25- Chasser le raton
Louise se précipita à la suite d'Orion, une angoisse sourde lacérant sa poitrine. Mais ses jambes cotonneuses ralentissaient sa course, sa vue se brouillait, et l'homme bondit entre les talus pour l'abandonner en arrière. L'ombre tragique des anges noirs planait sur sa mémoire comme l'orage engloutit l'azur du ciel.
Elle déboucha sur le campement, la respiration sifflante, prête à se battre. Ni cadavre ni espion. Togram agrippait sa main gauche ensanglantée, la bouche déformée d'une affreuse grimace.
- Il m'a troué la peau ! geignit-il.
En apercevant Louise, il leva sur elle deux billes émeraudes brillantes de larmes :
- Ton saleté de renard m'a mordu !
Férao, dix mètres plus loin, hérissait le poil et menaçait de ses crocs.
- Cet abruti a voulu le caresser, lâcha Orion d'un ton glacial.
Louise soupira.
- Je t'avais dit de ne pas jouer avec lui. C'est un animal sauvage, blessé, en plus. Tu as eu de la chance qu'il ne t'arrache pas la main.
- De la chance ? Si ça s'infecte, je peux mourir !
Louise roula des yeux, exaspérée par ses airs dramatiques.
- Je vais laver ta blessure, la bander, puis ça cicatrisera tout seul.
Elle redoutait en revanche que les maigres relations établies avec son renard ne s'effritent. Férao, acculé contre un arbre, les surveillait en grondant. Ses pupilles miel brillaient d'un éclat dangereux.
Louise réquisitionna une outre qu'elle remplit d'eau.
- Personne n'a de sel, j'imagine ? interrogea-t-elle.
- Bien sur que si, la contredit Orion. Je me balade toujours avec une fiole d'or blanc sur moi.
Elle lui adressa un sourire hypocrite.
- Merci, mais je ne crois plus à tes mensonges.
Il haussa un sourcil, le coin de ses lèvres relevé en un rictus amusé.
- Je vois que tu commences à t'adapter, aluna.
Louise l'ignora pour se tourner vers Togram.
- Déchire un bout de ta manche, ordonna-t-elle.
Il lui tendit un morceau de tissu long comme un parchemin égyptien.
- Bien, ça va faire un peu mal.
Elle déversa l'eau sur sa main ensanglantée et frotta la plaie d'une extrémité de la bandelette. Le garçon couina de douleur. Une fois la plaie nette, Louise cracha dessus.
- Eurk, fit Togram en feignant de vomir.
- C'est le seul antiseptique que nous ayons sous la main, marmonna-t-elle.
Elle frotta sa peau puis noua un en bandage le tissu propre.
- Et voilà. Ne tente plus jamais de caresser Férao.
Il hocha la tête, à moitié assoupi. Louise s'installa près des flemmes, ses paupières papillonnant sous l'assaut de la fatigue. Produire de la magie avait siphonné son énergie. Elle ne lutta plus, étrangement rassurée par la présence d'Orion.
Sous l'astre blanc, le sollara veillait.
***
11 Fleural 1042
Louise mordit son morceau de raton-laveur avec voracité. Le goût infecte de la vase mêlé à celui de la terre lui arracha la langue.
- C'est ignoble, grimaça-t-elle.
Même Orion ne la contredit pas.
Seul Férao apprécia la viande dure, et dévora sa part en trois coups de dents. Louise la découpa en une dizaine de morceaux qu'elle balança un à un, traçant un chemin de nourriture pour l'attirer vers elle. Il goba les cinq premiers sans hésitation. Au sixième, le renardeau releva son museau humide, agitant son panache gris de gauche à droite dans une cadence lancinante. Il la jaugeait de ses prunelles ambrées, les oreilles couchées en arrière.
Louise, immobile, un genoux dans la rosée du matin, ne respirait plus.
Enfin, Férao s'avança pour engloutir le morceau de viande, puis les trois suivant, jusqu'à se retrouver à une cuisse d'elle. Sa respiration s'accéléra. Elle tendit une main hésitante vers sa fourrure. Alors que ses longs doigts fins effleuraient son pelage, Férao s'écarta d'un bond. Il ne la menaçait pas de ses crocs, se contentant de rester immobile, sur le qui-vive.
- Il n'empêche que tu m'aimes bien, observa Louise, un incontrôlable sourire lui montant aux lèvres.
Il chevauchèrent la journée entière. Le silence couvrait leurs pas, entrecoupé des commentaires de Togram. Louise y répondait parfois, engageant la conversation sur une quinzaine de minutes pour ensuite replonger dans les tréfonds de son esprit agité. Orion ouvrait la voie dans son silence habituel. Ses boucles ébènes avait poussé d'un ou deux centimètres et une barbe de trois jours recouvrait sa mâchoire. Il paraissait plus sombre que jamais.
Lorsqu'enfin ils démontèrent, une brume bleuâtre recouvrait le soleil.
- C'est pas trop tôt, grommela Togram. On mange quoi ?
Louise s'esclaffa, amusée.
- On dînera quand vous aurez ramassé assez de bois pour le feu, vous deux, répondit Orion en les désignant de l'index.
Il attrapa trois cordes en chanvre qu'il chargea sur ses épaules, puis s'engagea vers les profondeurs du bois.
- Hey ! l'apostropha Louise. Attends !
Il la considéra par-dessus son épaule, un sourcil haussé.
- Je voudrais que tu m'apprennes à chasser.
Ses prunelles orageuses se teintèrent d'étonnement, bien vite chassé par son indifférence habituelle.
- Tu n'es pas qualifiée, statua-t-il.
Il se retourna.
- Je ne plaisante pas, insista-t-elle. Il faut que je sache me débrouiller seule, tu l'as dit toi-même.
Orion la détailla une poignée de secondes, elle est ses bras croisées sur sa poitrine. Une lueur de défi valsait dans son regard.
- Très bien, capitula-t-il, viens avec moi. Quant à toi, menaça-t-il Togram d'une voix glaciale, tu sais ce qu'il t'attend si tu tentes de t'enfuir.
Le rouquin, qui se désaltérait dans l'eau de la Taral, avala de travers.
Ils s'enfoncèrent à l'ombre des feuillus, à peine éclairés des dernières lueurs du jour. Louise écrasait les ronces de ses hautes bottes, ses mains nues égratignées par les branches folles.
- Avant d'entreprendre quoi que ce soit, avertit Orion, pense toujours à mémoriser la position de ton campement. D'une part, parce que s'égarer dans les bois signifie des heures de recherche, et parfois, la mort. D'autre part, tu dois être en mesure de retrouver les pièges que tu as posé.
Il brisa une branche sur son passage.
- Choisis des repères. Un tronc rectangulaire, un buisson de fraises, des traces d'animaux. N'importe quoi qui se distingue de l'ordinaire.
L'air se vivifiait, Louise frictionna ses avant-bras pour glaner quelques degrés de chaleur.
- Il y a deux types de chasses, poursuivit Orion. Les attaques directes, où tu traques l'animal pour l'achever d'une flèche habile, et les collets que tu relèves le lendemain.
- J'imagine qu'on part poser des pièges ? Interrogea Louise.
Orion hocha la tête.
- Je suis un sollara, rappela-t-il. En plus d'affaiblir mes pouvoirs, la nuit altère mes facultés visuelles et diminue ma perception du monde.
Il interrompit sa marche devant un arbre à peine plus haut que lui. Sous les rayons argentés de la lune, Louise distinguait de longues branches fines, couvertes de feuilles trouées.
- Une opaline, expliqua Orion. Les lapins en raffolent. Il y a en beaucoup, dans les régions au climat tempéré. L'endroit idéal pour poser des collets. Tu t'y connais en noeud ?
Louise hocha la tête.
- Plutôt, oui. Nous campions souvent en forêt, avec mes amis.
Elle aurait juré déceler une étincelle de surprise dans le regard sombre d'Orion.
- Bien, se contenta-il de commenter. Dans ce cas, tu maitrises certainement le noeud coulant, que l'on dissimule au sol par des feuillages.
En parlant, il camoufla la corde d'une pile de brindilles et de verdure.
- On accroche ensuite l'autre extrémité à l'arbre d'un noeud marin.
Il tira dessus d'une main ferme.
- Leçon numéro trois, énonça-t-il. S'assurer que tes pièges ne s'envoleront pas à la plus petite bourrasque.
Louise gravait le moindre de ses gestes dans sa mémoire. Au fin fond de cet empire hostile, sa survie en dépendant.
- A toi, ordonna Orion en lui jetant une corde.
Le poids du chanvre, bien plus lourd qu'en apparence, la déstabilisa. Elle glissa sur l'herbe humide et bascula en arrière, s'agrippant au dernier moment aux branches de l'opaline pour se stabiliser. Orion savourait la scène, un large sourire étirant ses lèvres.
Furieuse d'étaler ses faiblesses, Louise se frotta l'arrête du nez d'une main rageuse et agrippa sa corde. Malgré la semi-obscurité, elle distinguait assez les formes et les couleurs pour assurer une manoeuvre précise. Elle fixa l'extrémité à une branche solide d'un noeud marin parfaitement exécuté, puis dissimula le piège sous un tas de feuilles mortes.
- Trois minutes, triompha-t-elle. Peut-être moins.
Le petit sourire d'Orion s'étira.
- Il faut croire que tu es plus douée pour accrocher les cordes que pour manipuler la magie.
- Je parie que tu t'attendais à ce que j'échoue. Au final, j'ai été plus rapide que toi, le nargua-t-elle.
Il émit un claquement de langue sonore.
- Ne soit pas présomptueuse, aluna, tu pourrais le regretter.
Orion fixa le dernier collet un peu plus loin. La lune, aux trois quart pleine, étalait ses rayons argentés dans une marre d'encre. Aucun nuage n'obstruait le ciel.
- Demain, il va pleuvoir, observa-t-il. Il faut profiter que la lune soit ronde et bien visible pour t'entrainer.
Louise approuva. Comme tous les ilunes, elle tirait ses pouvoirs du disque blanc. Plus il illuminait la nuit de sa splendeur, plus elle gagnait en puissance.
- Ferme les yeux, ordonna Orion de sa voix grave. Allume l'étincelle au fond de tes entrailles.
Elle obéit. Instinctivement, elle reteint sa respiration, contractant son abdomen. Son esprit, imprégné de l'échec de sa toute première tentative, s'embrasa du désir enragé de réussir.
Sa mère l'avait abandonnée. Son père ne l'avait jamais aimée.
Une rancoeur sourde déchira sa gorge. La température grimpait sous ses veines, thermomètres incontrôlables. Louise transpirait, les jointures de ses poings blanchis sous l'effort.
- Non, trancha la voix catégorique d'Orion, tu ne t'engages pas sur la bonne voie. Si tu commets l'erreur de choisir la colère pour appeler ta magie, tu ne la contrôleras jamais.
Le chagrin et la terreur d'échouer alimentaient la fournaise sous sa peau. Soudain, un picotement griffa le creux de son ventre. Une joie malsaine l'anima alors qu'elle percevait la puissance monter en elle.
- Louise, avertit Orion, ne te laisse pas consumer par l'incendie.
Happée dans un torrent de souffrances, grisée par cette flemme invisible, elle ne l'entendait plus. La magie lui rappelait dans un murmure sa solitude et ses malheurs. Elle répandait sous sa chaire une haine profonde, viscérale. A la place du désespoir, une sourde colère l'envahit, dirigée contre sa famille envolée, contre l'injustice de sa situation, contre sa propre faiblesse. Les étincelles remuèrent dans ses entrailles, diffusant dans ses veines le goût pourri de la mort. Assassin. Elle avait déjà basculé vers les ténèbres en achevant un homme, à quoi bon refuser ce pouvoir qui l'enflammait ?
Orion observait la peau de son élève s'illuminer d'un bleu saphir. La couleur, issue de ses poings contractés, dévorait chaque seconde une parcelle supplémentaire de sa carnation diaphane. Sa magie s'emparait de ses démons pour l'aspirer vers le chaos. L'explosion était imminente.
- Ouvre les yeux.
Ses cheveux cours se redressaient sur son crâne dans une pagaille hermétique à ses ordres.
- Louise ! rugit-il. Ouvre les yeux !
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