34- Echec et mat
Ils fuyaient les habitations, chevauchant sur les sentiers de terre ou sillonnant les prairies en friche. Les réserves de basthète et les légumes chapardés aux terres agricoles assuraient le repas en cas de chasse infructueuse. Le limier battait la campagne, un long stylet dans la main droite. Au crépuscule, il rasait en silence la lisière des champs, les sens en alerte. Parfois, un lapin de garenne, un blaireau ou une perdrix flânaient entre les herbes. Il plissait les yeux, et d'un geste puissant, lançait sa dague au travers de leur gorge.
Orion posait des pièges, adaptant les noeuds et leur position au territoire. Louise insistait pour l'accompagner dans ses expéditions tandis qu'Egor et Togram rassemblaient du combustible pour le feu.
- Comme tu peux le constater, ici, il n'y a pas d'arbres, commença Orion en s'agenouillant dans l'herbe. Au lieu de suspendre les pièges aux branches, on va inverser le concept.
- Inverser le concept... répéta Louise dans un murmure. C'est-à-dire enterrer le bout de la corde pour qu'elle se tende au passage du lapin ?
Orion esquissa un sourire amusé.
- Tu comprends vite.
A la pointe de son sabre, il creusa vingt centimètres sous la terre. Il y enfouit l'extrémité du chanvre et reboucha le trou. Il noua l'autre bout en un noeud coulant qu'il dissimula sous une poignée d'herbe. Louise répéta ses gestes sur les pièges suivants. Orion l'observait, bras croisés, une lueur de surprise illuminant ses prunelles grises. Elle assimilait les techniques avec rapidité. Au troisième jour, ils se partagèrent la campagne.
Sous les prémices de la nuit, loin des bandits indiscrets, Louise profitait de cet instant de solitude pour s'entrainer. Sa magie ne se dérobait plus à ses appels. Au contraire, elle coulait dans ses veines comme la sève d'un jeune érable. Comment avait-elle pu ignorer cette force bleue dix-sept longues années ? Aujourd'hui, cette impétuosité menaçait de jaillir de ses paumes à chaque émotion un peu trop forte.
- On peut considérer ça comme une bonne nouvelle, avait observé Orion. Ton blocage a complètement disparu. Tu dois désormais travailler le contrôle de tes pouvoirs. Utilise-les un peu tous les jours pour éviter qu'ils ne s'accumulent et qu'ils n'explosent. Souviens-toi des chevaux. Si tu tires trop sur la bride, ils se révoltent et se cabrent. Si tu lâches complètement les rênes, ils t'emportent avec eux.
Sous les rayons du soleil, sa magie sommeillait, fleuve tranquille et rassurant. Elle percevait sa présence sans pouvoir l'invoquer. L'astre doré neutralisait la magie des ilunes.
La nuit, son corps affaibli par les longues expositions à la lumière et les chevauchées interminables se gonflait d'une énergie nouvelle. Ses pouvoirs couraient sous sa peau, se pressaient contre ses paumes. Une fois ses pièges installés, Louise libérait sa magie, le front barré d'un pli soucieux. Souvent, sans objectif précis, elle observait les phénomènes qu'elle déclenchait. Une violante bourrasque agitait les herbes hautes, plusieurs légumes lévitaient au-dessus des champs. Le vent fouettait ses joues, mais Louise n'avait pas froid. Elle se nourrissait de cette puissance agréable, les bras illuminés jusqu'aux coudes d'un bleu saphir.
Parfois, elle concentrait sa magie sur un objectif précis. Le vingt-et-un fleural au soir, son ventre gargouilla d'un grondement bestial. Ni lapin ni perdrix pour le dîner, et le limier était rentré bredouille. La troupe se trouvait condamnée à épuiser leurs dernières réserves de basthète. Soudain, à dix pas de Louise, la terre frémit. Son regard acéré se plissa dans le noir. Un trou se creusa, une bête aussi grosse qu'un blaireau en surgit.
A peine invoquée, sa magie affluaient sous sa peau. La jeune fille s'échauffa le poignet, se mordit la lèvre, puis fixa l'animal immobile. Elle tendit sa main gauche. Une vague de froid familière remonta sa colonne vertébrale, l'extrémité de ses doigts s'illumina. Louise se concentra, son petit nez en trompette retroussé. Un vent timide agita le sol, soulevant l'animal de terre. Il couina, agita ses grandes pattes zébrées de noir. Il s'élevait toujours, à un mètre du sol, puis deux. Le poids de la bête consumait ses forces, elle fronça les sourcils. Le bleu saphir couvrait ses bras, ses épaules, son cou, remontait le long de ses pommettes. Epuisée, Louise ferma son poing. L'animal retomba au sol dans un bruit sourd.
Chancelante, elle s'effondra à genoux.
Cinq minutes passèrent, ses vertiges se dissipèrent. Elle se leva et s'approcha de l'animal. Il était mort. Devant le cadavre, une bouffée de remords lui écrasa la poitrine. Une fois de plus, elle avait tué un être vivant.
- Tu n'en donnes pas à ton renardeau, le poulet ? feignit de s'étonner Morgof.
Pelotonnée au coin du feu, Louise ignora sa remarque tandis qu'une boule désagréable se forma dans sa gorge. Quatre jours que Férao était parti. Son pelage grisâtre lui manquait atrocement, l'aiguille pointue de l'abandon transperçait sa poitrine.
- Je déteste le blaireau, grimaça Adramal. Cette viande a un goût de termite.
- Mais je t'en prie, rétorqua Louise, trouve-nous quelque chose de plus goûtu.
Le doc eut un rire franc.
- Bien parlé, le poulet. Ce jeune blanc-bec se montre parfois un peu trop délicat au vu des circonstances.
L'auriculaire relevé, trois doigts pinçants son os de blaireau rôti, le jeune homme plissa le nez.
- Je suis un voleur des villes, moi. Je ne suis pas fait pour les pérégrinations de la campagne. Je ne comprends pas pourquoi le Prince m'a mis sur le coup.
Le doc cracha un morceau dur entre ses dents.
- Parce que personne n'a autant de pif que toi pour débusquer l'or.
Adramal souleva ses traits délicats en un sourire carnassier.
- Ça, c'est vrai. D'ailleurs, le sollara, tu nous expliques comment tu comptes t'y prendre ?
Orion, à l'écart de la troupe, jouait avec une minuscule flamme entre ses doigts.
- Pas encore, répondit-il sans même lever la tête.
- Moi, je veux savoir, exigea Morgof d'un ton agressif.
Il se leva, dépliant sa carcasse nerveuse et trapue.
D'un geste sec, le sollara ferma son poing. Le feu s'évanouit. Lentement, il se redressa pour se mesurer au bandit, le surplombant de ses un mètre quatre-vingt-dix. Un mélange de flegme et d'indifférence marquait ses traits durs.
- Que veux-tu savoir, exactement, interrogea-t-il d'un accent trainant.
Morgof roula des épaules.
- Le plan.
- J'ai dit que c'était trop tôt pour vous révéler les détails, trancha Orion.
Il se détourna, désintéressé du sujet.
- Je vois que les sollaras sont exactement comme on le raconte, persifla le bandit, orgueilleux comme le soleil. En revanche, on se trompe en les prétendant aussi redoutables que le feu. Ils fanfaronnent comme si la Vestali entière leur appartenait, mais, au fond, ce ne sont qu'une bande de petits merdeux.
Orion se retourna avec une infime lenteur. Une veine tressautait sur sa mâchoire contractée.
- Tu voulais connaitre le plan, je vais te dévoiler ton rôle, articula-t-il d'une voix glaciale.
D'un bond, il fut sur lui. Uppercut dans l'abdomen, coup de pied de les tibias. Orion se baissa pour esquiver une droite de Morgof. Plus vif que l'éclair, il lui balança son poing sur le nez. Un épouvantable craquement déchira l'air. Alors que le bandit grogna de douleur, le sollara faucha ses chevilles d'un violent coup de pied. Morgof s'écrasa dans l'herbe à plat ventre, le menton éclaboussé de sang.
- Tu seras le clown, lâcha Orion en ajustant sa chemise.
Seul le doc connaissait ses projets. Le soir, ils s'entretenaient tous deux à l'écart de la troupe. A leurs gestes et dessins sur la poussière, Louise en déduisit qu'ils élaboraient la stratégie. La première fois, elle s'installa à leurs côtés dans un élan naturel. Depuis son arrivée en Vestali, Orion lui détaillait tous les enjeux, toutes les tactiques, partageait avec elle son esprit d'anticipation et d'analyse. Malgré son indifférence mordante, sa dureté et son mépris, il avait été pendant trois semaines son point d'encrage, son partenaire. Vingt et un jours qu'ils vivaient côte à côte, précipités dans les mêmes dangers, fuyant les mêmes hommes, se supportant l'un l'autre.
- Qui est ce qui t'as donné l'autorisation d'écouter ? l'interrogea-t-il durement. Nos échanges sont confidentiels.
Elle le dévisagea de ses prunelles noisettes, ses lèvres pleines arrondies de surprise.
- Je pensais que... balbutia-t-elle.
- Tu pensais que quoi ?
Le doc dardait sur elle un regard intrigué. Les joues de Louise s'échauffèrent.
- Rien, coupa-t-elle.
Elle se leva, submergée par la honte.
Aux plaines agricoles succédèrent les vergers d'Agoyaga. Immenses arbres aux fines fleurs translucides, ils chatoyaient sous l'or ensoleillé du printemps. Les hectares blancs couraient sur des centaines de collines, paradis perdu à la brise légère.
- C'est magnifique, souffla Louise alors qu'ils surplombaient la vallée.
- On fabrique le bronce à partir des larmes d'Agoyaga, expliqua Togram. Le Verse en est le principal producteur, mais aussi le meilleur.
L'adolescent chevauchait souvent à ses côtés, intarissable. Le reste du temps, il somnolait, courbé en deux sur sa monture. Elle s'éloignait alors au petit trot pour se hisser à la hauteur du limier. Le soir, elle lui traçait les lettres au bâton sur la terre. Le jour, il récitait l'alphabet et dessinait dans l'air les capitales. Attentif, consciencieux, il avait déjà appris l'ensemble des voyelles et la moitié des consonnes.
Les nuits étaient courtes. Ils dévoraient le diner avec l'appétit vorace des voyageurs, puis s'installaient au coin du feu pour une partie d'Impératrice. Adramal, Orion, Togram, Latouffe, Egor, Louise, et parfois, le doc. Le limier refusait de se joindre à eux.
- Je déteste les jeux de cartes, répétait-il en boucle lorsque Adramal déployait des trésors de rhétorique pour le convaincre.
Egor et Togram perdaient toujours les premiers. Une erreur stratégique fatale, une mauvaise appréciation des mains adverses. Latouffe se révéla un joueur redoutable. Impossible de deviner la valeur de ses cartes sous son mutisme et sa barbe rousse. Il jouait avec prudence, augmentant ses jetons avec lenteur et constance. Au contraire, Adramal s'exprimait sur tous les sujets, révélaient la hauteur de son jeu sans jamais que l'on puisse démêler le vrai du faux. Il misait avec excès, bluffait sans vergogne et raflait en cas de victoire des sommes astronomiques.
Louise aiguisait sa stratégie au fil des jours. Elle commettait chaque fois une nouvelle erreur, mais tirait profit de ses échecs. Le quatrième jour, elle se classa deuxième, derrière Orion. Le sollara gagnait à tous les coups. Calculateur, il engageait ses jetons en cas de conjoncture favorable et lisait les cartes de ses adversaires avec une facilité qui rendait Adramal fou de rage.
Aux alentours de minuit, Louise rejoignait le limier à l'écart de la troupe. Le lendemain du premier entrainement, elle ne pouvait qu'à peine remuer ses membres endoloris. Elle trainait ses jambes et respirait avec difficulté. Les interminables chevauchées enfonçaient ses derniers remparts. Au crépuscule, alors qu'il se rua sur elle pour attaquer ses côtes, son corps lui parut plus lourd qu'une enclume. L'uppercut lui coupa le souffle.
- C'est mou, tout ça !
A la différence d'Orion, le limier n'haussait jamais le ton, ni n'adoptait ce mélange d'ironie et de dureté. Ce qui n'empêchait ni ses poings de cogner ni ses pieds de faucher.
A la seconde attaque, Louise ne réfléchit plus. Elle plongea sur le droite, l'air siffla à ses oreilles.
- Bien, l'encouragea-t-il.
Crochet droit, uppercut, crochet gauche. Elle esquiva la série entière, compensant sa faiblesse physique par l'anticipation.
- Ça commence à venir. Avec un peu d'entrainement, tu seras en mesure d'éviter presque toutes les attaques, même si tu souffres. Le secret, c'est le coup d'avance. Il en va de même pour l'escrime.
- Et pour le tennis, observa-t-elle.
Il lui balança son pied dans les tibias, elle s'effondra dans un cri de douleur.
- Attention aux diversions.
Le lendemain, il lui envoya son poing dans l'estomac. Elle intercepta son regard, se jeta sur la gauche.
- Tu boites, et pourtant, tu as esquivé mon uppercut, commenta-t-il. On peut passer aux choses sérieuses.
- Parce qu'on peignait une aquarelle, là, peut-être ? s'étouffa-t-elle.
Il ignora sa remarque pour dégainer un stylet cinq centimètres plus long que celui de Louise.
- Trois utilisations.
Plus discret qu'un fantôme, il se glissa derrière son dos pour appuyer la pointe de sa dague contre sa gorge.
- Le corps à corps.
Il la libéra. D'un geste vif et précis, il lança son arme qui se figea dans un tronc à deux mètres de sa position.
- Le tire.
Il arracha sa lame de l'écorce.
- Et le duel. Nous allons commencer par le plus utile, le corps à corps. La dague est en cela une arme de femme qu'elle se dissimule n'importe où.
Louise fronça les sourcils.
- Tu en as bien une, toi. Ne réduis pas les femmes à l'invisibilité.
Le limier fit tournoyer le stylet entre ses doigts.
- Appelle cela comme tu veux, mais retiens que son principal atout reste la discrétion. Tu sais où frapper ?
La voix grave d'Orion flottait dans son esprit.
- La carotide, répondit-elle.
- Exacte.
D'un geste vif, il appuya sa lame contre la gorge de Louise.
- A ton tour, ordonna-t-il. Tout est dans la rapidité, ne laisse pas à ton adversaire le temps de comprendre ce qu'il lui arrive.
Louise dégaina son arme et fendit l'air. Elle visa la carotide mais le limier recula d'un bond.
- Tu es trop lente.
Elle recommença, encore et encore. Au bout d'une heure d'exercice, elle ne soulevait plus son bras gauche qu'avec une grimace douloureuse, le biceps contracté à l'extrême.
Louise se rua sur lui, le stylet dirigé contre sa gorge. Le limier se baissa, le métal de balmati effleura sa peau.
- J'ai presque réussi ! s'exclama-t-elle.
Pliée en deux, la respiration saccadée, Louise souriait. Sa gavroche posée entre deux Agoyagas, ses cheveux blonds rebiquaient en fines boucles d'angelot.
- On recommence, exigea-t-elle.
Le limier secoua la tête.
- Pas ce soir, poulette. Il est trop tard.
- J'y suis presque ! protesta-t-elle. Une dernière fois, et je suis sûre que je peux le faire.
Il soupira.
- Je te laisse une dernière chance.
Par cette nuit de lune invisible, un noir d'encre coulait le ciel. A travers l'obscurité, Louise distinguait nettement la silhouette trapue du limier, stable sur ses appuis, le visage tourné dans sa direction. Au jeu des réflexes, elle n'avait aucune chance. Cent fois elle avait tenté, elle comptait autant d'échecs. Mais lui ne disposait pas de la vision perçante des ilunes. Dans le noir, il ne distinguait rien.
Dague à la main, elle le contourna d'un pas silencieux. Elle s'approcha dans son dos, le regard rivé sur sa nuque. Elle leva le bras. D'un mouvement sec, elle enfonça le métal de balmati entre ses os.
- Echec et mat, siffla-t-elle entre ses dents.
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