22- Sine inventum quaerere
Les chevaux longeaient la Taral d'un pas tranquille, frappant les pierres de leurs sabots drus. L'eau claire coulait à flan des rochers, un courant d'ondes pures ondoyait sous la cime des arbres. Louise avançait au pas indolent de sa monture, les lèvres retroussées d'un sourire amusé.
- C'est vrai que tu viens d'un autre monde ?
Le pli de ses lèvre s'accentuèrent.
- Oui.
- C'est comment, là-bas ? enchaina le garçon, les prunelles émeraudes étincelantes de curiosité.
- La médecine, l'éducation et la technologie sont beaucoup plus avancées qu'ici, soupira-t-elle. Les enfants savent tous lire et écrire et les transports sont beaucoup plus rapides.
- Je vois mal comment les guérisseurs pourraient être plus efficaces qu'en Vestali, releva Togram. Que peut-on faire de mieux que de refermer les blessures et faire repousser les os ?
Louise haussa les sourcils.
- Vraiment ? Je pensais que les sollaras ne pouvaient utiliser la magie que sous la forme de lumière ?
- J'en sais rien, moi, marmonna Togram en haussant les épaules.
Les mains reliées par une corde à l'étalon d'Orion, il suivait les chevaux à pied, bombardant Louise de ses questions farfelues.
- Le soleil est source de vie, intervint Orion. Quelques rares sollaras guérissent par leurs mains.
Depuis l'aube, Orion n'avait pas décroché un seul mot. Il remontait la Taral en chef de file, hermétique aux innombrables questions de leur prisonnier.
- Maintenant, plus un mot, gronda-t-il. Je crois avoir été suffisamment patient avec vos discussions stupides.
Togram referma la bouche, ravalant la nouvelle question qu'il s'apprêtait à poser. Louise soupira, exaspérée du mépris dégoulinant de ses paroles.
- Excusez-nous d'avoir troublé votre quiétude, votre grandeur.
L'adolescent pouffa. Il faillit s'étrangler de frayeur lorsque Orion se retourna sur sa selle. Il détailla la jeune fille de ses prunelles orageuses, glissant sur son béret, son visage, son cou dénudé, sa chemise brune. Une lente rougeur lui montait aux joues tandis qu'il promenait sur son corps un regard ennuyé.
- Tu n'as toujours pas compris, pas vrai ?
Un accent lasse trainait sur ses mots. Louise essuya d'un revers de main une mouche imaginaire, effaçant avec rage les traces de gêne.
- Si tu ne la fermes pas, je descends de cheval et je t'assomme, sans que personne, absolument personne, ne puisse m'en empêcher.
Impuissante face à la menace, Louise se figea sur sa monture.
- Bien, conclut Orion.
Il se retourna, suivant avec nonchalance le pas de son cheval.
Le reste du trajet s'effectua en silence. Louise surveillait de temps à autre sa besace, où Férao poussait de brefs jappements secs. Il n'essayait plus de se sauver, ni de déchirer le cuir de ses dents aigus.
Le crépuscule couvrait les feuilles devenues noires lorsqu'ils attachèrent les chevaux. Les bêtes, assoiffées, se désaltérèrent à grandes lampées dynamiques. Louise les imita, penchée au-dessus du courant, les mains en coupe. Elle baigna son visage crasseux dans l'eau glacée de la Taral, aux côtés d'un Togram éreinté.
- Tu ne te rends pas compte, geignit-il. Cinq heures que je marche sans m'arrêter ! Bien sûr, concéda-t-il, j'ai l'habitude des longues distances. Nous, les messagers, on peut passer des nuits entières sans dormir. Mais on fait des pauses ! s'exclama-t-il.
Une silhouette surgit à leur gauche, et Togram interrompit brusquement ses jérémiades.
- Viens là, ordonna Orion. Je vais t'attacher pour la nuit.
L'adolescent protesta :
- Je jure que je ne me ferai pas la malle. Mais pitié, pas la corde ! J'ai super mal dormi la nuit dernière.
Orion croisa les bras sur son torse, exaspéré.
- Dépêche-toi, je n'ai pas toute la nuit. Si tu ne te lèves pas, je pourrai bien finir par te pendre.
Togram écarquilla des yeux verts terrifiés.
- Je viens, je viens, marmonna-t-il en se levant.
Seule sous le soleil déclinant, Louise s'approcha de sa besace. Férao grogna.
- Doucement, chuchota-t-elle. Je vais te sortir de là.
Elle plongea une main dans le sac. L'animal retroussa ses babines, ses prunelles ambrées la surveillant avec méfiance. Louise tendit une main hésitante vers lui. Elle rencontra sa fourrure soyeuse, la caressa du bout de l'indexe. Férao la fixait, attentif. Elle l'attrape de sa seconde main, le souleva pour le déposer sur l'herbe.
- Voilà, dit-elle, c'est tout.
Le renardeau s'immobilisa une dizaine de secondes, les oreilles en alerte, les babines retroussées. Puis, soudain, il se relâcha. Il étendit sa patte foulée devant lui pour dégourdir les trois autres, lustrant sa fourrure grise de coups de langue dynamiques.
Pour la première fois depuis cinq jours, le renardeau se détendait en sa présence, il commençait à lui faire confiance. Louise s'accroupit auprès de lui, vérifiant la solidité de l'attelle. Férao se laissa examiner, ses grands yeux ambrés fixés sur elle.
- Parfait, constata-t-elle.
Elle se releva. Adossé au tronc d'un if, Orion l'observait.
- Tu t'y prends bien, avec les animaux.
Louise hocha la tête.
- Etrangement, tout dépend desquels. Quand j'avais neuf ans, je ramassais les hérissons, les hiboux et les fouines blessés. A l'inverse, impossible d'aider les écureuils ou les mésanges qui ne se laissaient pas approcher. Maman arrivait à les manipuler, elle.
Sa gorge se noua, les sons s'étouffèrent. Une tristesse atroce se diffusa dans son esprit, comme un poison à l'acide.
- Viens, intima Orion.
Louise le suivit en silence au bord de la rivière, se mordant l'intérieur de la joue pour retenir ses larmes. Elle ne pleurerait plus jamais. Elle l'avait promis.
- Je veux que tu te concentres sur la lune, ordonna-t-il. Essaye de percevoir ses rayons sur toi, sers t'en pour appeler ton pouvoir.
Louise obéit. Elle tourna son visage vers la lune presque pleine. Elle sentait sa caresse argentée sur sa peau nue. Elle ferma les yeux, concentrée sur la sphère lumineuse. Les ténèbres se diffusèrent autour d'elle alors que ses paupières clauses la coupaient du monde.
- Ressens ta magie, cherche l'étincelle.
Louise se concentra sur ses mains. Elle fronça les sourcils, appelant de toutes ses forces ces picotements qui l'avaient transcendée, ce jour-là. Elle contracta son bas-ventre, les poings serrés.
Rien. Le sang chaud coulait dans ses veines sans une once de magie.
- Concentres-toi davantage, fit la voix grave d'Orion. Détends-toi, laisse la lune réveiller tes pouvoirs.
Louise agita ses doigts, inspira une grande goulée d'air, se concentra sur un vague souvenir de crépitement. Son coeur se gonflait de détermination, son esprit bouillonnait.
- Je n'y arrive pas, avoua-t-elle piteusement.
Ses yeux s'ouvrirent sur la silhouette sombre d'Orion.
- Essai encore.
Elle obéit. Engourdie par le froid, assaillie par les grondements de son estomac, Louise concentrait ses forces sur un point invisible et insaisissable. Elle ne ressentait que la chaire meurtrie par le blanc de son ongle et son cou mordu par le froid. Pas une bride de magie ni l'ombre d'une étincelle.
- Ça ne marche pas, bredouilla-t-elle, dépitée.
Orion darda sur elle son habituel regard méprisant, l'orage de ses yeux criait son incompétence.
- Avec aussi peu de volonté, tu n'y arriveras jamais.
En une phrase, il la rabaissait sous la surface des Enfers.
Mue par une rage féroce, Louise ferma les yeux, serra les points. Son esprit creusait les limbes de son cerveau, cherchait à envahir ses veines, à débusquer cette force bleue. Pour ne rencontrer que le vide.
- Pathétique.
Sa respiration siffla dans la nuit, un mince filet blanc s'évaporant comme un fantôme. Elle cligna des paupières, raffermit sa détermination. La colère remontait le long de son échine pour brûler son esprit. Elle se concentrait toujours un peu plus, le désir de briser l'arrogance d'Orion toujours plus forte.
Elle demeura glacée, immobile près de la rivière. La lune souriait au dessus d'elle, moquant son incompétence.
Orion, sans un mot, l'abandonna sur la rive endormie, la condamnant par son silence glacial.
Le gout âcre de l'échec se diffusa dans sa bouche. Ses pouvoirs tuaient des hommes, pourquoi se dérobaient-ils à elle ? Louise frémit. L'image du cadavre en charpie s'imposa à ses pensées, l'estomac troué de sa magie. Assassin. Son visage tordu de douleur lui criait sa haine. Meurtrière. Sa respiration s'accéléra, le dégoût d'elle-même collait à sa peau comme une pâte visqueuse dont le frottement l'étale davantage.
Elle se répugnait.
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