53- Le Bailli du Veste
Sur la pointe des pieds, Louise gagna la porte entrebâillée. Son coeur s'arrêta de battre une brève seconde. Une dizaine d'hommes en uniforme avaient envahi le rez-de-chaussée. A travers les barreaux de la cage d'escalier, elle reconnut Ferbus, Togram et Margoton, ainsi que Bratisse serré contre sa mère.
— Excusez-moi pour l'intrusion quelque peu... bruyante, commença le seul homme en civil. Je suis le nouveau bailli du Belsart, et comprenez que ma tâche nécessite parfois le recours à la force, ce qui est regrettable, si vous voulez mon avis.
Il s'avança vers Yvona et ôta son tricorne.
— Madame, la salua-t-il dans une courbette.
Elle répondit d'un hochement de tête.
— Romario n'occupe plus ce poste ? demanda-t-elle.
— Romario était un brave homme, mais ses petits arrangements avec les sujets de l'Empereur ne plaisaient pas beaucoup au grand argentier. Il m'a donc fait l'immense honneur de me nommer à sa place le mois dernier.
Il fouilla dans sa redingote pour en sortir un calepin et une plume.
— Comme vous vous en doutez très certainement, je suis ici pour récolter la toile. Je réquisitionne donc trente pour cent de votre production et vingt pour-cent des gains récoltés sur les chiffres de l'année dernière, ce qui fait donc, hum hum... - il parcourut son papier en fronçant les sourcil -, soixante-douze kilos de laine, quatre-vingts-onze ganaches et six roubards. Rajoutons à cela la jambe grasse avec dix ganaches par hectare, vous en possédez cinq, cela nous amène à cent-quarante-et-une ganaches et six roubards très exactement.
Il ponctua son calcul d'un petit coup de plume sur son calepin. En contre-bas, Louise vit Yvona désigner les sacs entassez sur la moitié de la pièce.
— Prenez la laine, mon mari va chercher l'argent.
Ferbus disparu et le bailli claqua des doigts.
— Embarquez tout ça, ordonna-t-il.
Aussitôt, cinq soldats s'avancèrent pour charger les sacs. Il esquissa une moue contrite.
— Le soucis, voyez-vous, ce que cette somme couvre les impôts de cette année. Or, il est inscrit sur mon registre qu'il manque une part importante de ceux de l'année dernière. Je me vois malheureusement dans l'obligation de vous la réclamer, chère madame.
Louise vit la guérisseuse crisper ses doigts sur l'épaule de son fils.
— L'année dernière a été rude. Une grave épidémie a emporté la moitié de notre troupeau et le cour du lait a chuté. Nous avions convenu avec Romario un délais de deux ans et demi pour...
— Comme je vous le disais tout à l'heure, Romario a été destitué de ses fonctions par le grand argentier en personne, coupa le bailli. C'est précisément ce genre d'arrangement qui lui déplaisait, et il m'a chargé d'y mettre bon ordre. Je vous demande donc de vous acquitter de la somme que vous devez à l'Empereur, soit cinquante-deux ganaches et trois roubards.
Malgré le léger tremblement de ses mains, Yvona conserva un visage neutre.
— Ecoutez, j'entends que vous ayez des ordres, mais comprenez qu'il s'agit de beaucoup d'argent. Nous pouvons encore vous donner vingt-quatre autre ganaches, c'est tout ce qu'il nous reste. Accordez-nous an.
Le bailli secoua la tête d'un air faussement contrit.
— On m'a rapporté que vous étiez une sollara plutôt douée, Yvona. J'imagine donc que vous êtes assez intelligente pour comprendre que si tous les sujets de l'empereur procédaient comme vous, les caisses de Vestali resteraient vides.
Il glissa dans sa redingote la bourse que lui tendait Ferbus.
— En l'absence de paiement, la loi condamne l'un des propriétaires à la pendaison et préconise la saisine de vos biens par le trésor impérial.
Yvona pâlit d'un coup et Ferbus serra la mâchoire. Togram profita que personne ne s'occupe de lui pour s'éclipser dans la cuisine.
— Rassurez-vous, reprit le bailli avec un grand sourire, la loi prévoit une solution alternative qui, j'en suis sûre, saura contenter toutes les parties. - son regard glissa sur Margoton -. En l'échange de l'acquittement de votre dette, je vais repartir avec cette charmante jeune fille qui sera vendue à la prochaine foire aux serviteurs.
L'adolescente se vida de ses couleurs. Louise écarquilla les yeux, horrifiée.
— Vous ne pouvez pas la prendre, gronda Ferbus, elle n'a que quatorze ans. Vendez-moi à la place.
Le bailli secoua la tête.
— Je suis navrée, mais vous valez dix fois moins que votre fille. Sa jeunesse lui permettra d'être formée à une tâche et de s'attacher à ses maitres. - il la désigna d'un mouvement de menton -. Chargez là avec les sacs.
Deux soldats s'avancèrent vers Margoton qui se recula vers son père.
— S'il vous plait ! supplia-t-elle. On trouvera un moyen de vous rembourser, je vous en prie !
Un sanglot étouffé comprima sa gorge, une larme roula sur sa joue. Un garde la saisit par le bras.
— Lâche ma fille ! hurla Ferbus en lui décochant une droite magistrale.
La tête de l'homme valdingua en arrière, le nez en sang. Il esquiva un uppercut mais Ferbus l'atteint à l'estomac. Il levait à nouveau le poing lorsque deux soldats se jetèrent sur lui. Margoton se précipita vers sa mère.
— Allons, allons, s'impatienta le bailli, tu ferais mieux de nous suivre rapidement, ma fille, avant que ma bonne humeur ne s'envole.
Yvona caressait frénétiquement les cheveux de l'adolescente.
— Ça va allez, ça va aller, lui murmura-t-elle. Je vais te sortir de cet enfer, je te le promets.
Elle prit son visage entre ses mains et colla son front contre le sien. De son pouce, elle effaça ses larmes.
— Je ne veux pas que tu pleures, ne leur donne pas ce plaisir.
Un soldat empoigna Margoton par le bras. Ses yeux étaient rouges, mais elle ne pleurait plus. Un dernier regard en arrière, et elle s'engouffra au dehors.
— Monsieur, le salua le bailli en remettant son tricorne. Madame.
— Salaud, marmonna Ferbus, les poings contractés, les muscles tendus.
L'homme haussa un sourcil.
— Plait-il ? - Ferbus garda le silence, la mâchoire serrée -. Dans ma grande bonté, je vais faire semblant de n'avoir rien entendu. Il ne me reste donc plus qu'à vous dire à l'année prochaine.
Il sortit, les soldats à sa suite. Yvona balaya la pièce vide d'un regard sombre. L'Empereur leur avait tout pris : ils n'avaient plus de laine, plus d'argent, plus de fille.
Louise dévala l'escalier, ils levèrent tous les trois la tête. Elle ne savait pas quoi dire. Quels mots pourraient apaiser une telle souffrance ?
— Je suis désolée.
Bratisse renifla et Togram émergea de la cuisine où il s'était discrètement réfugié. Yvona enfila une cape et noua ses longs cheveux bruns en chignon.
— Où tu vas, maman ? interrogea Bratisse.
— Sortir ta soeur de là. La comtesse de Clécy me doit un service, je me rends sur ses terres. Le conté est à une demie journée de cheval, je serai de retour peu après la tombée de la nuit. Louise, je te confie le cabinet.
Elle déposa un baiser sur les lèvres de son mari.
— Surtout, ne tente rien d'imprudent.
Elle embrassa son fils sur le front et sortit en trombe. Ferbus ferma les yeux, il chancela et se rattrapa au mur.
— Papa ? s'inquiéta Bratisse.
— Dépêche toi de rejoindre l'étable, la vache ne va pas se traire toute seul, ordonna-t-il d'une voix sèche. Et toi, le rouquin, tu vas nettoyer le poulailler.
Togram grimaça. Une fois qu'ils se retrouvèrent seul, Ferbus toisa Louise de son mètre quatre-vingt-dix. Son regard s'attarda sur son pantalon en toile et sur ses chaussures en cuire.
— Ça fera l'affaire, marmonna-t-il. Suivez-moi.
Louise fronça les sourcils.
— Yvona m'a confié... Eh !
L'homme était déjà dehors, courant presque. Elle se pressa sur ses talons.
— Yvona m'a confié la gestion de son cabinet, répéta-t-elle en accélérant pour se maintenir à sa hauteur.
Il entra dans l'écurie et sella deux chevaux sans décrocher un mot.
— Je ne peux pas abandonner les patients.
Ferbus lui tendit les rennes d'une monture.
— Des gars du réseau sont tombés dans une embuscade, hier. Ils ont besoin d'un guérisseur et je ne veux pas mêler ma femme à tout ça. Elle prend déjà beaucoup trop de risques. - il lui décocha un regard venimeux -. C'est le moment de prouver que vous, les gens de la Bulle, n'êtes pas tous des lâches et des bons à rien.
Louise hésita. Elle n'était pas une rebelle, encore moins en mission pour l'Etat major de l'Insurrection. Tout cela n'était qu'une méprise, une terrible erreur. Dans deux semaines à peine, elle quitterait la Vestali pour toujours. Pourquoi s'enliser davantage dans les problèmes ?
— Je vous suis, accepta-t-elle. - elle maudit son inconscience -. Je dois juste passer au cabinet prendre quelques ingrédients. Et que ce soit clair, je suis une sans-pouvoir, je ne pourrai pas faire de miracle.
Ferbus hocha la tête.
— Je vous attends devant avec les chevaux.
Louise courut jusqu'à la dépendance. Elle repéra une besace qui trainait sur une étagère et y entassa pêle-mêle tout le nécessaire pour soigner les blessures graves : tissu propre, pince, jus de citron, basilic, dent de loup, sève de sapin. Elle se frotta nerveusement l'arrête du nez. Quelle était cette plante contre la fièvre ? Elle se précipita vers le grimoire, feuilleta les pages au hasard. « Coulmène, champignon qui pousse dans les contrées calmes et humides. Sa poudre diluée à l'eau est l'un des remèdes les plus efficaces contre les brûlures magiques. » Non, ce n'était pas ce qu'elle cherchait, mais elle fourra une fiole de coulmène dans son sac. Elle tourna la page « Berghote, plante efficace contre les fortes fièvres ». Exactement ce qu'il lui fallait.
Louise fouilla les étagères, dégota une longue bande de tissus, se débarrassa de son pull et de sa chemise : pas question de sortir de Marigneux sans se travestir. D'un geste expert, elle comprima sa poitrine sous les bandages et se rhabilla. Elle saisit un bout de glace qui trainait sur le bureau et étudia son visage. De larges cernes pochaient ses yeux, ses joues s'étaient creusées et son menton émacié. Ses cheveux, d'innombrables boucles dorées, lui arrivaient désormais jusqu'en bas des oreilles. Ses traits fins, malgré la couche de crasse qui recouvrait sa peau, trahissaient sa féminité.
— Alors ? hurla Ferbus. Tu viens ?
Elle n'avait pas le temps de les couper. Elle jeta un coup d'oeil à gauche, puis à droite, et repéra sa gavroche pendue à un piquet. Elle l'enfonça sur son crâne, priant pour que cela suffise.
Louise chargea ses deux besaces pleines à craquer à l'arrière de sa selle et enfourcha sa monture. Ils galopèrent une grosse demie-heure en silence en évitant les routes. Ils démontèrent à l'orée du bois, près d'une modeste masure. Louise redoutait son impuissance et craignait qu'on ne la reconnaisse. Elle enfonça sa casquette sur ses cheveux, aussi bas qu'elle put.
A peine franchit-elle le pas de la porte qu'un relent de sang, de chaire calcinée et de sueur lui retourna l'estomac. Etalés sur des matelas à même le sol, trois hommes respiraient avec difficulté. Le pantalon de l'un, déchiré au dessus du genoux, dévoilait une jambe brulée au deuxième ou troisième degré. L'autre, le torse maculé de sang, marmonnait des paroles inintelligibles. En voyant le troisième, Louise sursauta. La moitié de son visage avait fondu.
— C'est qui, celui-là ? aboya un homme au fond de la pièce. Elle est où, Yvona ?
Le visage de Ferbus s'assombrit.
— Romario a été renvoyé, le grand argentier a nommé un nouveau bailli qui est passé ce matin. On n'avait pas assez de laine et de ganaches pour régler nos dettes de l'année dernière, alors il a emporté Margoton. Yvona est partie chez l'une de ses clientes haut placée qui lui doit un service pour obtenir sa libération.
— Bélophore ! jura l'homme. Les fils de chien. Quand est ce qu'elle sera vendue ?
— Dans quinze jours, je pense, comme d'habitude.
L'autre déplia ses longs doigts osseux et effectua un rapide calcul.
— Ça tombe le 5 ronsal, ce qui nous laisse tout juste le temps de monter une opération pour la récupérer.
Ferbus secoua la tête.
— Non, j'ai promis à ma femme de ne rien tenter pour le moment.
— Comme tu veux. - il reporta son attention sur Louise -. Je répète ma question : c'est qui, ce gamin?
— Un apprenti guérisseur qui file un coup de main à Yvona.
— Il est fiable ?
— C'est la Bulle qui l'envoie dans le Verse pour une mission classée secret défense.
L'homme, dont l'épaisse barbe brune mangeait le visage, s'avança vers elle à pas lents. Les épaules recouvertes d'une peau de sanglier, il se planta devant elle et croisa les bras sur son torse. Il la fixa une poignée de secondes, et Louise soutint son regard.
— C'est trop d'honneur, railla-t-il. Le Conseil t'envoie les ravitailler en petits fours ?
Il cracha à ses pieds.
— Voilà ce que j'en fais, des Insurgés de la Bulle. Une bande rats qui se terrent dans les montagnes pendant que nous manquons d'hommes, de vivres, d'argents, de sollaras. J'ai envoyé une lettre au Sénéchal, une fois. Sais-tu ce qu'il m'a répondu ?
Louise secoua la tête.
— « Rejoignez la Bulle, ou bien continuer le combat dans la paix ». - un rictus cruel déforma la commissure de ses lèvres -. Comme si l'un ou l'autre était possible. Personne ne connait l'endroit exacte de ces montagnes, et quand bien même. Le voyage durerait des semaines, avec le froid, la faim, la terreur des gardes et le danger des routes. Mais qu'en sais-tu, de tout cela ?
Louise se mordit les lèvres pour ne pas répliquer qu'elle voyait exactement de quoi il parlait.
— Seuls, nous l'aurions peut-être tenté, continua-t-il. Mais il y a nos femmes, nos enfants, nos mères, nos fermes et nos biens. Notre vie entière et celle de nos ancêtres imprègnent ces terres, et vous voudriez qu'on abandonne tout sans se battre ? - une haine brûlante consumait ses iris -. L'usurpateur vole le fruit de notre labeur, nous réduit en esclavage, et vous voudriez qu'on subisse en silence ? La Vestali est mon pays, et je me battrai pour sa liberté jusqu'à mon dernier souffle. Répète bien cela à ton Sénéchal.
Qui était le Sénéchal ? Louise se reteint de poser la question et supposa qu'il s'agissait du chef de l'insurrection. Son coeur battit un peu plus vite devant la colère froide de l'homme. Il la dépassait d'une bonne tête et pesait deux fois son poids. D'un revers de main, il pourrait lui casser une côte, et elle n'était pas sûre que Ferbus l'en empêcherait.
— Ecoutez, fit-elle d'une voix qu'elle voulut ferme, je comprends votre colère. Mais pendant que nous perdons du temps à nous balancer notre haine à la figure, vos amis sont entre la vie et la mort.
Elle crut qu'il allait lui coller son poing dans la figure. A la place, il acquiesça.
— Vas-y. Tu as intérêt à les sauver.
Louise engloba les trois blessés d'un rapide coup d'oeil. L'un d'eux perdait beaucoup de sang. Un garrot de fortune enserrait son torse, mais l'exécuteur n'avait pas serré assez fort. Louise plaqua deux doigts contre sa carotide.
— Il ne respire presque plus.
D'un mouvement vif, elle déroula les bandages propres de sa besace et dénoua ceux, imbibés de sang, qui ceinturaient l'homme. Comme avec Orion, elle comprima la blessure avec le tissu. Seulement, cette fois-ci, aucun sollara n'avait utilisé sa magie pour limiter les dégâts.
— Tiens bon, marmonna-t-elle, tiens bon !
L'hémorragie s'atténua, mais la poitrine de l'homme se soulevait à intervalle de moins en moins régulier. Impuissante, Louise le regardait se vider de ses dernières forces. Elle se sentait inutile, dépassée par les évènements. Elle tourna un visage sombre vers Ferbus et le barbu.
— Il ne passera pas la nuit.
Elle s'attendit à des reproches et des menaces, mais le barbu hocha la tête. D'un pas lent, il s'approcha, dégaina un poignard, et d'un coup sec, lui trancha la gorge. Louise écarquilla les yeux.
— Qu'est ce que vous avez fait ? s'étrangla-t-elle.
L'homme lui coula un regard froid en essuyant le plat de sa lame sur son pantalon.
— Il serait mort dans une heure ou deux, tu l'as dis toi-même. Je viens de lui éviter une longue agonie.
Louise fixait le liquide vermeille qui s'échappait de son cou, écoeurée.
— Ne t'occupes plus des morts, asséna le barbu. Il reste des vivants à sauver.
Machinalement, elle reporta son attention sur les deux autre blessés. Ils serraient les dents à s'en déboiter la mâchoire, le visage déformé par la douleur.
— Il me faut de trois verres d'eau, un mortier et une grande bassine, ordonna-t-elle en s'agenouillant à leurs côtés.
Elle fouilla dans sa besace et en retira trois dents de loups, des fleurs bleues striées de jaune. Ferbus déposa le nécessaire au sol, et elle pilla les pétales et le pistil qu'elle mélangea à l'eau. Elle remua le mélange avec énergie, puis souleva la tête du blessé.
— Buvez, cela soulagera la douleur.
Il s'exécuta, elle passa au suivant. Elle réfréna son dégout devant son visage calciné. La peau du côté droit avait fondu, grimant l'oeil, le sourcil, la pommette et la moitié de ses lèvres comme la pluie barbouille une aquarelle. Les grosses cloques la dégoutaient, et elle se fit violence pour l'aider à ouvrir la bouche.
— J'irai prévenir Lucièle et ses deux gamins dans la soirée, dit Ferbus. Ils ne méritaient pas ça.
— L'Onyx nous est tombée dessus quand on revenait de Pont Sariel, gronda le barbu. On avait fait les choses en grand, comme d'habitude. Argences dans les rues, tractes à la sortie des tavernes, guelante contre Azazel, et tout le reste. On s'est planqué à la sortie de la ville pour ne pas se faire chopper, et on a recruté une trentaine de gars en une seule nuit. Ensuite, on s'est tiré. Tout se passait très bien, jusqu'à ce qu'un escadron nous encercle en pleine nuit. Une dizaine d'hommes, dont deux sollaras qui ont mis le feu aux arbres, brûlé deux gars et descendu cinq autres.
— Les salauds, cracha Ferbus.
Louise mélangea la poudre de coulmène dans la bassine et l'eau se teinta d'un pâle orange.
— L'Empire est comme une immense marmite dont l'eau commence doucement à chauffer. Un jour, elle va bouillir, et ça va faire BOUM. Ces fils de chien s'en rendent comptent petit à petit, et ça leur fait peur, Ferbus.
Louise se mordit la lèvre pour ne pas répliquer. Cet homme parlait avec une voix grave remplie de passion. Il pensait à la résistance, à la liberté, à l'action. Mais avait-il seulement réfléchi au coût de ce combat ? Combien d'hommes tomberont pour un rêve qui ne se réalisera probablement jamais ? Elle-même ne devait qu'observer les enjeux de ce monde comme un fantôme traverse les murs. A cause de la folie de ces hommes, elle se retrouvait mêlée aux vivants, tâchée de sang, noyée sous les cadavres, à parodier les médecins pour tenter de sauver des vies. Ce n'était pas son rôle. Louise ravala sa colère et empoigna la bassine
— Vous allez avoir mal, prévint-elle. Ça permettra de stopper les dégâts causés par la magie et de faire disparaitre les cloques. Prêt ?
Le blessé hocha la tête, elle déversa la moitié de la mixture sur son visage. Il hurla. Un long cri de souffrance.
— C'est bien, le félicita Louise d'une voix tremblante. Vous n'allez pas tarder a vous endormir.
Il haletait, secoué de spasme. Elle se tourna vers le second blessé.
— Ça va être pareil, prévint-t-elle. Peut-être pire, comme votre brûlure couvre tout le mollet.
Elle l'arrosa d'eau orange, il s'évanouit sous la douleur. Louise se releva, envahie par un profond sentiment d'imposture. Elle n'avait rien pu faire pour ces hommes. L'un était mort, l'autre défiguré, le troisième boiterait toute sa vie. Elle n'avait servi à rien du tout.
— Il leur faut du repos, réussit-elle à prescrire d'une voix ferme. Je vous ai apporté de la poudre de coulmène, il faut la diluer avec de l'eau et l'appliquer sur la brûlure tous les jours.
Le barbu la jaugea d'un regard sombre. Il hocha légèrement la tête.
— T'as fait du bon travail, admit-il. - il désigna le cadavre du menton -. Ne te mine pas avec sa mort, ce n'était pas ta faute. Ferbus, j'enverrai un gars te prévenir pour la prochaine opération, ne me contacte pas. Il faut se faire discret, parait' que le prince ratisse la région, ce n'est pas le moment de sortir de son trou.
Louise renfonça sa casquette sur ses yeux d'un geste nerveux. Dehors, la lune éclairait la nuit d'une faible lueur. Malgré le froid, elle remonta ses manches jusqu'aux coudes pour profiter de ses rayons. L'astre argenté agissait sur elle comme un puissant médicament, ce soir efficace contre sa fatigue mentale et son manque de sommeil. Ils chevauchèrent en silence, à l'écart des villages et des routes.
Ils pénétrèrent dans la basse cour et menèrent les chevaux à l'écurie. La main sur la poignée, Ferbus suspendit son geste.
— Merci, marmonna-t-il sans la regarder dans les yeux. Pour aujourd'hui. Tu n'étais pas obligée.
Sans attendre sa réponse, il s'engouffra dans la maison. Yvona, Bratisse et Togram finissaient leur soupe.
— Alors ? demanda Ferbus.
Yvona leva vers lui un visage dénué de tout émotion.
— La comtesse de Clécy refuse de nous aider.
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