dont la respiration devenait sifflante. Il se pencha sur lui, essayant vainement d'empêcher la vie de fuir en comprimant l'entaille de ses mains jointes.
— Je suis là, Maître, tout va bien aller. Je ... Un chirurgien va venir, il ...
Des larmes coulaient désormais sur ses joues couvertes de poussière, creusant des sillons pâles sur sa peau.
— Mon heure est ... venue. Je dois re ... rejoindre les Étendues Vertes.
Il n'y avait pas de trace de douleur sur son visage abîmé par le temps, simplement la profonde sérénité de celui qui sait qu'il va mourir et qui est pourtant en paix. Avec beaucoup de difficulté, Baenor tendit sa main vers la magnifique plante qui poussait juste à côté de lui. Un vague regret traversa ses yeux gris quand il vit qu'il en avait brisé une branche dans sa chute. Il ramena le bras le long de son corps, de la sève perlant au bout des doigts, puis sourit.
— Je ... je suis fier de toi, Reyko, tu as accompli de si b ... belles choses. Mais le passé est passé et tu ... tu dois le laisser filer. Panjay ne reviendra pas.
Ces mots rallumèrent un brasier d'émotions dans la poitrine de Rey. D'abord l'horreur quand il avait appris la nouvelle, et la stupéfaction, puis cette tristesse si profonde et dévorante qui l'habitait encore aujourd'hui. Le jardinier serra les poings, impuissant.
— Je ne peux pas vous perdre aussi ! Pas encore ! cria-t-il, la gorge vibrante de colère.
Une rage qu'il ne savait pas posséder en lui avait empli sa voix, qui résonna longuement dans le jardin royal.
— C'est le destin de ... toute chose que de ... disparaître. Adieu, Reyko. Adieu, mon ... ami.
Et sur ces derniers mots, son maître le quitta.
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