Chapitre XXXII
Difficile de mesurer l'écoulement du temps avec cette obscurité, ce mutisme, cet interminable trajet, uniquement rythmé par les cahots du carrosse. Impossible de prendre sa plus belle voiture, un véhicule confortable, spacieux, mais lourd. Pas pour ce voyage. Ils filaient, poussaient les chevaux à bout. Lorsqu'ils le pouvaient, ils voyageaient de jour comme de nuit. Voilà déjà trois fois qu'ils changeaient de montures et l'escorte mortelle avait quelque peu fondu, par manque de chevaux frais. Et puis une chute, aussi, avait coûté la vie à un servant éreinté.
Restaient huit nosferatus, répartis dans les deux carrosses, et une dizaine de servants pour les conduire et escorter. C'est suffisant, songea Amadeus. Tant que nous gardons ce rythme. De toute manière, ils arriveraient bientôt à Mordengard. Le seigneur Morfroy avait une demeure là-bas. Ses gens auraient l'occasion de se reposer un peu, ils pourraient récupérer des chevaux frais en suffisance et même grossir l'escorte, en vue d'un possible affrontement.
Nous avons probablement déjà dépassé Salazar et ses nouveaux alliés. Ils auraient ensuite tout loisir de leur tendre une embuscade. Avant Lossoth, idéalement. Sinon, tant pis, ils auraient à faire avec la garde symbolique attachée aux vestiges de la cité. Une poignée de templiers chargés de garder un œil sur les vieilles pierres et sur quelques pèlerins. Heureusement que Noirhall est trop loin pour fournir des renforts à Lyovar avant que nous soyons sur lui. Et Amadeus n'avait pas connaissance d'un bastion Tyreön dans les parages. L'air de rien, les antiques territoires étaient toujours relativement respectés. Les traditions ont la vie dure, même chez les immortels.
L'infimité du jour filtré par les épais rideaux de la voiture permettait néanmoins à sa vue exercée aux ténèbres de distinguer les faces pâles des autres occupants. Deux de ses gens, issus de Sirius, son premier infant, perdu lors de la guerre du Fléau. Et en face de lui, Parsifal, issu de Salazar. Ce dernier, le regard éteint, ne pipait mot. Les premiers jours, il s'était plaint. La terrible blessure subie dans son combat contre Corso n'avait pas encore eu le temps de guérir et le faisait souffrir, avec ces secousses incessantes. Mais maintenant, plus un mot. Il ne savait même pas à quoi s'attendre. La spéculation à laquelle on le livrait était une forme de torture, sans doute. Peut-être craignait-il de recevoir le châtiment qu'Amadeus ne pouvait encore infliger à son aînarque. Et le seigneur l'avait dès lors laissé mariner. Mais après plusieurs jours entiers de silence... Il est mûr.
« Comment te sens-tu ? » s'enquit le seigneur Morfroy.
Le visage fin et lisse de Parsifal se crispa, ses yeux s'arrondirent de surprise. Il doit se demander s'il n'a pas rêvé. « Ta blessure à la hanche ? demanda-t-il encore, afin de l'empêcher de douter de ses sens.
-Je... Je devrais me nourrir, pour bien faire, répondit l'infant de Salazar d'une voix rauque, déjà trop habituée au mutisme. Mais vous allez m'affamer ? Que projetez-vous ? Pourquoi cette course effrénée ? »
Amadeus sourit et l'ignora. « Et ton sentiment vis-à-vis de ton aînarque ? »
L'autre le lorgna d'un œil méfiant. « Eh bien quoi, il est parti. Je m'y attendais, à vrai dire. Il devenait bien trop nerveux... Vous l'avez retrouvé ?
-Pas encore. Mais je crois savoir où il va. »
Parsifal secoua la tête. « Si vous comptez sur moi, je ne puis rien pour vous. Il ne m'a pas fait part de ses intentions.
-Et il ne t'a pas emmené avec lui.
-Il devait être pressé de partir.
-En effet. Ça s'appelle prendre ses jambes à son cou. » Amadeus fit un geste de la main dans sa direction. « Tu ne lui en veux pas ? Même un peu ?
-À quoi bon ? Je suppose que j'aurais fait pareil, à sa place. Se trimbaler un blessé, quand on est pressé, jamais une bonne idée. »
Le seigneur ricana. « C'est pourtant bien ce que je suis en train de faire. Remettrais-tu mon jugement en question ? Devrais-je me débarrasser de toi ? »
Parsifal lui glissa un regard soupçonneux. « En quoi mon opinion compte-t-elle ?
-À toi de me le dire. Peux-tu encore m'être utile ? »
Un éclair étincela dans ses yeux. De l'espoir. Mais il restait méfiant. « Je vous l'ai dit, je ne sais pas où il est.
-Et je t'ai dit que moi, je pensais savoir.
-Dans ce cas que vous faut-il ? Une bonne lame ? Un homme capable de faire le beau comme le sale boulot ? »
Amadeus hocha la tête. « Il me faut surtout un homme fiable. Salazar est un traître. Il m'a trahi. Il t'a trahi. Et il a laissé une place vide, une place à prendre. À toi de voir si tu préfères rester le séide de ton aînarque et subir le même sort que lui ou si tu préfères te montrer plus avisé et prendre sa place.
-Pour ce qui est des comptes, de jouer avec les chiffres, d'investir l'argent...
-À chaque homme sa fonction. Ce n'est pas aux comptes que je te destine. On peut remplacer un commerçant, mais il est moins aisé de remplacer un chef. » Il se frotta le front. « Je veux que tu me retournes tous ceux de ses gens qui seraient aussi avisés que toi. Je veux que tu élimines les autres. Et surtout, je ne veux pas de dissension dans ma famille. » Il avait conclu comme si Parsifal l'avait d'ores et déjà assuré de sa loyauté. Avec une certaine satisfaction, il constata cependant qu'il ne protestait pas. Il serait idiot de le faire. D'un doigt, le seigneur écarta le rideau pour jeter un œil au-dehors. « Et puis, j'aurai bientôt une tâche pour toi... Une épreuve de loyauté, en somme. »
Le jour s'achevait. La lumière ruisselait, brûlante, douloureuse, sur les flots mauves et rouges et or de la Voldr. Mais ce qu'il vit réconforta Amadeus. Au-delà des méandres du fleuve, au-dessus d'un tapis de bois sombres, s'élevaient les tours carrées de Mordengard. Celles, trapues, des murailles. Celles, ouvragées, des beffrois. Et enfin, la plus haute, fière mais défigurée, la demeure du seigneur Mordenkahr.
Ce donjon vertigineux, à l'instar de nombreux pans du rempart, affichait encore les stigmates de l'invasion lyvalienne, comme autant de cicatrices. Quelque septante ans auparavant, profitant que le royaume de Peledraq fût à genoux à la suite de guerres civiles et de famines, le roi Tybelt premier, grand-père de l'actuel, s'était empressé de rogner la meilleure part des terres morganiennes. Et d'ajouter un chapitre à la fameuse malédiction. Les riches vallées de la Voldr jusqu'à Alfenborg, bien plus prospères que les marais et forêts de l'est du pays, avaient fait un juteux ajout à la couronne Melkarande. Et le peuple soumis grinçait encore des dents à l'évocation de ces tristes événements. Les frondes étaient réprimées dans le sang et un édit royal interdisait de rebâtir les fortifications. Le roi Tybelt, le second, avait eu beau ajouter quelques lignes au décret pour ménager ses turbulents sujets, stipulant que la restauration pourrait débuter dès que vingt-cinq années se seraient écoulées sans révolte, le seigneur devait pour l'heure se contenter d'une moitié de demeure venteuse et humide. Sans compter qu'avec le commerce à présent bien tenu par les lyvaliens, les travaux mettraient probablement plusieurs générations encore avant d'être financés.
Amadeus referma le rideau sans tarder pour s'épargner les cuisantes lueurs crépusculaires. Ses yeux se posèrent sur Parsifal, qui était redevenu silencieux. Il connaît bien ces parages... Pour ce qu'il en savait, cet avenant jeune homme, avant de devenir nosferatu, avait été le boucher de sa Majesté au cours de cette invasion. Les ravages qu'avaient connus ces terres, la rancœur tenace qui y couvait encore, il en avait été l'artisan. Et encore se disait-il qu'il y avait pris plaisir. En ce qui le concerne, une fois reçu le don, réprimer sa part d'humanité n'aura guère été difficile. Mais nul ne reconnaîtrait plus le tortionnaire à présent, sauf peut-être un ou deux barbons édentés.
L'animation qu'ils perçurent bientôt à travers les rideaux leur indiqua qu'ils approchaient de la cité. Et de fait, le convoi fit halte à la porte. Le seigneur Morfroy entendit Florient, le capitaine des servants, s'entretenir avec une garnison revêche. Les gardes auraient sans doute fort apprécié de voir un noble lyvalien contraint de trouver le gîte en dehors des murs.
« Z'arrivez trop tard, m'sires, dit un garde avec un accent peledrien. On ferme pour la nuit.
-Mais votre porte est toujours ouverte, pour l'heure, répondit la voix de Florient.
-Va fermer. Trop tard j'vous dis. »
Le capitaine des servants soupira. « Charmant accueil ! En plus votre mur, c'est une vraie passoire... »
Mais la monnaie tinta. Leur passage avait été acheté. Du moment qu'on ne perd pas de temps. Les roues des carrosses martelèrent ensuite une surface pavée, tandis qu'ils s'engageaient dans d'étroites ruelles. Les cahots étaient bien pires sur ce sol dur et ils arrachèrent une grimace à Parsifal.
Les rues étaient encore peuplées et la tête de l'escorte leur ouvrait une voie à coups de sifflements et d'avertissements. Tout à coup, un choc sourd heurta la portière. Des éclats de voix s'élevèrent, menaçants. « Pas d'ça chez nous ! » criait un homme. « La racaille lyvalienne reste en Lyval ! » reprenait un autre. Ils paraissent éméchés. Sinon ils sont soit fous, soit idiots.
Florient réclama le calme, mais aussitôt un nouveau projectile vola. Du verre ou de la poterie, en tout cas il se brisa à l'impact. Le capitaine des servants se glissa à hauteur de la portière du seigneur Morfroy, qui écarta le rideau.
« Maître, devons-nous nous occuper de ces importuns ? » demanda Florient.
La rue, une venelle de faubourg crasseuse, était plongée dans l'ombre. Les vampires pourraient même quitter les voitures et s'en charger eux-mêmes. Mais nous n'avons pas besoin d'attirer l'attention... « Ignorons-les et filons. Ces gredins ne savent pas la chance qu'ils ont ce soir.
-Bien, mon seigneur. »
Le capitaine lança sa monture en avant et donna ses ordres. Le convoi se remit en branle et laissa derrière lui les imprécations avinées de ces veinards ignorants. Amadeus se félicitait d'avoir choisi Florient pour superviser ses servants. Issu d'une vieille famille à son service depuis des générations, l'homme était loyal et respectait les ordres à la lettre. D'autres que lui auraient probablement cru bon de laver l'affront sans prendre son avis. Et puis, il faisait un bon contre-pied au Crochu.
Ils enfilèrent encore quelques rues, plus larges, moins tortueuses, pour atteindre finalement le portail d'une belle propriété. Un mur entourait le jardin dans lequel ils pénétrèrent pour s'approcher d'un hôtel particulier. Il s'agissait d'une haute demeure de pierre couronnée d'un toit d'ardoises, d'un chemin de ronde et de gargouilles, dans le plus pur style morganien.
Les carrosses s'immobilisèrent au bout de l'allée, devant le seuil de la bâtisse. Amadeus prit la peine de s'envelopper de son ample manteau noir avant de quitter les ténèbres de la voiture, mais le crépuscule n'atteignait déjà plus ces lieux. À peine eut-il mis pied à terre que la porte s'ouvrit pour dévoiler une épaisse silhouette. Le hall était à ce point illuminé de chandelles et de torches qu'on ne pouvait discerner le visage, mais ce corps massif, cette bedaine qui n'interdisait toutefois pas un port altier, ne permettaient pas au seigneur Morfroy de douter que ce fût bien là Bartholomew, son vassal en ces terres.
Son vieil ami descendit les marches du perron, suivi de quelques gardes et servants, et vint le saluer. « Mon seigneur ! Voilà longtemps que vous ne nous aviez fait l'honneur d'une visite. Qu'est-ce qui peut bien vous avoir fait quitter votre tanière, et sans vous annoncer ? Pas un doute quant à la qualité de ma gestion de votre patrimoine, j'ose espérer. »
Lorsque Karl le Crochu quitta son carrosse pour venir rejoindre son maître, l'œil inquiet de Bartholomew le détailla et Amadeus le vit tressaillir. Il faut dire que le second qu'il s'était choisi pour cette mission avait de quoi causer l'effroi. Costaud, sans être énorme comme pouvait l'être Braggo, il était cependant doté d'une force peu commune. Mais ce qui inquiétait, ce qui dérangeait par-dessus tout dans son apparence, c'était ses yeux froids, directs, durs. Plus encore que les cicatrices qui le défiguraient et lui lézardaient le corps, pour l'essentiel faites aux fers chauffés de l'inquisition. Et davantage que le crochet à viande qui pendait à sa ceinture, juste à côté de son épée.
Le seigneur laissa frémir son vassal quelques instants, un léger sourire au bord des lèvres, avant de le rassurer. « Bartholomew, voyons, pourquoi douterais-je de toi ? Sirius avait une totale confiance en toi et je me suis toujours fié à Sirius. Et voilà si longtemps que tu me sers... » L'autre se détendit, sans même songer à masquer son soulagement. « Non, c'est une affaire urgente qui m'amène, poursuivit Amadeus, raison pour laquelle je n'ai pas pris soin de t'annoncer ma venue. Et je propose de rentrer sans tarder pour que nous puissions en discuter, car quelques tâches m'attendent cette nuit et mes hommes ont besoin de repos.
-Bien entendu, mon maître. Entrez, entrez ! Mes valets vont s'occuper de vos chevaux et je fais de ce pas préparer votre chambre et une flambée dans votre bureau.
-Je ne sais pas si j'aurai le temps de profiter de la chambre, mais soit. Une heure ou deux de repos, si mes affaires sont rondement menées, ne seront pas de refus. Pour le bureau, je profiterai du tien, si tu le permets. Ça sera plus confortable, car j'en aurai besoin longtemps avant que les vieilles pierres de ces murs ne soient chaudes.
-Certes. Suivez-moi. »
Bartholomew s'empressa de les mener à l'intérieur. Dans le hall, quelques servants attendaient ses instructions. Sitôt ses consignes distribuées, il conduisit ses invités inattendus à travers quelques pièces, salons et salles à manger, où babillaient des membres de la famille. Essentiellement des femmes. Barthy a le goût des jolies jeunettes, semble-t-il. Il s'entendrait à merveille avec Alessandro... Toutefois, Amadeus constata finalement la présence de quelques mâles dans la maisonnée. Nul ne peut se passer d'un peu de muscle, je suppose.
Ils entrèrent dans le bureau de leur hôte, qui lui servait aussi de salon, et de bibliothèque. La famille Morfroy se porte bien. Le mobilier était riche, la pièce douillette, avec des fourrures au sol, des murs couverts de rayonnages garnis de livres, de bons fauteuils et un grand âtre encadré de deux boucs. Un héritage volé aux Mordenkahr.
Les deux seigneurs entrèrent, suivis de Parsifal et de Karl. Amadeus s'installa non loin du feu. Il invita son hôte à faire de même, puis se tourna vers l'infant de Salazar, qui restait debout, mais raidi par sa blessure à la hanche. « Bon, tu as ici l'occasion de récupérer. Profites-en, car nous ne pouvons savoir quand surviendra notre prochain répit. » Son regard revint à Bartholomew. « Je suppose que tu as quelques esclaves nourriciers sous la main ?
-Bien sûr. Ils sont à votre disposition. Vous n'avez qu'à descendre aux caves. »
Parsifal s'inclina tant bien que mal. « Merci, j'y vais de ce pas. »
Puis il s'éclipsa. Et Amadeus s'adressa au Crochu. « Florient et ses hommes doivent se reposer autant que possible, notre escorte est suffisamment diminuée comme ça. Occupe-toi de trouver de nouvelles montures auprès des valets de la maison, de rassembler des provisions pour les mortels, du fourrage pour les bêtes et tiens-toi prêt à superviser les hommes que nous pourrons rassembler ici.
-J'dois en sélectionner ? demanda-t-il d'une voix rocailleuse.
-Non, je vais m'en occuper et voir ce que l'on peut récupérer comme hommes auprès de notre hôte. Ils te seront envoyés.
-Mmh, bien. »
Il lança un dernier regard glaçant à Bartholomew, de sous son front proéminent et couturé, avant de quitter la pièce d'un pas pesant. L'imposant nosferatu avait beau être calé dans son fauteuil, il ne put réprimer un nouveau frisson. « Votre ami fait froid dans le dos. Il me lance de ces regards...
-On ne demande pas à Karl d'être sympathique. Il sert d'autres objectifs.
-Les sales besognes, en général, je dirais ?
-Tout ce qui implique le meurtre et le sang, oui. Il jouit d'étonnantes prédispositions dans ce domaine. Je vais sans doute avoir besoin de ses compétences bientôt. Je préfère habituellement me faire accompagner de Braggo. Tout aussi brutal, beaucoup plus subtil. Mais il est requis ailleurs. »
Son hôte tarda à quitter des yeux la porte par laquelle était sorti le Crochu. « Qui a bien pu engendrer une telle créature ? De qui est-il issu ?
-Eh bien, c'est l'un des mystères de ce bon vieux Karl. Nul ne sait au juste d'où il vient, ni qui l'a engendré. Un jour, il m'est venu et s'est mis à mon service, comme s'il me cherchait depuis longtemps... mais il est lui-même incapable de me dire ce qui lui est arrivé et ce qui l'a poussé à venir à moi.
-Voyons, comment est-ce possible ? Il doit bien avoir un aînarque. »
Amadeus haussa les épaules. « Certes, il a un aînarque, comme nous tous. Mais va savoir de qui il s'agit. Au début, j'ai cru à un piège. Je me suis méfié. Mais en fin de compte, il fait un bon soldat. » Il tapota sa tempe du bout du doigt. « Mais il se rappelle sa vie mortelle, par contre. Et quelle vie ! Le malheureux n'a jamais connu que la violence. Il a été forgé ainsi avant de devenir l'un des nôtres. »
Le seigneur Morfroy avait bien entendu cherché à savoir qui était ce mystérieux nosferatu venu se mettre à son service. D'après ses interrogatoires et ses déductions, il avait compris que Karl avait été fils de boucher, dans son autre vie. Mais son père était une brute, un tyran qui tenait sa famille sous sa coupe. Le Crochu avait été battu tout au long de son enfance, mais un événement avait changé les choses. D'après ce qu'il avait compris, le père avait tué la mère lors d'une trop rude correction, et Karl l'avait vengée à l'aide d'un crochet à viande.
À partir de ce moment, incapable de s'adapter au monde et à la vie normale, le jeune boucher avait survécu à sa manière, avec pour seul outil la violence avec laquelle il avait été façonné. Combien de personnes avait-il tuées ? Combien de meurtres, de vols, de viols ? Impossible à dire. Visiblement, il avait même pratiqué le cannibalisme. Il a goûté au sang humain avant de devenir nosferatu... Le sillage de mort qu'il avait laissé derrière lui avait fini par attirer l'attention et il était tombé entre les mains de l'inquisition. Probablement persuadés d'avoir affaire à un individu possédé par quelque démon, les chiens de l'Église avaient pratiqué sur lui toutes sortes d'exorcismes, de rituels et de tortures, en vain. Il avait passé du temps dans leurs geôles. Et puis, finalement, éprouvé, meurtri, il avait surpris ses geôliers et malgré tout trouvé le moyen de s'échapper lorsqu'on l'avait sorti de là pour le brûler.
Mais Amadeus n'avait rien pu tirer d'autre de lui. Et ce qu'il avait compris, il avait dû le déchiffrer à partir de bribes de ses souvenirs et d'histoires parfois divagantes et floues. Aujourd'hui, Karl le Crochu était certes instable, souvent colérique, peu enclin à la réflexion, mais il faisait une arme redoutable. Et il était docile avec son seigneur comme un molosse peut l'être avec son maître.
Bartholomew l'observait et attendait manifestement les explications, mais Amadeus se contenta de sourire. « Je crains d'être pressé par le temps, vieil ami. Je vais avoir besoin de toi.
-Bon, puis-je néanmoins vous offrir à boire ? Du sang ou du vin ?
-Pas tout de suite. J'aimerais régler certains détails au plus vite. »
Son vassal plissa les yeux et se gratta la barbiche. « Mais que se passe-t-il ? Pourquoi cette urgence ? Pourquoi Braggo ne vous accompagne-t-il pas ?
-Voilà beaucoup de questions auxquelles je ne vais pouvoir répondre que très brièvement. » Amadeus se passa la langue sur les lèvres. « Sache que d'importantes décisions ont été prises lors de la dernière session du Chapitre. Nous allons connaître de grands changements, inspirés par Agovar lui-même. Et Braggo est resté à Miremont pour organiser tout cela. Tu vas toi-même recevoir sous peu des instructions et d'ailleurs, je t'invite à réunir tes gens et à les tenir prêts. » L'autre le regarda d'un œil rond. « C'est tout ce que j'ai à dire pour l'instant à ce sujet, sinon ton insatiable curiosité va te pousser à me poser d'autres questions auxquelles je n'ai pas le temps de répondre.
-Mais vous avez dû quitter votre domaine précipitamment pour venir ici.
-En effet. Mordengard n'est pas ma destination, simplement une étape. Je dois gagner Lossoth au plus vite. »
Bartholomew eut un hoquet de surprise. « Lossoth ?
-Oui, une affaire de la plus haute importance m'appelle là-bas. Encore une fois, je ne puis tout t'expliquer maintenant. Disons que je dois atteindre notre ancienne forteresse avant Lyovar Tyreön. C'est impératif. D'ailleurs, as-tu entendu parler de quelque chose ? Ses voitures, ses agents sont-ils passés par ici ?
-Je ne sais pas. Si seulement j'avais été averti d'ouvrir l'œil... mais je vais demander à mes hommes d'être attentifs. »
Le seigneur Morfroy secoua la tête. « Tu vas faire mieux que ça, tu vas leur demander d'enquêter. Envois immédiatement quelques-uns de tes agents pour récolter des renseignements auprès du seigneur Mordenkahr, éventuellement aux portes de la ville, avec un peu d'argent, pour voir s'ils ont eu vent de son passage. Et même, laisse traîner quelques yeux le long des routes des environs. Je veux ces renseignements au plus vite, donc qu'ils ne regardent pas à la dépense.
-Très bien. J'y vais de ce pas, puisque le temps presse.
-Parfait. Réunis-moi aussi quelques hommes de trempe pour regarnir mon escorte. Nous aurons peut-être à croiser le fer et je veux mettre toutes les chances de mon côté. »
Bartholomew fronça les sourcils. « Cela signifie-t-il la guerre ?
-La guerre ? Bientôt. Disons simplement que cette première escarmouche sera décisive. Et envisager la défaite m'est impossible.
-Je puis mettre mon carrosse à votre disposition, avec quelques nosferatus de génération moyenne, si vous le désirez. Et même, éventuellement, l'un de mes propres infants.
-Si ton véhicule est rapide, ce serait formidable. Envois ces hommes à Karl. Et qu'ils soient prêts à partir avant l'aube. »
Son hôte hocha la tête et se leva. Amadeus quitta lui aussi son fauteuil pour aller s'installer derrière le bureau. Il attrapa une plume. « Va donc donner tes ordres. Pour ma part, je vais rédiger un rapport de la situation et donner quelques nouvelles à Braggo. Tu feras porter ce message à Miremont dès demain.
-Bien, mon seigneur.
-Oh, et encore une chose. Il y avait un traître parmi nous.
-J'en ai entendu parler. Corso... »
Le seigneur Morfroy grimaça. Toujours cette petite pointe d'amertume à l'évocation de son protégé. « Corso est mort, mais il était innocent. Non, il s'agit de Salazar.
-Salazar ? Mais pourquoi...
-Pas le temps de t'expliquer. Si tu croises ce scélérat et si tu ne sais pas le faire prisonnier, surtout n'hésite pas : tue-le. Et s'il souffre c'est encore mieux. » Il tendit le bras vers la porte. « Maintenant va. »
Bartholomew s'inclina et sortit du bureau.
Amadeus resta un moment à réfléchir, les yeux égarés parmi les rougeoiements de l'âtre. Il fit tourner la plume entre ses doigts. Des choses à dire à Braggo, il y en avait. Sa troupe avait rejoint Mordengard en un temps record, l'escorte s'était quelque peu étiolée et surtout Parsifal avait été récupéré. Son féal pourrait déjà préparer le terrain auprès des anciens agents du traître et guetter les réactions consécutives à ce changement de pouvoir. Cependant, le seigneur nosferatu était déterminé à attendre les renseignements que pourraient éventuellement lui rapporter les gens de Bartholomew, avant d'achever sa missive.
D'un geste ample, il retroussa sa manche et trempa la plume dans l'encrier. Il entama la rédaction de son message d'une écriture ronde et élégante. Cette situation l'irritait. Pressé par le temps, trop d'incertitudes et un avenir plus incertain encore. La perspective de retrouver Agovar et de devoir s'y soumettre ne l'enchantait guère. Plus il y pensait, plus il goûtait l'amertume de la défaite. Je n'ai pourtant pas le choix, c'est trop tard. Même s'il parvenait à tendre une embuscade à Lyovar Tyreön et à Salazar, même s'il exécutait tout le monde, rien ne garantissait que le reste de la maison ne serait pas déjà informé. Et il avait beau se contraindre à percevoir le retour à une royauté comme un atout, tant pour la conquête que pour la suite, il n'en avait pas moins l'impression de faire un grand bond en arrière. Il avait accompli tant de choses depuis la chute du primarque.
Le seigneur Morfroy n'avait pas encore achevé sa lettre lorsqu'on frappa. Déjà ? Partagé entre la perplexité et l'agacement, il invita le visiteur à entrer. Bartholomew se glissa dans le bureau, mais ne referma pas tout à fait la porte derrière lui. « Maître, les hommes que j'ai envoyés au château sont revenus accompagnés. Le seigneur Wilhelm Mordenkahr souhaite s'entretenir avec vous.
-Très bien, introduis-le. Faits-nous porter une bonne bouteille de vin. Et qu'on nous laisse seuls. »
La bouteille arriva la première et le seigneur de la cité presque aussitôt après. C'était un homme grand et maigre, grisonnant, dégarni. Une longue barbe hirsute lui mangeait la mâchoire. Malgré l'heure tardive, il était en armes et portait une chemise de mailles. Toujours prêt pour la révolte. Sans être amis, Amadeus et lord Wilhelm étaient plutôt en bons termes. Par le passé, le vampire avait financé certains de ses projets, il avait notamment contribué à armer des milices rebelles.
Amadeus se leva pour le saluer. Le seigneur Mordenkahr se contenta d'une brève inclinaison du buste, puis s'assit face à lui et rafla une timbale remplie de vin sur le bureau. Il la vida en quelques longues goulées et la tendit à son vis-à-vis. Le nosferatu la remplit à nouveau et le mortel parut enfin satisfait. « Bonsoir seigneur Morfroy, dit-il d'une voix presque aussi rude que son visage. Ça fait un moment, notre dernière rencontre. Et vous n'avez pas pris une ride.
-On me le dit souvent, en effet. Un trait de famille que nombre de mes aïeux partageaient, à ce qu'il semble. »
Wilhelm eut une moue amusée. « Je remarque que vous ne me retournez pas le compliment.
-C'est que vous avez moins de cheveux et plus de barbe que dans mon souvenir.
-Vos souvenirs ne mentent pas. Je n'ai plus le charme de mes vertes années. »
Amadeus goûta le vin. « Vous venez me visiter en personne ?
-Nous n'avons pas tous les jours l'occasion de revoir de vieilles connaissances.
-Dites plutôt que vous êtes venu boire mon vin. »
L'autre ricana. « La cave à vin est la première à souffrir d'une bourse vide.
-J'ai déjà rempli votre bourse par le passé. J'en déduis que vous ne l'avez pas employée à garnir vos caves.
-Je préférerais un toit... et des créneaux. Mais soit, malgré ce ton de plaisanterie, nous nous trouvons déjà au cœur du sujet. N'est-ce pas ? »
Amadeus inclina la tête. « J'ai besoin de renseignements et vous d'argent. J'en déduis que vous savez quelque chose. »
Un sourire étira les lèvres de lord Wilhelm. Mais le nosferatu y perçut de la honte. Fierté blessée. Tout s'achetait dans ce pays. La conséquence invariable d'une population dépouillée. Le seigneur de la cité posa sa main sur le pommeau de son arme. « Il est trop tôt pour une rébellion ouverte, comme par le passé. Le roi Tybelt est trop fort. Nous sommes trop faibles. Mais nous sommes unis. D'ici à Alfenborg, chaque homme brûle de repousser l'envahisseur. Nous devons rassembler des fonds, et quoi de mieux que de se servir dans les coffres ennemis ? » Il porta la timbale à ses lèvres. « Le fleuve et la route qui traversent ces vallées charrient un sacré flot de richesses. Je dois investir dans le brigandage et puiser à ce filon.
-Je vois. Je n'ai pas de fortune avec moi et je n'ai pas le temps de réunir de quoi vous satisfaire. Je suis pressé par le temps et j'ai besoin d'obtenir toutes les informations que vous pourrez me donner. Mais je vous ai déjà aidé par le passé et je puis vous faire des promesses.
-Je me contenterai de promesses pour l'instant, si vous me promettez mille écus et la possibilité de vous emprunter davantage en fonction de mes besoins, avec l'assurance d'être remboursé sur une part de nos butins. »
Amadeus reprit la plume et esquissa un sourire. « Je vais vous signer la promesse de paiement des mille écus demandés. Je vous prêterai également ce qu'il vous faudra à un taux dérisoire. Mais je puis vous promettre mieux que ça. D'ici peu, je vous le garantis, vous aurez l'occasion que vous attendiez de vous émanciper de la couronne lyvalienne. Selon les informations dont je dispose, la paix du roi Tybelt ne durera plus. Et il sera tellement occupé ailleurs, que vos murailles et vos vallées seront le cadet de ses soucis. »
Le regard de lord Wilhelm brilla d'intérêt. Il saisit sa timbale et la brandit au-dessus du bureau. « Dans ce cas, nous avons un accord. »
Le seigneur Morfroy tendit son propre gobelet et le fit tinter contre celui que lui présentait le mortel. Puis ils vidèrent leurs contenus d'un trait. Amadeus se pencha sur un nouveau billet pour rédiger la promesse. « Je vous écoute, dit-il. Avez-vous des informations à me donner au sujet d'un convoi semblable au mien, deux carrosses escortés, sans armoiries particulières ?
-En effet. Une troupe telle que vous la décrivez est bien passée par Mordengard sans s'y attarder. Ils paraissaient pressés eux aussi. À ce qu'on m'a dit, ils n'ont fait halte ici que pour échanger quelques chevaux et faire des provisions. »
Un frisson s'insinua sous la longue tunique du vampire. « Et ils sont partis vers l'Est, je suppose ?
-Vers l'Est, c'est exact.
-Quand ont-ils quitté la ville ?
-Dans la journée. Vous les suivez de quelques heures. Puis-je vous demander de qui il s'agit ou de quoi il retourne ? »
Amadeus le regarda droit dans les yeux, dur, inflexible. « Il est naturel que vous posiez la question, mais je pense avoir payé assez cher ces informations pour être dispensé de répondre. Il s'agit d'une affaire très personnelle.
-Très bien. Du moment que la sécurité de mon domaine n'est pas mise en péril.
-N'ayez crainte. Si péril il y a, c'est avant tout pour ma personne. » Le seigneur nosferatu signa le pli, y fit couler quelques gouttes de cire et y apposa son sceau. Ensuite, il tendit le document à Wilhelm Mordenkahr. « Maintenant, veuillez me laisser, je vous prie. J'ai des affaires urgentes à régler.
-Bien sûr. Ce fut un plaisir de vous revoir. »
Il se leva et ouvrit la porte.
« Puis-je vous demander de m'envoyer Bartholomew ? »
Le seigneur de la cité hocha la tête et s'en fut. Amadeus se pencha à nouveau sur la missive destinée à Braggo. En quelques lignes hâtives, il lui expliqua la situation. Ses ennemis ne perdaient pas de temps, eux non plus. Ils devaient craindre une manœuvre de sa part. Mais nous les avons presque rattrapés. Nous sommes sur leurs talons. Ce n'était pas le moment de relâcher l'effort.
On frappa et Bartholomew entra tandis que le seigneur Morfroy cachetait son message. « Alors ? demanda-t-il, anxieux. Avez-vous reçu les informations que vous cherchiez ?
-En effet. Et il n'y a pas de temps à perdre. Fais réveiller mon escorte, fais préparer les chevaux, envoie-moi Parsifal et le Crochu, ainsi que tous les hommes que tu mets à ma disposition. Nous partons dans l'heure. »
Et tant pis pour le repos.
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