50- A la table des vestaliens
Louise dévala l'escaliers quatre à quatre, guidée par l'odeur de basthète sorti du four et de légumes chauds. Elle traversa la pièce principale dont les murs en grès abritaient des centaines de sac en toile. D'après la pestilence animale qui s'en échappait, il s'agissait à coup sûr de laine de mouton.
Elle s'engouffra dans la cuisine. Togram, à cheval sur un tabouret, équeutait des haricots. Yvona touillait une marmite en fonte à l'aide d'une grosse cuillère. Margoton, aussi épaisse qu'un cure-dent, astiquait les casseroles en silence.
- Tu lui as bandé sa plaie ? interrogea la guérisseuse sans se retourner.
- C'est fait, je ne sais pas comment vous remercier. Il nous reste quelques ganaches, environ dix, je peux vous les...
- Je ne veux pas de ton argent, coupa Yvona. Je suis une guérisseuse, pas un marchand de tapis. Si tu veux me remercier, ton aide et celle de Togram seront la bienvenue. Mon fils et mon mari s'occupent des bêtes toute la journée, ma fille soignent les poules et m'aide pour les tâches d'intérieure, mais nous manquons de bras.
Elle souleva la marmite, bien trop lourde pour son corps menu, et la posa au centre de la table. Le ragout embaumait l'air, incomparable à la puanteur du raton-laveur rôti.
- Dans ce cas, commencez par m'indiquer où se trouvent les couverts.
Tandis que Louise disposait les bols en terre cuite, les verres et les cuillères, des pas énergiques résonnèrent dans son dos.
- Hmm, se réjouit une voix d'adolescent, je meurs de faim !
- Dépêchez-vous de vous lavez les mains, vous deux, fit Yvona, le repas est près.
Louise se retourna sur un garçon d'une dizaine d'année aussi frêle que sa soeur, les cheveux châtains en bataille et la même tête de souris que sa mère. Le surplombait un homme aux épaules larges, un château de paille enfoncé sur les yeux. Son regard renfrogné se posa sur Togram.
- Qui c'est, ceux là ?
- Des pensionnaires, ils sont là pour la semaine.
L'homme fronça les sourcils.
- J'espère qu'ils payent, au moins. Tu sais très bien qu'on n'a plus les moyens de faire la charité.
Yvona lui servit deux généreuses louches de ragoût.
- Ne commence pas, Ferbus. Ils sont de l'Insurrection, et leur ami s'est fait poignarder. Je n'allais certainement pas le laisser mourir sur le pas de ma porte.
Ferbus plissa ses petits yeux, enfoncés dans son crâne comme les clous dans un mur.
- Et on peut savoir de qui ils dépendent, ces Insurgés ?
Louise n'était pas certaine de saisir le sens de sa question.
- Nous sommes sous le commandement directe de la Bulle, improvisa-t-elle. Mission classée secret défense.
L'homme eut un rictus agacé.
- La Bulle, hein. Ils se croient toujours au-dessus de tout le monde, ceux-là. Ils distribuent leurs ordres comme des graines qu'on donne aux poules, mais qui fait le sale bouleau ? C'est nous, les gars de la campagne. Pendant qu'ils sont planqués au fin fond de je ne sais quelle montagne, nous, on risque notre peau tous les jours.
Ses enfants se concentrèrent sur leur soupe, habitués à ce discours. Louise, mal à l'aise, croisa le regard effrayé de Togram.
- Vous partirez demain matin, grogna-t-il.
- Ferbus, soupira Yvona, leur ami n'est pas en état de prendre la route.
L'homme frappa du poing sur la table. Son bol de soupe se renversa et tout le monde sursauta.
- Le bailli va passer cette semaine pour collecter la toile, et tu sais parfaitement que nous n'avons pas les moyens de payer. On ne peux pas se permettre de nourrir trois bouches inutiles !
Sans se démonter, Yvona épongea le ragoût et lui en resservit une louche. Elle répliqua calmement :
- Togram et Louise seront d'une aide précieuse, cette semaine. Avec eux, j'irai deux fois plus vite. Pour le bailli, il nous connait bien, nous lui demanderons un délais supplémentaire. Mange ta soupe, elle va être froide.
Ferbus, deux fois plus grand et plus large que sa femme, marmonna une phrase inintelligible puis baissa le nez sur son bol. Louise dévora son potage et son basthète comme un ogre affamé. Elle savoura la chaleur sur sa langue et le croustillant sous ses dents. Ils terminèrent le repas en silence.
- Margoton, va rentrer les poules. Bratisse, les dents et au lit. Demain, tu te lèves tôt pour accompagner ton père au marché de Pont Sariel.
Les enfants s'exécutèrent et Ferbus embrassa sa femme.
- Bonne nuit, marmonna-t-il avant de disparaitre.
Louise empila les bols tandis que Togram rassemblait les couverts. Ils les plongèrent dans une bassine d'eau froide et s'emparèrent chacun d'un torchon.
- On ne veut pas s'imposer, commença la jeune femme. Vous avez déjà beaucoup fait pour nous, on ne veut pas vous créer d'ennuis.
- Surtout que ça pourrait être dangereux pour nous aussi, de rester trop longtemps, ajouta Togram.
Yvona astiquait la vaisselle à grands coups de grattoir.
- Ne vous inquiétez pas pour Ferbus, les rassura-t-elle. La toile est assez élevée, et avec l'épidémie qu'on a eu en Odial et en Albal, nos troupeaux on été décimés. Il travaille deux fois plus pour rassembler la somme, et entre les bêtes, l'entretien des locaux et les marchés, il n'arrête pas. Mon mari a bon fond, c'est juste que les temps sont durs pour tout le monde.
Louise saisit la fourchette en fer qu'elle lui tendait.
- Il n'avait pas l'air de porter la Bulle dans son coeur, observa-t-elle.
Yvona secoua la tête.
- Il ne vous dénoncera pas, si c'est ce que tu crains. Ferbus considère l'empereur comme un usurpateur et il est profondément hostile à la dynastie des ??. Seulement, tous les insurgés ne sont pas unis sous une même bannière.
Togram fronça les sourcils.
- Je ne comprends pas très bien la logique.
- La Bulle prône une politique pacifique. Ce qu'elle craint par dessus tout, c'est de rentrer en guerre contre Azazel. Au contraire, il y a de plus en plus de mouvements régionaux qui rêvent de passer à l'action. Ils accusent la Bulle de se tenir loin des réalités quotidiennes et de ne pas souffrir de la faim, de la discrimination et du danger constant.
- Dans ce cas, pourquoi ils ne s'organisent pas entre eux ? demanda Louise. Ils pourraient se battre, avec tous les bras dont ils disposent.
Yvona tendit le dernier bol à Togram et s'adossa à la table.
- Ce n'est pas si simple, soupira-t-elle. Sans la Bulle, ils ne peuvent rien tenter. C'est là-bas que se trouvent les armes, les vivres, et surtout la majorité des sollaras. Un seul d'entre nous terrasse cent personnes comme Togram et toi.
Elle avait prononcé cette phrase sans orgueil, comme un fait avéré. Togram s'empressa de rectifier.
- En toute honnêteté, je pense que Louise...
- Est très fatiguée, le coupa-t-elle précipitamment. - elle adressa à la guérisseuse un sourire contrit -. Merci beaucoup pour ce soir et cette semaine. Nous n'avons pas eut de vraie nuit depuis des jours, et si vous permettez, nous aimerions nous reposer un peu.
Yvona hocha la tête.
- Bien sûr, je comprends. Mon fils a monté des bandelettes propres et une potion dans le chambre de votre ami. Ça serait mieux si vous dormiez avec lui, ce soir, pour le veiller. Togram peut aller avec Bratisse, et j'enverrai Margoton vous réveiller demain matin.
Louise la remercia encore et ils grimpèrent l'escalier.
- Abruti, explosa-t-elle. Tu as failli lui révéler que j'étais une ilune.
Le teint porcelaine de l'adolescent vira au rouge écrevisse.
- Désolé, bredouilla-t-il, c'est parti tout seul.
- Essais de tenir ta langue, la prochaine fois.
Elle le planta dans le couloir sombre. Enseveli sous une pile d'édredon, Orion dormait toujours. Son visage ruisselait de sueur. Louise s'agenouilla à ses côtés et tâta son front. Il bouillonnait. Elle plongea son chiffon dans le seau d'eau et l'appliqua sur sa peau.
- Va t'en ! rugit Orion.
Louise sursauta. Le sollara distribuait des coups de pieds dans le vide, le corps agité de spasmes. Sa mâchoire était contractée à l'extrême, ses paupières serrées avec force.
- Salaud ! Mère... Tue-le, tue-le par Bélophore ! Ce sale fils de...
Il délirait, s'acharnant contre un ennemi invisible. Louise lui effleura la joue de l'index.
- Doucement, murmura-t-elle, je suis là. Tout va bien.
- Je n'ai pas... pardonne-moi, gémit-il. Je n'ai pas fait exprès, je ne voulais pas. Théo, tu n'étais... il voulait... l'épée et les flammes...
Désormais, Louise lui caressait frénétiquement la pommette de son pouce, le coeur serré. La souffrance transperçait chacun de ses mots. De sa froide nonchalance, il ne restait plus rien.
- Chut, murmura-t-elle.
Elle enfouie une main dans ses cheveux trempées et massa son crâne du bout des doigts. Petit à petit, Orion s'apaisa. Son rythme cardiaque ralentit, son flot de paroles désordonné se tarit. Elle humidifia le chiffon et le replaça sur son front.
La porte grinça, Louise se retourna d'un bond. Une gracieuse silhouette grise trotta jusqu'à elle, son long panache balayant le plancher. Férao grimpa sur ses genoux et se blottit contre elle. Le visage de la jeune femme s'étira d'un sourire. Depuis ces derniers jours, le flair du renardeau s'était affuté, son agilité décuplée. Il ne s'éloignait jamais longtemps, et réapparaissait toujours au crépuscule. Parfois, il lui offrait les fruits de sa chasse, un rongeur égorgé.
Louise enfouie une main dans la fourrure de Férao et remonta l'édredon sous le menton d'Orion. Elle étouffa un bâillement. La nuit allait être longue.
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