
Chapitre XXXVIII
Des gémissements rompirent le silence, derrière Corso. La même musique depuis des heures. Ce type va crever. De son point de vue, il n'y avait qu'une chose à faire. Mais il connaissait la délicatesse de ses amis. Le nosferatu soupira de frustration.
Ils avaient tant accompli. Contre toute attente, ils avaient échappé aux flammes et à la mort, ils avaient parcouru des lieues et des lieues avec une prisonnière récalcitrante, avec une hérétique et une gamine, et lorsqu'enfin ils étaient arrivés à portée de leur objectif... Si j'avais été là, j'aurais tué ce foutu chanteur de mes mains.
La Balafre haleta, à l'autre bout de la chambre, avant qu'un hoquet de douleur ne lui coupe la respiration. Tendu, exaspéré, par son impuissance, par cette agonie interminable, par l'ironie de cette situation, Corso jeta un œil dans sa direction. Le mercenaire grelottait sous des couches de laine, allongé sur une paillasse bourrée à la paille. Il reluisait cependant, couvert de sueur, la peau pâle comme la pierre de ces merveilleuses tours là-dehors. Mira se pencha pour lui éponger le front et le nosferatu détourna promptement le regard.
Les légendaires flèches d'Eterna, les splendeurs de l'antique capitale impériale, seul un rideau l'en séparait. Il avait pu en apercevoir un morceau, entre les pans de toile de la carriole, à leur arrivée ce midi. Ils s'étaient joints au flot continu de pèlerins et avaient emprunté le gigantesque pont de Cordanor, l'Arche Éternelle, prodige d'architecture qui enjambait le fleuve Alivin, large et encaissé à cet endroit, et seul accès possible depuis la rive droite à moins de remonter très au Nord. Son regard avait également entrevu, par éclats fugaces, des fragments du massif rempart d'albâtre et de ses tours, épaisses comme des donjons, criblées de meurtrières.
Toutefois, ils s'étaient gardés d'en franchir les portes. Les templiers avaient préféré trouver un logement dans les faubourgs extérieurs et dans un établissement où Artemus n'avait pas l'habitude de séjourner lorsqu'il était de passage. Sans s'éterniser dans les recherches, ils avaient trouvé cette auberge : Le Pont comme Horizon, au bord du cours d'eau et un peu à l'écart des grandes avenues. Ils y avaient loué l'étage sous les combles, un dortoir avec une douzaine de paillasses.
Des plans du vieux templier, le nosferatu ne savait pas grand-chose. À court de temps et d'options, il va sans doute tenter quelque chose de désespéré. Et de fait, le Vieux Lion était particulièrement sombre d'humeur, ces derniers jours. Son désespoir était palpable. Lyren se montrait plus prolixe que lui. C'était le jeune homme qui avait déniché l'auberge, et lui encore qui avait pris la décision de chercher un médecin. Il compensait le désarroi d'Artemus avec une compétence et une énergie que Corso n'avait pas pressenties. Quant à l'effroi du vieux templier, le nosferatu l'avait déjà vu chez d'autres que lui. Il est en train de se résoudre au pire... Je dois trouver un moyen de l'aider.
Pour l'instant, il était surtout question de dénicher un soigneur pour la Balafre. Si possible pas un prêtre, car malheureusement, la plupart des médecins en Chorys étaient également membres du clergé. Aussi Lyren et Arrod s'étaient-ils mis en quête d'un guérisseur. De toute manière, le visage d'Artemus était trop connu auprès des ecclésiastiques. Il valait mieux qu'il reste caché. Une belle perte de temps, de l'avis de Corso. Ce gars va crever, et il y a d'autres priorités.
Il scruta le tissu du rideau, intensément, avide de regarder par la fenêtre. C'était la première fois qu'il venait à Eterna. Le rassemblement des armées tristiennes, pour la seconde croisade, s'était fait à Candelia et Reynaldborg, afin de prendre la mer et d'éviter la catastrophe de la première tentative. Et c'était en Orphel qu'il s'était engagé sous la bannière de la Légion. Puis, à son retour de Terre Sainte, il avait été attaqué par des coupe-jarrets, sauvé par Amadeus et il était devenu autre chose. Corso avait presque craint de se consumer, rien qu'en posant le pied sur ce sol sacré. Mais, passée l'appréhension de cette stupide superstition, la cité avait exercé sur lui un étrange attrait.
Succombant à un élan de curiosité, il écarta un pan de tissu pour regarder. La lumière crue de la fin d'après-midi, réfléchie sur la pierre blanche des fortifications, lui brûla la peau du visage comme la caresse d'un dieu igné. Rebelle à la raison qui lui clamait de refermer le rideau, le vampire serra les dents et se rassasia du spectacle encore quelques instants.
Avec cette muraille colossale, Corso ne pouvait voir que les demeures étroites aux toits pointus des faubourgs, plus récentes et communes, hors de la cité proprement dite. Des larges avenues garnies de statues, des places immenses, des jardins en terrasses et des palais sculptés d'anges, il ne voyait rien. Mais son esprit pouvait les restituer d'après ce qu'il avait entendu raconter, d'après les descriptions passionnées d'Amadeus, qui avait connu l'empire, et aussi d'après l'élégance de ces flèches vertigineuses qui jaillissaient d'au-delà des remparts vers le ciel limpide. Et, plus loin encore, il discernait le sommet bleuté de la Lance de Melkar, ce mont au pied duquel avait péri le premier empereur et où se dressait aujourd'hui la citadelle éternelle.
Il rabattit le rideau. La douleur n'était rien en comparaison des beautés qui flottaient à présent dans son esprit. Comment Tristan s'y est-il pris pour capturer cette cité ? Le martyr n'était personne au début de la guerre du Fléau, le fils honteux d'une sœur punie pour avoir enfanté, confié à la garde de prêtres, ni noble ni guerrier. Mais, guidé par Dieu, il s'était insurgé contre l'envahisseur, l'avait affronté, l'avait défait. À une époque où tout espoir était perdu, où l'empire était déchiré dans une guerre qui opposait trois prétendants au trône malgré la menace des démons, Tristan avait choisi l'un d'entre eux, Lorcän. Le seigneur cumulait les défaites et ployait sous l'influence de ses deux concurrents, nul n'aurait plus misé sur sa victoire. Le martyr lui avait alors désigné les traîtres qui gangrenaient son entourage, puis avait pris la tête de ses forces, avait marché sur Eterna et l'avait conquise pour lui en trois jours. Trois jours... Lorcän avait été sacré empereur pour ensuite entamer la reconquête. Il a créé l'exploit. Il a prouvé qu'un seul homme pouvait faire la différence.
Les songeries de Corso s'interrompirent lorsqu'il perçut une présence dans son dos. « Nous y sommes, dit le nosferatu en se retournant.
-Et pas dans les conditions espérées, répondit Artemus avec une pointe de tension qui trahissait son état d'inquiétude. Nous n'avons presque rien à proposer au Cénacle, juste la relation de ton témoignage, et les nôtres, ce que nous avons pu voir de nos yeux.
-C'est trop dangereux. Tu ne peux pas te présenter devant le Cénacle comme ça.
-Mais je suis le seul à pouvoir agir. C'est ma mission. Je dois y arriver, ou périr en essayant. » Il se passa une main sur le visage. « Tu nous l'as dit, le temps presse. Pas le temps de battre la campagne à la recherche d'une nouvelle preuve et repasser par tout ce que nous avons traversé. Et avec ces rumeurs sur le roi Tybelt qui se meurt... »
Le vampire grogna. Il retrouvait dans cette pugnacité le tempérament de l'enfant qu'il avait connu. Têtu comme une mule. « Tu crois qu'il y a un lien ?
-Tu ne crois pas ? »
Corso haussa les épaules. « Je sais qu'ils ont des projets d'envergure. C'est tout.
-En tout cas, ça n'annonce rien de bon. »
Certes, un changement de roi, ça pue comme une vieille charogne. Le nosferatu se tourna vers la pièce et les couches. « Et ça ? dit-il en désignant le mercenaire moribond. Tu n'as vraiment pas besoin de soucis supplémentaires, non ? Tu devrais consacrer ton énergie à autre chose qu'à le sauver. Il est foutu, de toute façon. Je peux sentir la mort d'ici.
-Nous n'allons pas l'abandonner, comme ça, sans avoir au moins essayé.
-Laisse-le dans une église.
-Ils poseront des questions.
-Laisse-le dans une église vide. » Corso haussa les épaules. « Cette nuit, par exemple. »
Artemus secoua la tête. « Lyren va trouver quelqu'un, ou Arrod. Et sinon, j'ai encore une solution, peut-être. » Le nosferatu arqua les sourcils. Le Vieux Lion tenta de grimacer un sourire rassurant. « Tu te souviens de monseigneur Kaspar ?
-Bien sûr, cet ecclésiarque qui conseillait ton père.
-C'est lui qui m'a soustrait aux griffes de mon oncle, lorsqu'il s'est emparé de notre fief. Il a veillé sur moi et m'a toujours été un ami cher. Il est très âgé aujourd'hui, mais aux dernières nouvelles il vivait toujours. Et il habite ici. Il ne siège plus que rarement au Cénacle, mais... Je ne voudrais pas lui faire courir de risque en emmenant Ed chez lui, en le compromettant. Toutefois, je n'aurai peut-être pas d'autre choix. »
Il y avait trop de risques, trop d'inconnues. Je dois agir. Et je dois le mettre devant le fait accompli. De nouveau. Artemus devait composer avec suffisamment d'obstacles comme cela, et sa foi et ses valeurs n'étaient pas les moindres. Corso hocha la tête. « Et quels sont tes plans pour la suite ?
-Eh bien... Kaspar, justement. J'irai le trouver dès demain, discrètement. J'ai besoin de conseils, de voir ce que je peux faire pour mettre toutes les chances de mon côté. C'est un érudit, il est rusé, il a des contacts, de l'influence. Je dois savoir s'il y a moyen de nous rallier une partie du Cénacle. Peut-être détient-il des informations utilisables pour étayer nos découvertes, peut-être certains prélats lui sont-ils redevables... Je ne sais pas, je suis désespéré, tout est bon à prendre. De toute façon, il m'écoutera et sera de bon conseil.
-Je suppose que tu n'as pas beaucoup d'alternatives. »
Tout à coup, on frappa à la porte avant de l'ouvrir. Lyren apparut et, dans l'ombre du palier derrière lui, une silhouette menue. Le templier entra dans la chambre pour livrer passage à une femme, ni très grande, ni très épaisse, vêtue d'une robe de laine simple. De grands yeux brillants de fierté encadraient un nez fin et pointu. Son abondante chevelure noire mêlée d'argent était attachée en un chignon négligé. Elle portait une besace en bandoulière et des bourses et flasques d'étain pendaient à sa ceinture.
Artemus et Estrella s'approchèrent. Lyren sourit, un peu gêné. « Je vous présente madame Merygwenn.
-Messeigneurs, dit l'intéressée d'une voix flûtée en esquissant une révérence.
-D'où venez-vous ? » interrogea Artemus.
La petite femme sourit avec malice. « De là où votre ami m'a trouvée.
-Dans un marché, en bordure de la ville, précisa le jeune templier. Elle vendait des potions à des pèlerins.
-J'ai notamment d'excellentes pommades pour les plantes de pieds douloureuses. Du pain béni pour ces pauvres voyageurs. Sinon, je fais une excellente sage-femme. Mais je ne pense pas que vous ayez besoin de mes services pour vos pieds ni pour mettre bas. »
Artemus la détailla d'un air perplexe. Estrella s'épanouit. « Eh bien ! Vous n'avez pas l'air d'être d'ici.
-On ne peut rien vous cacher. Je suis d'origine helmïn.
-Et l'Église vous laisse tranquille, malgré vos charmes et vos potions ? »
Son sourire s'élargit. « J'ai autrefois rendu de fiers services à monseigneur Tyber, ancien commandeur de la Légion Sacrée. Et depuis sa mort, je suis malgré tout tolérée. J'évite cependant de traîner juste sous leur nez et ne me promène plus dans les murs de la cité si je n'y suis contrainte.
-Bon, et vous avez des notions de médecine ? s'enquit le Vieux Lion.
-Je pratique des arts bien au-delà de la portée des prêtres. Ils m'ont été enseignés par les dwynae d'Oracle. » Elle fit une moue innocente et haussa les sourcils. « Monseigneur Tyber, en tout cas, n'eut pas à se plaindre de moi. Il fut si satisfait de mes dons qu'il fit de moi son médecin personnel. »
La Rose de Fer la prit par le bras et l'attira vers la couche du mercenaire. « Ma bonne dame, venez voir par ici. Notre ami a grand besoin de vos soins.
-Il semblerait, en effet. »
Il a surtout besoin qu'on l'achève, songea Corso comme elle se penchait pour examiner Ed. Puis il surprit un regard de Mira et se détourna, comme si elle pouvait saisir ses pensées rien qu'en observant le fond de ses yeux.
Le nosferatu s'éloigna et s'assit sur sa paillasse, la mine renfrognée. Un indicible effroi s'emparait de lui à chaque fois qu'il avait affaire à la jeune femme, depuis quelque temps. Mirabella... Rosie... Il secoua la tête. Un long frisson lui remonta l'échine. Il n'avait jamais cru au destin, pas son genre, et pourtant.
Ceci dit, son affection pour les rouquines n'avait en rien diminué, bien au contraire. Et il devinait que, d'ici peu, il aurait à affronter un dilemme, un déchirement. Si ardent que fût son désir de rester auprès de Rosie et Mira, si fort qu'il voulût les protéger, leur chemin viendrait forcément à se séparer de celui des templiers. Et, lorsque ce moment viendrait, Corso aurait à choisir. Il tremblait à cette idée. Car en effet, qu'importe comment il tournait le problème, la réponse était toujours identique : les temps qui s'annonçaient étaient sombres, mais le meilleur moyen de les protéger était de servir un but supérieur. En somme, les templiers avaient davantage besoin de lui. Si quoi que ce soit pouvait être fait pour les aider à affronter la menace qui s'annonçait, il se devait de le faire. Il détenait des informations, connaissait l'ennemi, et les mortels en savaient si peu. L'hésitation était une torture, pourtant son choix était déjà fait, Corso le savait. Après tout, elles avaient Arrod maintenant. Le nosferatu avait beau ne pas aimer le Cassim, il s'occupait plutôt bien d'elles, les traitait avec respect.
« Votre ami n'est pas beau à voir, déclara la rebouteuse après l'avoir examiné. Je peux savoir ce qui lui est arrivé ?
-Il a fait une mauvaise rencontre, répondit simplement Artemus.
-Mmh, je vois. Le nez cassé, ce n'est rien. Le flanc, c'est une blessure faire par une lame, fine, affûtée, heureusement ce monsieur est robuste. Mais la gorge... Une morsure ? » Elle haussa un sourcil, mais n'attendit pas vraiment de réponse. « Les contours de la blessure sont étranges et votre ami réagit comme à une grosse infection.
-Pouvez-vous faire quelque chose pour lui ? demanda Estrella.
-De... De grâce, haleta Ed. Faites cesser la douleur. »
Merygwenn fit claquer sa langue. « Un prêtre vous conseillerait probablement de saigner, mais il est faible, et je n'ai aucune confiance en cette pratique. Je peux nettoyer les plaies, utiliser un cataplasme à base de miel... Mais je ne sais pas si ça suffira pour ceci. » Elle tendit le doigt vers la gorge de la Balafre. « Toutefois, je peux aussi invoquer les esprits pour tenter de le purger des miasmes qui l'accablent.
-Les esprits ? marmonna le Vieux Lion.
-Vous êtes une sorcière ? » demanda Rosie, plus enthousiaste qu'effrayée.
La guérisseuse sourit. « Certains aimeraient sans doute à m'appeler ainsi. Je vous l'ai dit, je n'ai pas appris l'art de guérir auprès des prêtres. Mes baumes l'aideront peut-être, mes incantations sûrement. Mais je n'ai pas tout ce qu'il me faut ici, je devrai retourner les chercher chez moi, en dehors de la ville. »
Artemus secoua la tête. « Pas de magie. Faites ce que vous pouvez et Dieu s'occupera du reste.
-Très bien. Dans ce cas, faites-moi un peu de place et allez me chercher de l'eau bouillante. »
Elle prépara des morceaux de tissus propres et une décoction pendant que Lyren s'en allait chercher l'eau. Puis la guérisseuse se retroussa les manches, révélant des tatouages entrelacés le long de ses avant-bras.
Rosie, chassée de l'entourage de la rebouteuse, vint se blottir contre Corso. Il la serra bien fort contre lui, tandis que la perspective de la séparation l'aiguillonnait. Et la gamine jetait de fréquents regards en direction de la couche de la Balafre. « Tu crois que c'est vraiment une sorcière ? Elle fait vraiment de la magie ?
-Elle m'en a tout l'air.
-Elle pourrait nous changer en crapauds ou en souris ou en mouches ? »
Corso ricana. « Je ne vais pas m'aventurer à la contrarier au point qu'elle en fasse la démonstration, en tout cas. Mais je crois qu'elle est avant tout ici pour essayer d'aider oncle Ed.
-La méchante dame lui a fait très mal...
-Oui. Parce que l'abruti de chanteur lui a permis de le faire. »
Rosie se mordit la lèvre et lui fit un gros câlin. « Je ne veux plus qu'on vous fasse du mal. Je vois bien qu'Artemus a peur, que tout le monde a peur. Pourquoi on ne part pas tous ensemble, loin des méchantes personnes ?
-Tu as raison, ce serait plus sage. »
Lyren revint avec l'eau chaude et Merygwenn s'occupa du blessé, consciencieuse et délicate. Ensuite elle remballa ses affaires. « Voilà, dit-elle, je vous conseille de prier, puisque vous ne voulez pas de toute l'étendue de mon savoir. Il en aura besoin. »
Ed gémissait, mais moins fort. Elle lui avait donné de quoi calmer la douleur. Et comme Artemus lui payait son dû, Arrod fit son apparition. Corso et lui échangèrent un regard. Ils ne s'aimaient pas, mais se supportaient un peu mieux depuis que leur aversion pour Cyril les avait réunis. Et puis je vais bientôt devoir lui faire confiance, je n'ai pas le choix.
Le mercenaire attendit que la guérisseuse s'en aille et s'approcha de son éternelle démarche nonchalante. « Je n'ai pas trouvé de quoi faire votre bonheur, templiers, mais il semblerait que vous n'en ayez plus besoin.
-J'en suis encore à me poser la question, souffla Artemus.
-Qu'a-t-elle dit ? Ed va s'en tirer ?
-Il faut prier. »
Le Cassim pouffa. « C'est là tout ce que vous avez pu trouver ?
-Elle a fait tout ce qu'elle a pu, intervint Estrella, un peu sèche. Enfin, tout ce que tu lui as laissé faire. J'ai déjà vu des prêtres à l'œuvre, ils n'auraient pas fait mieux. »
Le vieux templier grommela. « Soit, nous ne pouvons rien faire de plus pour l'instant et mon ventre crie famine. Si nous allions souper ?
-Allez donc manger, dit Corso. Je veille sur lui. »
Il ébouriffa une dernière fois la chevelure de Rosie, ensuite ils descendirent. Leurs pas s'éloignèrent et disparurent dans l'escalier.
Bon, c'est à moi de jouer. Qu'ils me prennent un peu plus ou un peu moins pour un monstre, ma foi, ça ne changera pas grand-chose. Mais, une fois encore, il craignait les réactions de Mira et de Rosie.
Le nosferatu traversa la pièce et se planta devant l'autre fenêtre, celle qui donnait du côté de l'Alivin, en saillie de la toiture. Cette façade n'était pas exposée au soleil déclinant. Corso écarta le rideau. La rivière était très large, l'autre rive était réduite à un ruban gris-vert et les berges, moins élevées qu'au niveau du pont de Cordanor, étaient néanmoins abruptes. La paroi rocheuse tombait à pic sous l'auberge sur une vingtaine de pieds. Un instant, ses yeux suivirent le ballet de voiles colorées, au loin. Il cherchait le courage. Ed était un brave gars. Rosie l'aimait bien.
Allez mon vieux, peut-être même que tu sauras le convaincre.
Il se détourna de la fenêtre et vint s'asseoir à côté de la Balafre. « Tu tiens le coup, ça va ? » Le mercenaire ouvrit un œil humide. Le visage blême et moite, il respirait fort et le pansement au cou le gênait pour tourner la tête. « Question idiote, hein ? C'est pas la grande forme.
-Ils... Ils m'ont laissé avec toi ? articula Ed. Seul ? »
Il y avait de l'appréhension dans sa voix.
« Nous sommes seuls, oui.
-Tu n'es... pas comme les autres, pas vrai ? Pas comme cette diablesse ? Pas comme ces monstres... qui ont tué mon capitaine et les autres ?
-Tout dépend de ce que tu entends par là. Tu vois ceci ? » Corso indiqua son visage, qui devait avoir quelque peu rougi, au moins rosi, au contact du jour. « Le soleil me brûle. Je suis un nosferatu. Je suis comme eux. Mais dis-moi donc, être humain, être fait de cette chair faible, être mortel, cela fait-il de toi quelqu'un de bon ou de mauvais ? Cela a-t-il une quelconque importance ? »
Ed cligna indolemment des paupières. « Donc tu es comme eux... mais tu es bon.
-Ha ! Je ne sais pas si je suis quelqu'un de bon. Pour être honnête, je ne crois pas. Je ne suis pas un Saint, en tout cas. J'ai pris beaucoup de vies au cours de mon existence. Mais, depuis quelque temps, je suis sûr d'une chose : je ne veux pas que les miens arrivent à leurs fins.
-N'est-ce pas... de la trahison ?
-Je suppose, si. Mais à présent, quoi que je fasse, je trahirai quelqu'un. Et, en toute honnêteté, je ne pense pas que le monde gagnerait à leur être soumis.
-Tu vas pas me faire de mal, alors. »
Corso baissa les yeux et soupira. « Je voudrais... te faire une proposition. » Il redressa la tête et son regard était dur, inflexible. « Tu es mourant. Si tu as de la chance, ou plutôt si tu es robuste, tu verras peut-être le soleil se lever encore une ou deux fois. Pendant ce temps, tu es un poids mort pour les templiers et ta fin, malheureuse mais inéluctable, sera vaine. »
Ed frémit sur sa couche, mais sa faiblesse l'empêchait de manifester plus énergiquement sa peur. « C'est quoi, ta proposition ? Tu ne peux pas me sauver... je suppose que tu veux me condamner.
-T'as beau être un foutu mercenaire, t'es loin d'être un idiot. » Le vampire se frotta le menton. « Je suis embêté. Je ne veux pas te faire de mal, mais la mission de nos amis templiers importe plus que tout, et j'ai une solution. Je pourrais faire de toi un nosferatu et tu pourrais leur servir de preuve. Ça vaut mieux que de mourir en vain, tu ne penses pas ? »
L'autre fut secoué d'un rire nerveux qui s'acheva en quinte de toux. Il reprit son souffle. « Je sais... pourquoi tu ne veux pas leur servir de preuve toi-même. Tu crains le feu de l'inquisition. Je veux pas tomber entre leurs pattes, moi non plus.
-Pour ma part, je dispose d'informations utiles. Je connais les meneurs, je connais certaines de leurs demeures, leurs façons de faire. Je dois rester auprès des templiers.
-Tu crains leur feu autant que moi... »
Corso savait à quoi il exposait le reître et ce dernier n'était pas dupe. Si seulement il y avait un autre moyen ! « Si Artemus ne peut négocier ta protection, il te tuera plutôt que de te laisser tomber entre leurs mains. Mourir ainsi ou mourir de la main d'Artemus...
-Et que crois-tu qu'ils feront... à Artemus, dans ce cas ? » Sa tête oscilla faiblement en signe de négation. « La preuve est condamnée.
-Il te laissera une arme pour mettre fin à tes jours, dans ce cas ! Tu es déjà condamné, de toute façon ! » Le nosferatu perdit patience et frappa dans la paillasse sur laquelle il était assis. « Tu as des proches ? Quelqu'un que tu aimes ?
-Non... Plus personne.
-Moi, il y a des gens que j'aime. Presque tout le monde en a. Et même toi, tu en as eu. Dis-toi que si on laisse faire ceux qui te les ont pris, c'est tout le monde qui souffrira. Ils ne feront pas de quartier. » Un frisson parcourut le corps du mercenaire, mais il paraissait hésiter. Corso se radoucit. « C'est rare, sans doute, mais un seul homme peut parfois faire la différence.
-Mais t'en as pas parlé aux templiers. Tu sais quelle serait leur réponse.
-Ce n'est pas à eux de prendre cette décision difficile. Leur code leur interdit d'envisager l'unique solution. Nous devons nous débrouiller sans eux. Mais tu seras un héros, Ed. Un héros anonyme, un héros de l'ombre, mais un héros tout de même. »
Le mercenaire déglutit. Des larmes apparurent aux coins de ses yeux. « Mais je ne veux pas devenir un monstre, un démon... ni être destiné aux enfers.
-Allons, mon vieux. Les enfers existent-ils vraiment ? L'enfer, ce sera ici, bientôt. Ce monde-ci ne vaut-il pas la peine d'être sauvé ? Ne penses-tu pas que Dieu pardonnerait un tel sacrifice ? »
Le souffle de la Balafre se hacha. « Je suis navré... »
Corso se tendit sous la vague de frustration. Ça aurait été plus facile si tu avais compris, mais je n'ai pas forcément besoin de ton approbation, vieil ami. Il serra les dents et les poings, rassembla son courage. J'espère que tu sauras me pardonner. Sinon je pourrai vivre avec.
Sans brusquerie, le nosferatu prit la main du mercenaire et porta son poignet à ses lèvres. Il perçut le mouvement de retrait dans le bras, mais Ed n'avait pas la force de lui résister. Ferme sans être brutal, Corso mordit et but quelques gorgées. Il perçut l'infection dans le goût et aussi autre chose, subtil, le parfum d'un autre vampire, le parfum de Marie.
Toutefois, il brida son appétit. Ed était suffisamment faible, il ne fallait pas le laisser exsangue. Corso reposa sa main. Et maintenant à son tour. Sans se laisser l'occasion de réfléchir, le nosferatu dégaina un poignard et s'entailla l'avant-bras. Un filet de sang dégoulina et il appliqua la plaie sur la bouche du moribond. Il lui pinça les narines, le força à écarter les lèvres. Bois !
La lutte était perdue d'avance pour le mercenaire. Le sang coulait dans sa bouche. Il suffisait de quelques gouttes en principe. Mais il s'agissait d'une première pour Corso. Jamais il n'avait encore transmis le don. Ensuite il se retira, déchira un morceau d'une couverture de la Balafre et le noua autour de sa morsure. Enfin, il fit de même pour son entaille au bras.
Il n'y a plus qu'à attendre.
D'abord, Ed resta immobile. Le nosferatu craignit de l'avoir tué. Il se remémora avec effroi sa propre conversion. C'était une épreuve terrible. L'esprit était soumis à la lutte du corps contre le changement. Peut-être le mercenaire n'avait-il tout simplement plus la force. Mais Corso fut soulagé de constater qu'il remuait, finalement. De petits spasmes le secouaient. Au début, juste les paupières, puis les traits du visage couturé, puis il émit des râles rauques et sua de plus belle.
Une culpabilité diffuse s'empara de Corso. Il n'avait pas choisi de devenir vampire et, à présent, voilà qu'il infligeait la même chose à Ed. Une éternité d'obscurité t'attend, mon vieux. À moins que ce ne soit un bûcher... Toutefois, ce n'était pas le moment de succomber aux remords. Une noble cause avait motivé son acte. Il devait se focaliser là-dessus.
Les traits de la Balafre se crispèrent, un nouveau grognement monta de sa gorge. Le nosferatu lui épongea le front avec un linge humide. « Tiens bon, mon gars. »
Des pas sur les marches grinçantes de l'escalier annoncèrent le retour de leurs amis. La porte s'ouvrit.
« Nous t'avons rapporté de la soupe oncle Ed ! » s'exclama joyeusement Rosie.
Corso se leva et se tourna vers eux pour les accueillir. Il croisa tous leurs regards sans ciller, les mettant au défi de lui faire le moindre reproche. Alerté par cette attitude, Lyren fut le premier à venir au chevet du blessé. Du sang lui barbouillait encore les lèvres.
« Qu'avez-vous fait ? souffla le jeune homme.
-Une fois encore, je me suis résigné à faire ce qu'il fallait. »
La lumière se fit aussitôt dans les yeux d'Estrella. Artemus ne laissa rien paraître. Peut-être s'y était-il attendu. « Vous l'avez... corrompu ? demanda-t-il.
-Il est en train de passer l'épreuve. S'il se réveille, il sera comme moi.
-Était-il consentant ? »
Le nosferatu laissa échapper un grondement contrarié. « J'ai essayé de le convaincre. Il a compris, mais il n'a pas eu le courage de décider tout seul.
-Donc il n'était pas consentant, lâcha Lyren. Vous venez de damner cet homme.
-Je viens de nous sauver tous ! » Corso frappa dans un chevron, qui émit un craquement de protestation. « Vous avez besoin d'une preuve. Le monde a besoin de cette preuve. La voilà. »
Il tendit la main vers la Balafre. Celui-ci s'agitait sur sa couche. Il haletait, gémissait, se tordait selon un rythme saccadé. Même Rosie pouvait le voir. « Oncle Ed ne va pas bien, dit-elle. C'est à cause de la sorcière ?
-C'est à cause de ton ami Corso », répondit Arrod.
La petite lui adressa un regard brillant, incrédule. Le vampire détourna les yeux. « Ferme-la, Arrod ! Elle est trop jeune pour comprendre.
-Bien, bien, je me tais. De toute façon, pour une fois, je suis de ton côté, vieux monstre. Vous avez votre preuve, templiers. »
L'hostilité déserta le visage de Lyren. Il paraissait presque aussi las qu'Artemus, tout à coup. « Je n'en peux plus. Quand donc cela va-t-il s'arrêter ?
-Bientôt, murmura le Vieux Lion. Nous en aurons bientôt fini.
-Et s'il meurt ? »
Corso haussa les épaules. « Il allait mourir de toute façon. »
Le jeune homme se redressa. « Vous n'avez pas parlé de... de nosferatus ratés ?
-Des goules. » Le vampire baissa les yeux sur le mercenaire, toujours agité et suffocant. « C'est possible. Si ça arrive, au moins, son esprit l'aura déserté. C'est peut-être une bonne chose.
-Que voulez-vous dire ?
-Une goule n'a pas de conscience. Elle ne connaît ni la peur ni le regret. Elle ne connaît que la faim. Vous auriez une preuve et Ed ne souffrirait pas. C'est peut-être mieux ainsi. Pour tout le monde. » Une soudaine appréhension glaça Corso. « Mais si jamais ça arrive... Il vaut mieux l'entraver.
-L'entraver ? répéta Estrella. Vous avez vu dans quel état de faiblesse il se trouve.
-Si l'esprit de ce malheureux cède, il n'y aura plus trace d'Ed. Il n'y aura plus qu'une bête affamée avide de sang. Vous voyez cette hystérique qui a voyagé avec nous un bout de temps et que votre ami Cassim a fendue en deux ? Eh bien une goule, c'est dix fois pire. Ça lutte, ça mord, ça irait jusqu'à se mutiler pour boire un peu de sang frais. » Mira pinça les lèvres et serra sa fille contre elle. Et Corso prit un ton plus rassurant. « En principe, ceci dit, une goule obéit à son aînarque... mais je préfère ne pas prendre de risque. Je n'ai jamais fait ça auparavant. Qu'en pensez-vous ?
-Je vais chercher les chaînes dans la charrette », dit Lyren.
Il ouvrit la porte et s'engagea dans l'escalier. Le nosferatu observa ses compagnons. Artemus, toujours anxieux, paraissait partiellement soulagé. Estrella s'inquiétait pour le mercenaire, mais ne lui tenait pas rancune. Arrod affichait une mine curieuse, amusée, mais pas particulièrement hostile. Mira avait peur et étreignait sa fille, qui comprenait davantage que ce que Corso avait espéré. C'était vis-à-vis d'elles qu'il se sentait le plus honteux. Et la Balafre... Le pauvre homme délirait. On aurait dit qu'il désirait parler, mais seuls des grognements et des râles s'échappaient de sa gorge. Ses traits étaient creusés, ses ongles raclaient le plancher à côté de la couche. La Rose de Fer leva une paupière et le blanc de son œil était injecté de sang.
Une goule... pas impossible. Son esprit était déjà ébranlé par le massacre de ses amis et affaibli par son agonie.
Tout à coup un cri retentit. Ça venait d'en bas, de l'escalier. Lyren !
Corso arriva dans l'encadrement de la porte en même temps qu'Artemus. Le jeune templier cria de plus belle. « La Légion ! La Légion est ici ! »
Le Vieux Lion et le nosferatu échangèrent un regard stupéfait. D'un bond, le vampire gagna la fenêtre qui donnait sur la rue et tira le rideau. Le jour déclinait, rosissait les murailles et les tours, allongeait les ombres des maisons aux toits pointus, mais brûlait néanmoins son visage. En contrebas, sur le seuil de l'auberge, un détachement de soldats arborant la croix de feu se pressait et empêchait le passage des badauds. « Ils sont ici, lâcha Corso. Une trentaine, peut-être plus. Comment...
-La sorcière ? » suggéra Artemus.
Mais la terreur se lisait encore bien davantage sur les traits d'Estrella que sur les autres visages. « Pourquoi aurait-elle fait cela ? Elle évite la cité...
-Peu importe. Vous devez partir. »
Lyren déboula dans le galetas à cet instant. « La Légion est ici ! Ils vont arriver d'un instant à l'autre ! Que fait-on ?
-Fuyez ! ordonna le vieux templier. Nous n'avons pas besoin de tous courir ce risque. Je reste avec Ed, je leur présente la preuve. Vous, vous quittez cet endroit !
-Pas question ! répondit Lyren. L'Ordre a besoin de toi. Nos frères t'écouteront si nous devions rentrer bredouilles. Soit tu viens avec nous, soit je reste en arrière avec Ed. »
Le Vieux Lion l'agrippa par le col. « Fiston, ne discute pas mes ordres. Ma vie est derrière moi. C'est moi qui reste. » Il chercha le regard d'Estrella pour réclamer du soutien. « Allons, il sera bientôt trop tard. Partez ! »
La Rose de Fer attira Lyren auprès d'elle. Le jeune homme, hébété, n'opposa pas de résistance. Mais bientôt, des voix investirent l'escalier. Des ordres qui claquèrent par-dessus d'une cohue alourdie de mailles. Impossible de fuir par là.
Estrella recula et s'approcha de la fenêtre côté rivière. Elle l'ouvrit, se hissa et posa un pied sur les tuiles qui plongeaient vers l'abîme. Pressée par les voix de plus en plus proches, elle plaça son second pied sur une autre tuile et descendit vers le bord, où le toit était un peu moins pentu, la déclivité moins marquée. Elle évoluait à quatre pattes pour éviter de glisser. « Suis-moi, Lyren ! »
Le jeune templier jeta un dernier regard déchiré à son ami et mentor, puis s'exécuta. Sa longue silhouette disparut par la fenêtre. Corso se tourna vers Mira et Rosie. « À votre tour ! Vous ne pouvez pas rester ici. Le danger est trop grand.
-Voyons Corso, je ne peux pas emmener Rosie sur ce toit. »
Arrod vint auprès d'elle et lui saisit l'épaule. « Il a raison. Nous sommes tous arrivés ensemble. S'il y a un problème, si l'Église fait la sourde oreille, si nous sommes associés à une hérésie reconnue... Viens, je vais vous aider. »
Un signe sec de la tête, c'était tout ce que Corso pouvait exprimer comme gratitude au Cassim. Puis il se tourna vers la porte de la chambre. Les pas lourds des soldats approchaient. Le nosferatu se campa sur ses jambes, prêt à charger, l'épée à la main.
« Que fais-tu, Corso ? demanda Artemus. Je ne peux pas lutter, je ne peux pas me présenter à eux comme un ennemi. Et toi... tu dois partir aussi.
-Il fait encore jour.
-Couvre-toi ! Trouve une cachette ! Tu ne peux pas rester ici. »
Les hommes de la Légion n'étaient plus qu'à quelques marches du palier. Il rengaina, referma la porte et posa le verrou, histoire de se donner un répit, à lui et aux autres fuyards. Mira avait fait passer sa fille par la fenêtre et s'y glissait à son tour. Les spasmes de la Balafre étaient de plus en plus violents, ses yeux clignaient convulsivement.
Le nosferatu s'approcha du vieux templier tandis que les premiers coups retentissaient à la porte et qu'une voix autoritaire ordonnait qu'on ouvre. Il posa sa main sur son épaule et l'étreignit avec émotion. « Bonne chance, messire Novak, mon ami. Puisses-tu les convaincre. » Du menton, il désigna Ed. « Et méfie-toi de celui-là.
-Va-t-en, cette porte n'est pas bien solide ! »
Corso rafla son manteau et s'en enveloppa, puis courut à la fenêtre. Lyren et Estrella s'étaient déjà faufilés sur d'autres toitures, deux habitations plus loin. Lorsqu'ils s'aperçurent qu'ils avaient à ce point distancé les autres, ils se retournèrent et les attendirent. Arrod aidait les deux filles à descendre sur le toit voisin.
Heureusement, ce versant était dans l'ombre et le vampire ne fut pas frappé de plein fouet par la luminosité. Il enjamba l'appui de fenêtre et assura son équilibre. Un dernier regard vers le Vieux Lion lui permit de voir que le templier marchait vers la porte pour ouvrir à la Légion. Mais quelle ne fut pas son horreur lorsqu'il constata que, derrière lui, Ed n'était plus couché, agonisant, mais qu'il quittait ses couvertures et se campait sur ses pieds, prêt à bondir. Il haletait toujours. Sa bouche écumait, déformée par un rictus inhumain et avide. Il a succombé...
« Attention Artemus ! » cria-t-il, prêt à repasser par la croisée pour s'interposer.
Mais une suite d'événements terribles s'enchaîna. Son cri effraya Rosie, qui fit un écart, glissa sur les tuiles pentues et fit perdre l'équilibre à sa mère. Toutes deux roulèrent jusqu'au bord du toit et disparurent. Dans le grenier, le templier retira le verrou, mais la chose qu'était devenue Ed le heurta de plein fouet. Sa tête cogna contre la porte et, comme il levait la main pour se protéger, la goule planta ses crocs dans son avant-bras avec un feulement chuintant.
Artemus et la créature roulèrent pour tenter de prendre le dessus. De sa main libre, le Vieux Lion frappa la chose au visage, encore et encore, jusqu'à ce qu'elle lâche prise. Puis il dégaina son épée, mais, plutôt que d'employer sa lame, il balança un bon coup de garde au crâne de son adversaire. La goule recula, ramassée à quatre pattes, comme un animal farouche et les soldats investirent la chambre.
Mais le cri désespéré d'une gamine tira Corso de sa contemplation. Rosie !
Le nosferatu s'approcha du bord du toit et jeta un regard en contrebas, vers les eaux tumultueuses de la rivière. Arrod avait plongé à leur suite et se débattait pour maintenir Mira hors de l'eau. La jeune femme paraissait sonnée. Mais la fillette s'éloignait de la rive, emportée par le courant. Elle ne sait pas nager !
Sans davantage réfléchir, sans tenir compte des éclats de voix et du fracas provenant de l'auberge, Corso bondit à son tour vers les tourbillons bleu-vert et sauvages de l'Alivin. Il creva la surface de l'eau, à une coudée à peine d'un embarcadère. Le froid referma ses griffes sur son corps, mais il l'ignora et s'agita, désorienté. Après quelques culbutes rageuses, il parvint à dissocier le haut du bas et se hissa vers les éclaboussures de lumière ondoyante.
Avec un rugissement, il émergea des eaux houleuses et regarda dans la direction où il supposait trouver Rosie. Mais elle ne cessait de s'éloigner. Ses petites mains s'agitaient, elle luttait pour reprendre une goulée d'air, ses cris étaient étouffés. Elle va se noyer !
Le nosferatu nagea de toute la force que lui conférait sa nature. Il se débarrassa de son manteau gorgé d'eau, fendit les flots, gagna le cœur du courant et s'y glissa, sans pensées pour la lumière durement réfléchie par les vagues. Une fureur indicible l'habitait, fureur contre son impuissance, contre les éléments qui menaçaient la petite fille, contre cette succession de circonstances défavorables. Il ignora la morsure du froid, ignora la brûlure de ses muscles, sollicités sans égard pour leur point de rupture, il poussa son corps aux extrémités de ce dont il était capable.
Se coulant jusqu'au sein du puissant cours, profitant des forces colossales de l'Alivin, ainsi immergé, il ressentait moins la cuisante caresse du crépuscule. Il finit toutefois par redresser la tête pour jauger la situation. Il devinait les formes de Mira et d'Arrod, plus proches de la berge, il les avait distancés. Et devant lui il chercha, avidement, désespérément, après la petite frimousse de Rosie. Rien. La fureur s'accrut encore, démesurée, impossible à contenir. Corso hurla sa colère.
C'est alors que la silhouette d'une main, suivie de quelques mèches rousses, jaillit des flots, plus loin en aval, vers le milieu de la rivière. Corso crut même percevoir un gémissement étouffé. Elle se battait toujours. L'espoir se ralluma, et avec lui des forces nouvelles.
Le nosferatu replongea sous la surface et reprit l'effort. Une brassée d'eau après l'autre, il s'arracha à la résolution du cours d'eau mugissant pour lui imposer sa propre volonté et gagner le sillage de Rosie. La tension dans ses bras était si grande, il n'aurait pas souffert davantage si on les lui avait tranchés. Poussée après poussée, il ravala la distance qui le séparait de la gamine.
Tout à coup, sans qu'il eût besoin de s'orienter à nouveau, il butta contre un obstacle. Un petit corps frémissant. Rosie ! Il la serra contre lui. La fillette n'avait plus d'énergie. Son visage était pâle. Sa tête pendait mollement sur le côté et ses yeux s'ouvraient et se fermaient alternativement sans qu'elle fixât quoi que ce soit en particulier.
« Ma chérie, respire ! » rugit Corso.
Il la porta au-dessus des vagues pour l'empêcher de sombrer. Elle recracha de l'eau et gémit. « J'ai froid... »
Le soulagement déferla sur le vampire. Et ses douleurs se rappelèrent à lui. Ses bras engourdis, les chatoiements du crépuscule. « Accroche-toi. Je vais nous tirer de là.
-Je veux maman, murmura Rosie d'une voix sans force.
-Nous allons la retrouver, je te le promets. Mais d'abord, je dois nous tirer de là. »
Le courant puissant et coléreux de l'Alivin, qui avait été un atout pour Corso, pour prendre de la vitesse et rattraper la gamine, devenait soudain un ennemi. La vitesse les éloignait de la cité. Les berges étaient ici désertes et toujours fort escarpées. Du moins avons-nous échappé à la Légion. J'espère que les autres s'en tireront aussi.
Mais pour l'instant, il devait sortir Rosie de ces eaux et trouver un abri jusqu'à la nuit. « Tu penses que tu peux t'accrocher à moi ? demanda-t-il.
-J'ai froid et j'ai mal, gémit la fillette.
-Mets tes mains sur mes épaules. Je ne pourrai pas nous sortir de la rivière si je te garde dans mes bras. Allez, un petit effort, ma Rosie. »
Courageusement, elle noua ses petits bras autour de son cou et Corso reprit sa lutte contre le courant sauvage, contre les éléments, contre la nature elle-même. Et aussi contre son corps, de plus en plus éprouvé. Je vais y arriver. Je dois y arriver. Et, un mouvement après l'autre, il quitta le cœur du cours d'eau, il fendit les tourbillons écumants, il se rapprocha de la rive.
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