Chapitre XXII
Il faisait chaud dehors, étouffant. L'obscurité des lieux, à peine rompue par une ouverture guère plus large qu'une meurtrière, et le semblant de fraîcheur préservé par l'épaisseur des murs de pierre et par la source qui coulait dessous apaisèrent la vieille carcasse du templier. Quelle misère, songea Artemus, lavé depuis une heure à peine et déjà moite et collant... Il l'avait presque prophétisé : un hiver rude, un printemps humide pour ne pas dire noyé et l'été n'était pas même entamé qu'on cuisait déjà sous un soleil de plomb. Pas de répit pour les mortels. C'est avec un plaisir certain qu'il s'agenouilla au bord du puits et y remplit un seau, pour ensuite s'en éclabousser le visage et les avant-bras.
Le froid le revigora et sembla laver une partie de sa fatigue. Je n'en peux plus. Ils voyageaient de nuit depuis quelques jours. Une nécessité pour Corso. Enfin, ils consacraient environ la moitié des heures d'obscurité à voyager et l'autre moitié à se chercher un abri ou un logement approprié pour passer la journée. C'était donc cela l'immortalité, une vie interminable passée à jouer à cache-cache. Dès que possible, ils se mettraient en quête d'un moyen de transport, une charrette, capable de préserver le nosferatu tandis qu'ils chemineraient. En attendant, la marche nocturne était de rigueur. Et il fallait aussi se remettre de cette nuit effroyable, des blessures, physiques et autres. Il devait en convenir, la confrontation avec les nosferatus l'avait ébranlé. Il s'était préparé mentalement à les rencontrer, à les combattre. Mais les découvrir en chair et en os, devoir enfin reconnaître, concrètement, l'existence de ces cauchemars vivants, c'était une véritable épreuve, plus dure à surmonter que les contusions. Il passa les doigts sur sa tempe encroûtée, encore douloureuse. Avec ce coup à la tête, quelques bleus et égratignures, il s'en tirait à bon compte. Gabriel... je suis désolé mon vieil ami. Son cœur se serra. Artemus avait beau avoir mis sa dépouille en terre, avoir gravé son nom dans le bois, avoir prié pour le repos de son âme, il peinait encore à se faire à l'idée que l'officier archiviste n'était plus.
« Il est parti... je ne crois pas qu'il reviendra. »
Le murmure de Maggie le tira de ses pensées. Il se tourna vers elle. Pauvre chose molle et apathique. Prostrée dans un coin de la salle d'eau, le regard voilé, elle froissait et défroissait sa robe. En bonne santé, elle n'avait été exposée ni au fer ni au feu, mais l'incendie de son établissement, le massacre de ses clients et employés, le meurtre de son époux sous ses yeux... le templier craignait que son esprit ne s'en remette jamais. « Veux-tu venir te rafraîchir ? » demanda-t-il avec douceur.
Elle focalisa son attention sur lui. « Je voudrais bien prendre un bon bain, dit-elle. Mais avant, j'aimerais parler à mon Benji.
-Je suis navré, votre mari a perdu la vie, madame. »
Artemus le lui avait déjà dit, bien sûr, et avec tout le tact possible, mais c'était comme si elle rejetait la vérité. Néanmoins, il pensait que, peut-être, à force de l'entendre, elle finirait par l'accepter.
Elle émit un petit soupir. « Il dort ? Je l'ai vu dormir, mon Benji. Quand va-t-il donc se réveiller ? Quand va-t-il revenir ? »
Le templier préféra ne pas insister. Mieux valait ne pas l'angoisser non plus. Elle avait été très agitée au début, presque hystérique. Il passa ses mains mouillées dans ses cheveux pour les rejeter en arrière et se redressa. « Venez, suivez-moi.
-Oui, monsieur. Bien, monsieur. »
Il lui prit le bras avec délicatesse et quitta la salle du puits pour ressortir. La canicule pesa à nouveau de tout son poids sur ses épaules tandis qu'ils revenaient au cloître. La pierre ocre de l'abbaye paraissait presque blanche sous les rayons de soleil distordus par la chaleur. Ils contournèrent le jardin, un joli carré semé de parterres de fleurs rouges et roses pour se diriger vers l'église.
En approchant de l'édifice, ils perçurent les chœurs des moines et moniales chantant leurs louanges au martyr. Avant de décider quoi que ce soit d'autre, avant de déterminer l'orientation de la suite de leurs investigations, Artemus avait voulu venir dans cette abbaye, un lieu qu'il connaissait bien pour y avoir déjà fait escale à plusieurs reprises. Ils ne pouvaient poursuivre leur route avec le fardeau que représentait Maggie, ils avaient suffisamment à se tracasser avec Rosie, la gamine. Et puis cet endroit, s'il ne l'aidait pas à s'apaiser et à retrouver les idées claires, offrait un isolement bienvenu, propice à effacer leurs traces. Restait à attendre la fin de l'office pour être reçus par l'abbesse et expliquer la situation. Dans une certaine mesure...
Ils pénétrèrent dans l'église sans toutefois y trouver de véritable fraîcheur. Les grandes ogives des vitraux laissaient entrer autant de lumière que de chaleur. Artemus appréciait l'atmosphère mystique, presque magique, des lieux sacrés. Cette luminosité particulière nuancée par les couleurs du verre travaillé et les flammes des cierges, les statues et fresques du martyr, de ses disciples, des hommes saints aux visages si tristes, l'écho que rendait tout cet espace sous les voûtes vertigineuses, le calme et la paix qui y régnaient lorsque les cantiques se taisaient pour rendre sa souveraineté au silence... Nul doute qu'en de tels lieux, nous nous trouvons un peu plus près du royaume des cieux. Même Maggie parut ici plus sereine, les traits plus détendus qu'à aucun autre moment ces derniers jours.
Ils prirent place sur un banc de la dernière rangée. Les voix cristallines se turent au terme du chant, laissant derrière elles une vague résonance qui mourut peu à peu sous les arches de pierre. L'instant de silence complet ne dura pas, rompu par le timbre grave mais chaleureux de l'abbé. « Tristan rompit le pain, servit le vin à ses disciples et leur dit : Ne vous laissez pas gagner par la peur, car elle est une arme de Lucian et la première emprise qu'il gagnera sur vous. Vous pouvez délaisser votre épée, vous pouvez délaisser votre armure, mais surtout gardez la foi, car elle seule est en mesure de défaire les ténèbres qui s'abattent... »
Il s'agissait du passage du Saint Tome qui décrivait le dernier repas du martyr avec ses disciples, après que l'emplacement de Lossoth, la cité cachée, lui eût été révélé, peu avant la trahison de Galenoy et la mise à mort du fils de Dieu par les séides de Lucian. Cet extrait avait marqué Artemus dès sa plus tendre enfance, bien avant d'être templier, lorsqu'il vivait encore avec les siens en Peledraq. Il ne comprenait pas comment Galenoy, l'un des douze plus proches amis du martyr, avait pu le vendre à ses ennemis. Tristan, envoyé par le Seigneur, représentait l'unique et mince espoir de salut des hommes après tout. Or il l'avait condamné à un terrible supplice. Une fois leur plus grand adversaire en leur pouvoir, l'Histoire racontait que les nosferatus l'avaient battu, flagellé, torturé, souillé par tous les moyens. Pour se gausser de lui et de son prétendu statut de prince du royaume céleste, ils l'avaient ceint d'une couronne d'épines. Puis, à l'arrivée des forces mortelles devant les remparts de Lossoth, citadelle du trône des démons, ils l'avaient cloué sur une croix et exposé au sommet des murs afin de forcer les hommes à se détourner et à rentrer chez eux. Mais Tristan trouva la force et le courage de leur crier de n'en rien faire et de lutter. Les nosferatus, de rage, l'avaient alors immolé par le feu. Ainsi avait péri le martyr. Mais plus que sa fin tragique, ce qui fascinait Artemus, c'était le fait que sa fin lui eût été révélée, qu'il eût su ce qui l'attendait au terme de ce dernier repas et qu'il n'eût pas renoncé malgré tout.
« ...aimez-vous les uns les autres, chérissez votre vie éphémère et gardez-vous des ténèbres. »
Sa lecture achevée, l'abbé vint se placer dans le cercle de lumière projeté par la grande rosace du chœur et s'y immobilisa durant quelques secondes, lui présentant son visage, les yeux fermés. Il se signa et s'écarta, laissant la place aux moines pour la succession de la communion. Artemus s'abstint. Il ne désirait ni laisser Maggie seule, ni l'amener devant tout le monde. Pas besoin d'attirer davantage l'attention que nécessaire.
Au terme du rituel, chacun s'en retourna à sa tâche et la moniale qui l'avait accueilli à son arrivée s'approcha de l'abbesse. Il les vit discuter, la jeune sœur le désigna et la mère supérieure sourit avant de remonter la nef dans sa direction, d'un pas tranquille mais assuré. « Frère Artemus, que nous vaut l'honneur de votre visite ?
-Mère Adélia, je suis venu requérir votre aide. Je ne suis pas venu seul. » Il désigna sa voisine. « Je crains qu'elle n'ait grand besoin de vous.
-Eh bien je vous en prie, discutons dans mon bureau. Vous m'expliquerez ce que vous attendez de moi. »
Le templier prit le bras de Maggie, elle se leva et les suivit hors de l'église. Ils s'en retournèrent vers le cloître et ses jolies fleurs. L'abbesse s'immobilisa un instant pour admirer leurs couleurs. « Les pauvres ne sont pas au mieux de leur forme, dit-elle. Vous devriez voir nos parterres lorsque les corolles violettes des Baisers de Laenora daignent s'ouvrir. Heureusement que la pluie vient. » Artemus leva la tête, dubitatif devant le bleu infini du ciel. Le rire de mère Adélia l'arracha à sa contemplation. « Je vous l'assure, Vieux Lion, l'air est lourd, épais, on dirait presque qu'il murmure. Il m'annonce une belle colère à venir. Mes vieux sens ne sont pas encore émoussés et mes vieux os ne sont pas moins fiables.
-Je ne demande qu'à vous croire. Quelques gouttes nous feront le plus grand bien à tous. »
Sans se départir de son petit sourire, l'abbesse poursuivit son chemin et les mena à son bureau. La pièce n'était pas grande, juste de quoi accueillir un secrétaire, un coffre et quelques chaises. Au mur du fond était accrochée une tapisserie réalisée avec beaucoup de finesse représentant Tristan qui couronnait le roi Lorcän, après la prise d'Eterna, mettant ainsi un terme à la terrible guerre qui déchirait l'empire et l'empêchait de se défendre du Fléau. C'était la première fois que le templier mettait les pieds dans ce bureau. Pour avoir déjà été convié par l'abbé dans ses appartements, il fut forcé de constater la différence d'espace et de confort. Cela devait remonter aux temps obscurs de l'inquisition, lorsque les Roses de Fer avaient été taxées d'hérésie et, dans leur sillage, les femmes, les jeux de la séduction et de la chair, avaient hérité d'un statut impur, sulfureux. Tout à coup, pour l'Église, qui n'avait pas une paire de boules entre les jambes devenait suspect et indigne de confiance, comme le disait Estrella avec ses mots choisis. Pour autant qu'il sache, cette abbaye avait autrefois été le domaine exclusif des sœurs, la communauté de moines ne s'était adjointe que plus tard et l'abbé avait été nommé responsable. C'en était au point que la messe ne pouvait même plus être célébrée par une femme.
Maggie se figea devant l'âtre noirci de suie qui, pour l'heure, n'accueillait guère qu'un petit tas de cendres froides. « Non, pas de feu... pas de feu cette nuit, pitié. Pas de feu, trop chaud, trop dangereux...
-Nous n'allons pas faire de feu, la rassura Artemus. Assieds-toi, je t'en prie. »
Elle tremblait lorsqu'ils prirent place. Et l'abbesse, en dépit de sa perplexité, garda le silence. Elle se servit une timbale d'eau. « Désirez-vous boire ?
-Volontiers.
-Je crains que l'eau de ma cruche ne soit plus si fraîche, mais je peux en faire tirer au puits.
-Ne vous donnez pas cette peine. L'eau tiède suffira. »
Il désirait rentrer au camp le plus tôt possible. Elle leur servit à chacun un gobelet et s'assit face à eux. « Très bien, vous dites avoir besoin de mes services, je vous écoute.
-Sans vouloir entrer dans les détails, nous voyagions lorsque nous avons découvert cette dame, complètement démunie et désemparée. Elle n'est pas blessée, mais paraît très éprouvée, très... troublée. Je pense qu'elle n'a plus toute sa tête. Nous n'étions pas loin de votre abbaye et j'ai tout de suite pensé que vous pourriez l'accueillir parmi vous, au moins le temps qu'elle se remette. »
L'abbesse leva un sourcil. « Vous ne voulez pas entrer dans les détails ? Vous dites « nous », mais vous arrivez seul ? »
Cette renarde, par contre, semble toujours avoir toute sa tête, songea le templier avec une pointe d'agacement. « Eh bien... il s'agit d'une mission confidentielle. Je préférerais éviter de trop avoir à m'expliquer, si vous le permettez.
-Je vois. Les affaires de l'Ordre ne regardent que l'Ordre n'est-ce pas ? Et cette dame que vous m'amenez, vous a-t-elle dit son nom ? Ne s'agirait-il pas de la « Reine Maggie » de l'auberge du Rouge Royaume ? »
Artemus ne put dissimuler sa surprise. « Vous la connaissez ?
-Il n'y a guère de villes entre l'auberge et notre abbaye, tout au plus quelques hameaux. Nous lui fournissons de nombreuses denrées. » Elle but une petite gorgée d'eau sans le quitter des yeux. « Ou devrais-je dire, nous lui fournissions. La fameuse auberge, une étape incontournable dans la région, a été détruite par un terrible incendie voici quelques nuits, paraît-il. Personne n'a trouvé le moindre survivant pour raconter ce qu'il s'était passé. Déjà, il en est pour prétendre que c'est l'œuvre du Boucher de la ferme au charnier... De quoi affoler les imaginations. » Son visage se plissa, créant une expression à la fois curieuse et amusée. « Il semble que les rumeurs voyagent plus vite que vous, templier.
-Certes.
-Savez-vous ce qu'il s'est passé ? Votre mission a-t-elle quelque chose à voir avec tout ça ?
-Oui, je suppose que oui. Mais je vous l'ai dit, je ne suis pas autorisé à dire grand-chose. Par contre, puisque vous en savez déjà plus long que nécessaire, laissez-moi vous dire qu'il y a danger. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai préféré vous amener cette dame, ici, dans cette abbaye calme et isolée, plutôt que dans n'importe quel village où les gens passent et posent des questions. »
L'abbesse soupira. Son regard se porta sur Maggie, avec une certaine sollicitude, puis revint à lui. « S'il y a danger, ne pensez-vous pas que je devrais connaître ces fameux détails que vous préférez taire ? Après tout, il en va de la sécurité de cette communauté.
-Il en va surtout de ma sécurité. La mienne et celle de mes compagnons. Moins vous en saurez et mieux cela vaudra, pour vous comme pour nous.
-C'est vous qui le dites. Mais vous avez besoin de moi, n'est-ce pas ? »
Artemus sentit cette fatigue peser toujours plus lourd sur ses épaules. Il ne se sentait pas le courage d'entamer un débat houleux, d'affronter une mère Adélia investie de justes inquiétudes. « Écoutez, je vous comprends, vous êtes tout à fait en droit de vous poser ces questions et de recevoir des réponses. Mes frères et moi avons été envoyés ici précisément pour faire la lumière sur toute cette histoire et vous connaîtrez la vérité... le moment venu. Mais tant que notre enquête n'est pas achevée, vous courez moins de risques en accueillant cette femme parmi vous sans savoir pourquoi que nous en vous divulguant trop d'informations.
« Sachez simplement ceci : le Boucher de la ferme au charnier n'est pas une affabulation, ce n'est pas juste une rumeur populaire. Méfiez-vous de tout le monde, vous n'avez pas vu Maggie ni aucun templier. Tant que nul ne peut vous suspecter de savoir quoi que ce soit, vous ne risquez rien. »
Mère Adélia fronça les sourcils. « Mais qu'est-ce qui peut bien vous inciter à une telle méfiance ? Pourquoi ne pas requérir l'aide du seigneur Luissambre, du comte Malvaux, ou même celle du roi ?
-Ne posez pas tant de questions, de grâce.
-D'après mon expérience, lorsque le danger est menaçant au point qu'un tel secret est de rigueur, il ne peut s'agir que de deux choses : trahison ou hérésie. Dans un cas comme dans l'autre, je prierai pour votre clairvoyance... et pour votre salut. »
La lucidité de la vieille dame le laissa sans voix. Et ses mots lui firent l'effet d'une bourrasque glacée malgré la touffeur. Sous son regard, il avait l'impression d'être coupable de quelque chose. Elle aurait fait un excellent templier... ou une excellente Rose de Fer. Artemus essuya son front moite d'un revers de main et but d'un trait le reste de sa timbale.
« Alors c'est vrai, demanda-t-elle, ces gens sont tous morts ? Et il ne reste rien du Rouge Royaume ? Vous pouvez au moins me dire cela. »
Rien à part une petite cave maculée de sang. Ils avaient passé un jour et une nuit dans cette cave minuscule sous les décombres de l'auberge. Le temps que les ultimes braises s'éteignent et au cas où la clairière serait encore surveillée. Ils avaient entendu des voix, du bruit, probablement des gens de passage qui constataient que leur escale n'était plus qu'un tas de cendres fumantes. Il avait fallu profiter d'un moment de calme pour se frayer un passage, creuser parmi les gravats, les poutres, les moellons refroidis. Corso et sa force hors du commun s'étaient révélés être de sérieux atouts pour cette tâche ingrate. Enfin, après s'être ménagés un accès vers la surface, ils s'étaient esquivés aussi discrètement que possible. Le nosferatu, lui, avait dû attendre que le soleil se couche.
Le templier hocha la tête, encore meurtri par ces si récents événements. « Un tas de ruines et un épouvantable carnage. Et mieux vaut que tout le monde croie que nul n'en a réchappé. » Il désigna Maggie du menton. « Elle a presque tout perdu, mais vous m'y faites penser, il lui reste néanmoins quelque chose. Elle possédait un coffre, lourd, avec des... affaires. » Il était sacrément bien garni, ce coffre. Impossible à transporter à la force des bras, le templier voulait néanmoins éviter le pillage. Il se défiait du mercenaire cassim. Aussi, tandis qu'Arrod, Mira, Rosie et Maggie se reposaient, tandis que Corso attendait le crépuscule, Artemus en avait profité pour les faire surveiller par Estrella et, avec l'aide de Lyren, il avait creusé deux tombes et un trou un peu à l'écart. Une tombe pour Benjar, une tombe pour frère Gabriel, un trou pour le fameux coffre au magot. « Si jamais la dame devait retrouver ses esprits, si jamais elle devait un jour quitter ces lieux, elle pourrait retrouver ce qu'il reste de ses biens non loin des ruines de sa demeure. Le coffre est enfoui à la droite de deux tombes, sous un arbre au tronc gravé de deux noms. Il se trouve à proximité de l'orée des bois, là où la clairière rencontre la berge du fleuve. C'est un grand chêne centenaire qui domine les autres. Il sera facile à retrouver.
-Je vois. »
Son visage s'était fermé. Mère Adélia paraissait comprendre, finalement, la gravité de la situation. Artemus s'éclaircit la gorge. Il ne désirait pas moisir ici, la journée touchait à sa fin et il avait besoin d'une réponse. « Alors qu'en dites-vous ? Vous acceptez d'accueillir Maggie parmi vous ?
-Frère d'Argent, je n'ai encore jamais tourné le dos à quelqu'un qui avait besoin de mon aide et, d'après ce que j'ai pu comprendre, vous en avez tous les deux besoin. J'accepte donc de la cacher ici, puisque c'est bien de cela qu'il s'agit. Quant à vous, nul besoin de vous conseiller la prudence. Néanmoins mes prières vous accompagneront, mon ami. Puissiez-vous faire la lumière sur ces terribles événements. »
Ce fut un soulagement. Le templier déplia sa vieille carcasse, fit craquer son dos. « Je vais devoir prendre congé, mais j'aurais encore une chose à vous demander. Auriez-vous, par hasard, une charrette ou une roulotte à vendre, ainsi qu'un cheval ?
-Je crains que non. Nous n'en possédons que deux et elles sont toutes deux indispensables à nos activités et à notre commerce. Nous pouvons peut-être nous séparer d'un cheval par contre...
-Non, tant pis, ce n'est pas grave. Nous trouverons notre bonheur ailleurs. Je n'ai déjà que trop tardé ici. » Il se leva et tendit la main à l'abbesse. « Et n'oubliez pas, nous ne nous sommes pas rencontrés et Maggie n'est pas Maggie. »
Elle sourit, un sourire triste, et lui serra la main.
Il eut tôt fait de voir disparaître l'abbaye derrière lui, au creux des vallons boisés écrasés de soleil. Sous les frondaisons, parmi les ombres tachetées que le vent faisait frémir, un silence épais régnait, uniquement bercé par le ressac des feuilles agitées. Même les oiseaux paraissaient souffrir de la chaleur. À son arrivée, un peu plus tôt dans la journée, l'air était immobile. Aussi le templier apprécia-t-il ces bourrasques nouvellement apparues.
Son affaire s'était plutôt bien déroulée, compte tenu de la situation. Maggie était en sécurité et il avait pu préserver le secret sur les éléments essentiels. L'abbesse n'avait pas trop cherché à creuser. Il se sentait plus serein. Il en avait presque honte à vrai dire, mais la pauvre aubergiste, avec son esprit défaillant, lui rappelait par trop le massacre et la mort de son ami. À présent, ils allaient pouvoir envisager la suite des événements.
Bientôt, il quitta la grand route sèche et poussiéreuse pour emprunter une sente à peine visible, parmi les herbes sauvages, puis le couvert des bois. Il serpenta jusqu'au fond d'un vallon et, avec une surprise teintée d'amusement, constata que le ciel se couvrait peu à peu. Une clairière lui permit de voir qu'à l'horizon de gros rouleaux noirs jetaient une obscurité prématurée sur le pays. Lorsqu'il gravit le versant opposé, le soudain grondement du tonnerre lui hérissa le poil, suivi de grosses gouttes, éparses mais lourdes. Il hâta le pas et sua de plus belle. Il faisait toujours chaud et moite.
Le ciel grogna plus fort, répercuté de loin en loin par les collines, la pluie s'intensifia et le vent furibond lui asséna des gifles humides. En quelques instants Artemus fut trempé. Il courait lorsqu'il atteignit le sommet de la crête, la tête enfouie sous les bras, sans toutefois parvenir à se protéger. Enfin, il aperçut le tas de pierres qui leur servait d'abri, une ancienne tour du Richmarc. Un éclair déchira la pénombre et le ciel, brièvement devenu blanc, découpa la silhouette penchée de la ruine. Les paisibles vallons avaient à présent sinistre apparence et chantaient une lugubre complainte.
Artemus passa sous la clé de voûte gravée d'une lune circonscrite dans un soleil et pénétra dans le refuge. La pièce ronde aux murs de pierres moussues qui constituait le rez-de-chaussée disposait d'un plafond à peu près convenable, l'endroit était donc sec. Lyren, penché sur son épée, passait machinalement sa pierre à aiguiser sur la lame. Le garçon s'était bien comporté à l'auberge, il n'avait pas flanché. Et même ensuite, il n'avait pas ménagé ses efforts pour déblayer un passage afin de sortir de la cave, puis pour reconnaître le terrain à la recherche d'abris. Mais Artemus savait qu'il accusait le coup. Le jeune homme ne parlait presque pas. De temps en temps il échangeait quelques mots, de préférence avec Estrella. Il se méfiait de Corso et le Vieux Lion pensait que, peut-être, il lui en tenait rigueur pour avoir pris son parti. Assise en tailleur à côté de lui, Rosie pelotonnée au creux de ses jambes, Mira fredonnait des comptines, tandis qu'Arrod allumait un petit feu dans la niche qui servait de foyer. Enfin, un peu à l'écart, Estrella somnolait, les mains croisées derrière la tête. Elle était allongée sur une couverture achetée au premier hameau qu'ils avaient croisé, en même temps que quelques objets utilitaires bien nécessaires, du pain et quelques fruits.
Le templier s'ébroua. Des mèches de cheveux gris lui retombaient dans le visage, sa tunique lui collait à la peau, ses bottes étaient non plus maculées de poussière mais de boue... Estrella ouvrit un œil. « Mon pauvre ami, lâcha-t-elle, j'ai failli te prendre pour un miséreux.
-Les éléments sont déchaînés là-dehors, grommela simplement Artemus en rejetant sa tignasse en arrière.
-Que n'as-tu emporté ton manteau ? »
Certes, son manteau grisâtre ne l'aurait pas forcément désigné d'emblée comme un templier. « Comment aurais-je pu le savoir ? » La mine sombre, il s'approcha du foyer dans l'espoir de sécher plus rapidement. « La chasse a-t-elle été fructueuse ? »
Lyren et Arrod s'étaient proposé de chercher de quoi manger tandis qu'il était occupé à l'abbaye. Étant donné que, dans l'urgence, ils n'avaient pas songé à emporter des vivres dans leur petite cave, ils n'avaient pu récupérer que ce que l'incendie n'avait pas dévoré, c'est-à-dire trois fois rien. Et ils n'avaient pas non plus pu acheter grand-chose en route. Si Mira et sa fille étaient des bouches supplémentaires à nourrir, du moins le Cassim était utile à la chasse.
Artemus avait tout de suite suggéré d'embaucher le mercenaire. Gabriel était mort. Une épée de plus ne serait pas du luxe et Arrod autant que Mira venaient de perdre leur gagne-pain. L'accord arrangeait tout le monde. Mais surtout, Estrella l'avait aussitôt compris, c'était un moyen de les garder à l'œil. Le mercenaire en savait trop. Que pourrait-il aller répéter à qui voulait l'entendre ? Lyren lui faisait à peine davantage confiance qu'à Corso et bon, Rosie n'était qu'une enfant, mais ça valait mieux pour tout le monde. Même Corso avait paru soulagé. Visiblement ce dernier rechignait à se séparer de Mira et de sa fille.
Arrod se détourna de la flambée. « Quatre lapins, dit-il, ces collines en sont pleines, il n'y a qu'à se pencher. Et vous, débarrassé de la truie ? J'avais pourtant suggéré de la garder, elle aurait fourni assez de lard pour nous nourrir tous durant des mois.
-Dire que je commençais à vous trouver sympathique.
-Vraiment ? »
Le templier lui lança un regard noir. La manie d'Arrod de tout considérer avec détachement l'agaçait. « Non, pas vraiment. » Il tendit les mains vers les flammes. « Séjourner à l'abbaye sera plus sûr pour elle comme pour nous.
-Et qu'allons-nous faire ensuite ?
-Nous allons commencer par en discuter. Ce soir. Mais nous devrions attendre Corso.
-Le couche-tard est toujours aux oubliettes, dit Arrod. On peut peut-être le prévenir qu'il n'y a plus rien à craindre du côté du soleil, puisqu'il a l'air de le fuir comme la peste. » Il le regarda dans les yeux. Ils ne s'étaient pas expliqués en détail sur la nature de Corso, mais le Cassim n'était pas idiot. « Je n'ai pas pour habitude de cuisiner mes employeurs, reprit-il, mais j'avoue tout de même être curieux de savoir ce qui peut vous pousser à aider un gars comme lui.
-Il serait plus juste de dire que c'est lui qui nous aide.
-Si vous voulez chicaner sur la formulation, soit. Et vous, vous n'êtes pas censés chasser les... les monstres ?
-Corso n'est pas un monstre ! s'écria Rosie de sa voix fluette. Il est très gentil. »
Arrod se tourna vers elle et sourit, amusé comme on peut l'être d'une sottise d'enfant. « Tu n'as pas vu ce qu'il a fait aux méchants messieurs de l'auberge, petite. C'était pas joli à voir. »
Artemus renifla. « Pas pire que la bouille d'un mercenaire. »
L'autre ne releva pas, il ne se départit même pas de son rictus.
Estrella se leva et vint s'installer auprès d'eux. Son regard se perdit dans les flammes. « Les preuves que nous allons devoir réunir pour convaincre le Cénacle ont intérêt à être solides, car nous ne pouvons plus compter sur la voix de frère Gabriel, ni sur celles de ses contacts. Plus ça va et plus je... je ne vois pas comment ce sera possible, à vrai dire.
-Nous trouverons un moyen. Regarde ce qu'ils ont fait à cette auberge. Le clergé ne pourra nier éternellement.
-Mais simplement évoquer les massacres de la ferme au charnier et du Rouge Royaume ne suffira pas. Et... je ne sais pas, ça paraît fou mais... si ce qu'a dit Corso est vrai, s'ils sont si puissants et influents, ne pourraient-ils pas avoir des alliés au Cénacle ? »
Elle fit soudain naître en lui une nouvelle crainte. Il aurait pourtant juré n'avoir plus de place dans son cœur pour ça, pour un nouveau tracas, une nouvelle peur. Décidément il avait besoin de fumer. Par bonheur, il lui restait un peu d'herbe à pipe. « Commençons par trouver quelque chose de tangible, dit-il en remplissant le fourneau.
-Et où devons-nous chercher à présent ?
-Ça, je compte sur Corso pour nous le dire. »
Les lapins grésillaient sur leurs broches et il en était à faire des ronds de fumée lorsque la trappe vermoulue s'ouvrit en grinçant. La silhouette massive du nosferatu émergea des ténèbres de la cave et s'approcha de leur petit cercle. « Alors templier, la folle n'est plus parmi nous ?
-Non, je m'en suis occupé.
-Je m'en serais occupé plus rapidement, intervint Arrod.
-Je n'en doute pas. J'ai vu quel sort vous avez réservé à son mari.
-Pour autant qu'on puisse appeler cette chose un mari.
-Et vous, Corso, êtes-vous reposé ? »
Corso s'assit parmi eux. « Si seulement cette trappe était plus épaisse. On entend tout, là-dessous. » Il lança un regard venimeux au Cassim. « Heureusement, les monstres ne dorment pas beaucoup. Mais j'ai peut-être une solution pour vous, templiers.
-Qu'avez-vous à proposer ?
-C'est très simple, presque trop. Je ne pense pas que ça vous plaira. Mais si vous le voulez, je pourrais mordre un mortel de votre choix, procéder à l'échange des sangs et vous auriez ainsi une preuve de chair et d'os à présenter au Cénacle. »
Arrod retourna les broches sur le feu. « J'en étais sûr », murmura-t-il entre ses dents.
Corso se tourna vers lui. Une hostilité intense couvait dans son regard. Ces deux-là ne s'aimaient pas. « De quoi étais-tu donc si sûr, mercenaire ?
-Tu es un strigoï, n'est-ce pas ? Un... vampire.
-Quelle jugeote ! Toutes mes félicitations. »
Mira se redressa. « Attendez, de quoi êtes-vous en train de parler ?
-J'avais raison, répondit le Cassim d'une voix nuancée par le dégoût. Ton ami est un monstre. Les histoires de mon peuple sont pleines de ces créatures. Le peuple des routes constitue une proie facile pour les mangeurs d'hommes.
-Les mangeurs d'hommes... »
Un coup de tonnerre ponctua sa phrase laissée en suspens. Mira, désemparée, chercha le regard de Corso. Mais celui-ci détourna les yeux, visiblement honteux. Arrod, par contre, paraissait satisfait d'avoir mouché son adversaire. « Je ne comprends pas ce qui peut amener les templiers à s'acoquiner avec lui et c'est heureux que nous soyons encore tous vivants. Pour ma part, je ne dors que d'un œil.
-D'un œil, des deux ou pas du tout, fais à ta guise, épée à louer, riposta Corso. Je ne vous ferai pas de mal. Et si je l'avais voulu, ça n'aurait rien changé non plus. »
L'autre haussa les épaules. « Sans tes moufles, peut-être... Mais avec tes mains dans cet état, j'aime à penser que j'ai toutes mes chances. »
Le nosferatu baissa les yeux sur ses bandages de chiffons. Dessous, ses mains étaient brûlées. Mais on ne l'entendait jamais s'en plaindre. Artemus avait vu les cloques noirâtres lorsqu'il avait changé ses pansements. Il devait déguster. Toutefois, il en avait par-dessus la tête de leur dispute. « Personne ne va se mesurer à personne, déclara-t-il. Nous avons assez de soucis sans y ajouter vos querelles.
-Très bien, dit Arrod, c'est vous qui payez. Alors dites-moi templier, si j'ai bien compris, vous cherchez à faire savoir au Cénacle que ses semblables existent. C'est bien ça ? » Artemus hocha la tête. « Dans ce cas, ce spécimen-ci peut aussi bien vous servir de preuve. »
Sans prendre garde à ses brûlures, Corso saisit le Cassim à la gorge. Mais déjà, une dague pointait sous son menton.
« Ça suffit ! s'énerva le Vieux Lion.
-Je devrais lui écraser sa fichue gorge. Maudit bavard. Maudit Cassim. Maudit mercenaire... » Corso saisit la main qui tenait la dague et resserra son étreinte. L'autre suffoqua et chercha le pommeau de son épée avec son autre main. Mira poussa un cri et Rosie sanglota. Il lança un regard à la gamine, puis, avec un soupir, le nosferatu se résigna et lâcha le cou d'Arrod.
Ce dernier toussa et reprit une grande goulée d'air. « De toute façon, si je peux malgré tout donner mon avis, tout ça ne sert à rien.
-Je peux savoir pourquoi ? demanda Artemus.
-Oh, vous pouvez demander, mais c'est une longue histoire. Tout ce que je peux vous dire, c'est que l'Église n'aura que faire de vos avertissements. J'ai déjà essayé.
-Que voulez-vous dire ?
-Je vous l'ai dit, c'est une longue histoire.
-Nous avons le temps. »
Arrod se frotta la gorge. Il portait déjà des marques rouges. Au moins son petit air nonchalant avait disparu. « Ça remonte à longtemps. J'étais encore enfant, à peine plus âgé que Rosie, j'avais sept ans. La guerre du Roi-Loup venait de s'achever. Notre communauté a fait escale quelque part entre Haute-Garde et Castel Mielmont, et je suis parti avec mon père et mon frère chercher de quoi souper dans les bois alentour. » Il déglutit, mais le templier n'aurait pu dire si sa grimace était due à la douleur ou au mauvais souvenir. « Je ne sais plus... j'avais un petit panier, je cueillais des myrtilles, je me suis trop éloigné ou j'ai joué sans y prendre garde... Je me suis perdu. Bachar et mon père m'ont cherché, ils m'ont appelé. Moi aussi, lorsque je m'en suis rendu compte. Je me souviens que j'ai pleuré. Ils ne m'ont finalement retrouvé qu'après le coucher du soleil. J'étais tellement soulagé... »
Il secoua la tête. « Bon sang, je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça en fait. Autant aller droit au but. Nous avons croisé un de ces strigoï sur le chemin du retour. Mon père n'a rien pu faire, mais heureusement pour Bachar et moi, le camp n'était plus très loin. Nous les avons prévenus. J'avais sept ans, pour ma part je n'y ai vu qu'un monstre comme on en décrit dans les histoires, une ombre menaçante qui a surgi de la nuit et tué mon papa, mais Bachar était plus âgé. Il a convaincu ma mère de ce que nous avions vu et, lorsque l'ancien a découvert le cadavre de mon père, la gorge arrachée, il l'a cru lui aussi. Le monstre hante encore mes rêves, parfois... mais je n'ai pas rêvé cette nuit-là. Je suis sûr de ce que mes yeux ont vu. »
Un silence s'ensuivit. Corso n'osait plus regarder personne, et moins encore Mira et Rosie que n'importe qui d'autre. Estrella aida le mercenaire à retirer la viande du feu. « Mes sœurs ont recueilli de nombreux témoignages similaires.
-Vos sœurs ? Vous êtes une Rose de Fer, c'est ça ? » Estrella se mordit la lèvre sans oser répondre. Arrod sourit. « Ne vous inquiétez pas, les Cassims n'ont pas tellement meilleure réputation. L'Église... » Il ricana. « Vous voulez savoir comment se termine mon histoire ? » Estrella acquiesça et Arrod poursuivit : « Certains d'entre nous sont allés chercher de l'aide au village proche. Pour leur malheur, ils ont ramené un inquisiteur et ses gens qui passaient par là. L'homme de Dieu ? Vous voulez mon avis ? Un monstre pire que les mangeurs d'hommes. Était-il frustré de voir que la guerre s'achevait sans aboutir à la conversion des païens ? Ou, simplement, était-il assoiffé de sang et de souffrance ? Je ne sais pas. Ce qui est certain, c'est qu'il a en vérité porté très peu d'intérêt à la mort suspecte d'Amrad Shayran, un pauvre Cassim de passage, probablement un voleur de toute manière. Par contre, il s'est beaucoup intéressé aux idoles, aux colifichets, aux amulettes protectrices, aux tarots qu'il a trouvés dans les roulottes. Je l'entends encore : « ça fleure bon l'hérésie, qu'il disait, regardez-moi ça, l'ouvrage de la sorcellerie... » Ma mère a réussi à nous cacher et nous a dit de courir vers les bois sans nous retourner. Mais nous nous sommes retournés. Nous sommes restés, près de l'orée, nous avons vu notre famille et nos amis brûler. Nous les avons entendus. » Il arracha une cuisse de lapin comme s'il se fût agi de celle de l'inquisiteur. « Alors permettez-moi de douter de la bonne volonté du Cénacle. Si vous devez convaincre quelqu'un, ne comptez pas sur eux. »
Ils mangèrent en silence. Nul n'avait plus le cœur à discuter tout à coup.
Corso se leva et s'éloigna vers la porte. « Ma proposition tient toujours, lança-t-il depuis le seuil. Je peux fabriquer votre preuve.
-Pas question, répondit Artemus. Nous trouverons un autre moyen. »
Estrella posa la main sur son bras. « Réfléchis, c'est sans doute la meilleure chance que nous ayons.
-J'ai dit pas question. Je refuse de prendre la décision de condamner une âme à la damnation éternelle, et de condamner quelqu'un à mourir.
-C'est un petit sacrifice pour une grande cause. Une personne condamnée pour combien d'autres sauvées... »
Le templier ferma les yeux et lâcha un long soupir. « J'entends bien. Le raisonnement se tient. Dans ce cas, te proposes-tu ? Ou suggères-tu que moi je me sacrifie ? Ou Lyren ? » Elle garda le silence. « On ne peut prendre cette décision pour personne. Nous trouverons un autre moyen. »
Corso franchit la porte, puis se retourna. « C'est votre décision, templier. Mais je vais devoir me nourrir. »
Artemus l'avait presque oublié, ce détestable impératif. Il resta interdit l'espace d'un instant et, comme le nosferatu s'éloignait vers les ténèbres nocturnes, il le héla. « Corso, attendez ! Il pleut toujours ?
-Guère. L'orage est passé.
-Je vais remplir les gourdes. »
Il se leva, rafla les outres en cuir et sortit. Ils dévalèrent le flanc de la colline en direction d'un ru qui traversait le vallon. Au loin, des éclairs illuminaient encore l'horizon par intermittences. Tout dégouttait alentour, les feuilles, les herbes hautes, la nature assoiffée. Un hibou fit savoir qu'il entamait sa chasse, sinon, point de bruit. Même leurs pas étaient étouffés par la mousse.
« Je suppose que vous savez où trouver certains des vôtres ? demanda le Vieux Lion en atteignant le ruisseau.
-Je sais où trouver mon maître et sa cour, où trouver quelques-uns de ses liges... Les plus proches se trouvent un peu au nord d'ici. Vous ne voulez condamner personne, j'imagine que vous voudriez en capturer un déjà condamné ? »
Artemus s'accroupit près du lit de pierres plates pour y remplir les gourdes. « C'est possible ?
-Possible ? Sans doute. Aisé ? Pas vraiment...
-Je n'ai jamais compté que cette mission soit aisée. » Il mit sa main en coupe et puisa quelques gorgées d'eau fraîche. « Je compte acheter une roulotte dès que possible. Ça facilitera nos déplacements et ça nous permettra éventuellement de transporter un prisonnier. Il y a également une commanderie de l'Ordre à Brethan, où je pourrais requérir l'aide de quelques lames si besoin. Même s'il nous faudra pour ça sacrifier une part de notre discrétion, et surtout...
-Compromettre mon secret.
-Le vôtre et celui d'Estrella. »
Corso s'assit sur une souche proche. « Si seulement nous pouvions mettre la main sur un sarcophage... un sarcophage avec un hôte...
-Un sarcophage ?
-Un... dispositif élaboré par les Draken, il y a longtemps, et dont ils gardent jalousement les secrets de fabrication. C'est un réceptacle destiné à accueillir un nosferatu et dans lequel il hiberne, en quelque sorte. Vous imaginez ça ? Avec une telle trouvaille, vous auriez votre preuve et elle ne chercherait même pas à s'enfuir... sans parler de vous tuer.
-Ce serait une aubaine en effet, » dit le templier avec un regain d'espoir.
Le vampire ricana. « Ne vous emballez pas, ces sarcophages font partie des secrets les mieux gardés des familles Draken. Je sais que mon maître en possède un, je ne sais même pas où. Quant aux autres... »
Artemus récupéra les outres pleines et lui fit face. « Vous ne nous en avez pas encore parlé jusqu'ici. À quoi servent-ils, ces sarcophages ?
-Eh bien, je ne pourrais pas vous expliquer leur fonctionnement exact. Mais il semblerait qu'il s'agisse de véritables cures de jeunesse.
-Mais vous ne vieillissez pourtant pas.
-Non, pas vraiment. Toutefois je vous l'ai expliqué, le mal s'aggrave avec le temps. Le soleil brûle plus rapidement un vieux nosferatu qu'un jeune, la faim est plus âpre, plus grande. Certains vivent mal l'écoulement des siècles, tandis que le monde change et pas eux. Ça peut se traduire par de l'irritabilité, de la mélancolie, dans de rares cas par la folie. Mais une cure dans un sarcophage, d'après ce que l'on en dit, résout ce genre de problèmes. Sans parler des blessures. »
Le templier plissa les yeux. « Les sarcophages vous soignent également ? Mais, vous régénérez naturellement d'à peu près n'importe quoi. N'est-ce pas ?
-À peu près, oui. » Il baissa les yeux sur ses mains blessées. « Le feu et l'argent laissent des marques durables. Et le cœur ou la tête peuvent être mortellement touchés. Ces pratiques sont très rares, je ne les ai jamais vues de mes yeux, mais les sarcophages sont capables de miracles, dit-on.
-Et vos mains ? Elles vous font souffrir ?
-On peut dire ça, oui. » Il les leva devant ses yeux et grimaça. « C'est pour ça aussi que je dois me nourrir. Si je veux guérir, j'ai besoin de sang. Je garderai des cicatrices, peut-être même que je ne retrouverai pas l'usage complet de mes doigts, mais au moins les plaies se refermeront.
-Je vois.
-Écoutez, si j'ai le choix, si la possibilité s'offre à moi, j'essaierai de le laisser en vie. Ça vous va ? »
Dieu ! Je n'aurais jamais pensé être éprouvé de la sorte, avoir à assumer de tels dilemmes... « Faites au mieux. Je... je vous fais confiance.
-Merci. »
Ils s'observèrent un moment. Corso, puissante masse recroquevillée sur sa souche, et le templier, si vulnérable, si faible, plongé dans cette tempête de sentiments, ce déchirement entre convictions et nécessité. La pénombre ne lui permettait pas de distinguer clairement les traits du nosferatu, mais il devinait ce qu'il ne pouvait voir. Ces traits, je les connais... Était-ce seulement possible ? Oui, assurément. Corso, un nom orphelite plutôt courant, certes. Mais septante et un ans. L'âge correspondait. Artemus ne pouvait le nier, cette ressemblance avait contribué à ce qu'il lui accordât sa confiance, dès la première rencontre. Il était peut-être temps de dissiper les brumes. Même s'il craignait de se tromper.
Corso se leva. Le Vieux Lion fit un pas dans sa direction. « Un instant. Si j'ai désiré vous parler seul à seul, c'est que j'avais autre chose à vous demander. Et je n'en ai pas vraiment eu l'occasion, jusqu'ici.
-Je vous écoute. »
Le templier rassembla son courage. « Êtes-vous Corso Mercado ? »
L'autre se figea. Artemus ne voyait presque rien de ses yeux, mais il aurait pu jurer qu'ils s'étaient agrandis de stupeur. Seul lui parvenait un souffle rauque. Le vampire finit par retrouver l'usage de sa voix. « On m'appelle Corso Velkaïr, aujourd'hui, du nom de ma famille alycane. Mais en effet, je suis né Corso Mercado. Comment pouvez-vous savoir cela ?
-Artemus est le nom que les frères d'Argent m'ont donné, mais je suis né Novak Reynaldt. »
Les larges épaules de Corso s'affaissèrent. Les deux hommes se saisirent les poignets. Corso Mercado était fils d'un immigré orphelite ayant fui l'inquisition, à la suite de l'hérésie syrasienne. Il s'était attiré la sympathie de lord Aleksandar, père du jeune Novak Reynaldt, et était devenu capitaine de sa garde. Tout ça paraissait tellement loin, Artemus était si jeune alors... Une autre vie. Et pourtant les souvenirs affluaient tout à coup. Le brave capitaine ne pouvait malheureusement avoir d'enfants et s'était pris d'affection pour lui. Il l'avait porté sur ses épaules, lui avait enseigné les rudiments de l'épée, lui avait appris quelques jurons d'Orphel, l'avait emmené dans de longues promenades à cheval... Et maintenant... maintenant Artemus paraissait pouvoir être le père de l'ancien capitaine des gardes.
« Mais que vous est-il arrivé ? demanda Corso. Je vous ai cru mort à l'époque. »
Le templier n'avait qu'une dizaine d'années lorsque l'épidémie de fièvre grise avait ravagé le royaume de Peledraq. Le mal qui avait emporté l'épouse de Corso avait également tué lord Aleksandar et son fils aîné, et un oncle avide n'avait pas manqué l'occasion de s'emparer du domaine. La mère d'Artemus, désespérée, avait tout tenté pour le protéger mais, fille de roture mariée par amour, elle ne disposait d'aucun poids, aucun sang digne de l'épargner. Le viol, le meurtre... il évitait de les ressasser. « Je n'ai dû la vie qu'à un prêtre, expliqua-t-il. Le seul à s'être interposé. Il a promis de me faire quitter le pays et de me faire entrer dans les ordres. L'épidémie avait suffisamment emporté de vies, disait-il. Ils n'ont pas osé toucher à un prêtre, pas après les guerres, les inondations, la maladie, pas après ce que tout le monde appelait déjà la malédiction morganienne. Mes prédispositions aux armes m'ont conduit vers la Confrérie, qui m'a rebaptisé par précaution... C'est un peu grâce à vous, finalement, si je suis ici. C'est avec vous que j'ai manié ma première lame.
-Je suis désolé, je ne savais pas... J'ai été chassé, ainsi que tous les serviteurs loyaux de votre père. Martha morte, je me suis mis en quête d'un autre foyer, d'une autre vie. Je...
-Je sais. Ne vous tracassez pas. C'était il y a longtemps. Et les templiers m'ont bien traité.
-Mais vous pourriez retourner là-bas et revendiquer vos terres, dans ce cas...
-Et renier mon serment de templier ? Non. Je ne regrette rien. Je suis plus doué pour l'épée que pour la gouvernance. Et surtout, nous avons présentement d'autres soucis. Vous vous rappelez ? »
Corso n'en revenait pas et ne cessait de le dévisager. Il cherche les traits du jeune Novak parmi les rides et la barbe grise du Vieux Lion... Tandis que lui-même retrouvait le visage de l'ancien capitaine Mercado presque à l'identique. « Ça n'a plus vraiment d'importance à présent, murmura le templier. Mais j'avais besoin de m'en assurer. Vous comprenez ? C'est peut-être ça qui vous a sauvé à l'auberge... en partie en tout cas. » Le nosferatu hocha la tête. « Je vous l'ai dit, je vous fais confiance.
-Et je vous fais confiance, moi aussi.
-Très bien. » Artemus prit une grande inspiration pour apaiser tous ces étranges sentiments contradictoires. C'était un peu comme s'il revivait soudain un morceau d'enfance. « Nous voyagerons au nord, alors ?
-Au nord. Mais ce soir, nous restons ici. L'abri est idéal et j'ai vraiment besoin de sang. »
Corso lui lâcha les bras et lui sourit, peut-être pour la première fois. Ensuite il se détourna, s'engouffra dans la nuit noire. Et Artemus se résigna à le voir partir, ce compagnon d'infortune, ce vieil ami retrouvé à qui il avait tant à raconter, ce meurtrier qui s'en allait boire le sang d'un innocent.
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