Chapitre XXI
« ...vous comprenez ? disait le roi Aldric. Je ne voudrais pas que les descendants issus de cette union puissent revendiquer une quelconque autorité sur le royaume voisin, ce quelles que soient les circonstances.
-Je comprends, répondait Père. Le but est bel et bien de pérenniser la paix, pas de créer davantage de sujets de conflits... »
Aymerad ne les entendait même plus. La tête lourde, il piquait régulièrement du nez et devait déployer des prodiges de maîtrise de soi pour éviter de laisser paraître sa lassitude. Il faut dire qu'après ce long voyage, la chaleur, le mauvais vin, ces palabres assommants, jusqu'au bruissement des arbres bercés par la brise, tout concourait à le faire céder aux appels insistants du sommeil. Et pourquoi ne pas faire une petite sieste ? De toute manière, je ne suis plus concerné, ils ne veulent pas des héritiers... Mais ses doux ronflements provoqueraient assurément l'ire de ses parents et aussi, sans doute, le désagrément de leurs hôtes.
Bien décidé à résister, comme un défi qu'il se serait lancé à lui-même, le prince secoua la tête et se redressa sur son siège. Un fauteuil d'osier tressé affublé d'un unique coussin. Ceci, au moins, ne contribue pas à me faire sombrer. Il vida sa coupe, mais le vin clairet avait tiédi et lui laissa un goût amer. Une piquette en outre, sans comparaison possible avec les cépages richmarchéens.
Depuis son arrivée, il accumulait les déceptions. Bien entendu, il ne s'était pas attendu au faste pratiqué à Havre-Noble. Mais son père avait beau prétendre que le Helmdal, loin d'être une terre barbare, avait connu la grandeur impériale et s'était distingué des anciennes terres insoumises, ce qu'il avait pu voir jusqu'ici lui avait paru pauvre et rustique. La forteresse était impressionnante, presque comme pouvait l'être Aldgard, mais grise, sans grâce ni ornement, militaire sans plus. Même leur fameuse galerie aux vitraux valait à peine une chapelle. Tout ce qu'ils avaient pu trouver pour agrémenter leur arrivée, c'était quelques guirlandes et un tapis de fleurs blanches qui avait tôt fait d'être piétiné par des centaines de bottes. Le roi les avait reçus en chemise, quand lui-même supportait un pourpoint bouffant, composé d'un assortiment d'étoffes parmi les plus rares. Il suait abondamment et son col le démangeait, mais l'entendait-on se plaindre ? Il n'avait eu qu'un bref aperçu de leurs appartements, un ensemble de petites pièces sombres, car son père avait hâté cette première entrevue. Et voilà qu'ils étaient installés dans ce jardin laissé à l'abandon, où croissaient les herbes folles et les rosiers sauvages à l'ombre d'arbres tordus, assis sur ces fauteuils inconfortables, à siroter de l'eau ou de la vinasse. Et enfin ce prince... Quelle plaie ! Léoric s'était senti obligé de lui tenir la jambe et de l'accabler de sa conversation niaise et dénuée du moindre intérêt. Le bougre ne connaissait ni les joutes, guère pratiquées en ce royaume, ni l'opéra, ni la rhétorique satirique. Et je dois supporter tout ça au terme d'un périple de deux mois... L'art de recevoir ne compte assurément pas parmi les vertus helmïns.
Néanmoins, il était bien décidé à vaincre l'impitoyable plomb de ses paupières. Il chercha quelque chose, n'importe quoi qui puisse être digne d'un peu d'intérêt, mais les faces impassibles et ruisselantes des Bluteynirs, cette cambrousse environnante et ces murs de pierre nus n'étaient guère inspirants. Son regard finit par se poser sur la reine Elza. Elle n'était certes pas désagréable à regarder avec ce visage fier et ces tresses tombant jusqu'à sa taille d'une cambrure exquise, mais plus si jeune, et puis elle pendait la tête. Mais comment lui en vouloir ? Néanmoins, si la jeune Lyra tenait ne fût-ce que pour moitié de sa mère, elle ne tarderait pas à devenir une jolie petite pouliche.
Aymerad soupira. Il ne pouvait plus tenir. Quitte à s'attirer les foudres de son père, il décida de prendre congé. Ça vaudra toujours mieux que de ronfler purement et simplement. Il attendit une pause dans la conversation pour s'exprimer. « Toutes mes excuses, rois et reines, noble assemblée. Je me permets de vous interrompre, car je dois bien avouer que je n'en puis plus. Ce voyage éprouvant, cette chaleur harassante... M'autoriserez-vous à prendre congé ? »
Sans surprise, son père lui adressa un regard de cette sorte que l'on réserve habituellement aux ennemis.
Mais le roi Aldric se montra plus compréhensif. « Bien entendu, dit-il. Nous comprenons parfaitement. Cette réunion ne devait pas s'éterniser de toute façon. Prenez donc le temps de vous installer et de vous reposer avant le souper. »
Aymerad se leva tandis que le roi Aldric convenait de reporter les discussions plus abouties à plus tard. Léoric lui emboîta le pas. « Avez-vous besoin de moi, prince Aymerad ? Je peux peut-être vous montrer les étuves, si vous désirez vous délasser ? »
Il se tourna vers lui. Se débarrasser de tout ce brocart et ce velours afin de végéter dans l'eau était une proposition alléchante. Mais si je dois me coltiner ce prince par la même occasion... « Merci, dit-il, une prochaine fois peut-être. »
Et il tourna aussitôt les talons pour bien lui signifier son envie d'être seul.
Il gagna les ténèbres du donjon, sans y trouver le réconfort escompté. Même les ombres paraissaient épaisses et moites. Il dut y acclimater ses yeux avant de se risquer dans un de ces escaliers étroits aux marches inégales et usées, histoire de ne pas risquer de se rompre le cou. Toutefois, après avoir parcouru quelques couloirs, il dut admettre qu'il ne savait pas trop où ses pas le menaient. En fin de compte il réalisa qu'il revenait vers les jardins et fut contraint de demander son chemin à des valets.
Lorsqu'enfin il regagna les appartements dévolus à la famille royale lyvalienne, il retira son pourpoint, le jeta dans un coin et délaça sa chemise. Ensuite il puisa dans la bassine d'eau laissée à leur disposition et s'aspergea la figure, le cou, les avant-bras. Enfin, une fois son visage débarrassé de la sueur qui l'empoissait, il se servit une coupe d'un vin digne de ce nom, y trempa les lèvres et s'allongea sur son lit. Un instant, il observait le plafond voûté de sa chambre, l'instant suivant, il s'assoupissait sans même s'en rendre compte.
Réveillé d'un abîme moelleux et profond par sa mère à l'heure du souper, Aymerad éprouva toutes les peines du monde à retrouver ses esprits. Un vilain mal de crâne sourdait entre ses tempes. L'effet combiné de la fatigue, de la chaleur et du vin médiocre, le sien emplissait encore sa coupe, sur la petite table à côté du lit. Il bâilla, s'étira, se gifla, sans grand succès. Dépité, il but son vin d'un trait. Mmh, voilà qui est mieux. Profitons-en, car qui sait ce qu'on nous proposera ce soir. Il se leva et constata que le roi, la reine, Cristal et Marius étaient déjà presque prêts à se rendre dans la grande salle.
« J'aurais apprécié un bon bain, souffla-t-il.
-Le prince Léoric t'a proposé les étuves, grogna son père, tu n'avais qu'à accepter. »
La reine Clarys s'approcha. « J'en ai fini de superviser les caméristes de Cristal, laisse-moi t'aider à te vêtir. Car si se laisser un peu désirer est une marque d'élégance, trop de retard, par contre, est du plus mauvais goût. »
Sa mère, toujours attentive à l'étiquette, à l'apparat, au moindre détail, lui avait déjà préparé une veste plus sobre que la tenue revêtue pour leur arrivée. D'un bleu si sombre qu'il en paraissait noir, rehaussée de broderies dorées aux épaules et au col, ornée de dentelle aux manches, elle épousait mieux son corps et mettait sa carrure en valeur. Une touche de poudre autour des yeux pour maquiller les marques de la fatigue, un coup de peigne dans sa chevelure ensuite ceinte d'un bandeau d'or blanc, un nuage de parfum de Mahazad et, en deux temps trois mouvements, il fut prêt. Il jeta un coup d'œil à sa sœur, cernée par trois servantes tout affairées, emballée de dentelle, de rubans, poudrée, fardée, coiffée, couronnée... et s'estima heureux.
Comme leur arrivée au château, leur entrée dans la grande salle fit sensation. Les Helmïns, valets comme seigneurs, dans leurs laines, leurs cuirs, leurs étoffes aux coloris unis, n'avaient guère l'occasion d'assister à de tels spectacles d'opulence. La salle ne disposait pas de lustre, mais de hauts candélabres chargés de bougies dispensaient une lumière agréable et le sol était jonché de frais. La jonchée, une pratique d'un autre temps. Mais bon, rien de véritablement étonnant. Le prince admira toutefois les jolies ciselures des poutres sculptées, au-dessus de leurs têtes. L'une d'elles, figurant une femme aux seins nus, le fit même sourire. L'art helmïn était moins pudique que le leur, il avait déjà pu le constater par ailleurs, notamment en découvrant, à son entrée dans la cité, cette haute statue qui surplombait leur temple, farouche et sensuelle.
Ils furent guidés à la haute table, aux places d'honneur à la droite du roi. Aymerad s'assit sur une chaise de bois à haut dossier. La table était décorée de fleurs et de lierre. Après ses récentes déconvenues, il s'était attendu à devoir manger dans un tranchoir, mais il eut une agréable surprise. La vaisselle était d'argent et il disposait de couverts. Il observa la salle se remplir peu à peu, ses compatriotes arrivant à leur suite. Sieur Abel Malvaux lui fit signe tandis qu'on l'emmenait à sa place. Ce soir nous ne partagerons pas la même table. Ces derniers temps, son ami larmoyait comme un mauvais poème orphelite. C'était plutôt un bon gars, dans le fond. Il savait s'amuser, il admirait le prince et lui était d'une loyauté sans faille. Mais quelle petite nature ! Que d'émotivité ! Durant la moitié du voyage, il avait eu à supporter ses complaintes à propos de Cristal, de sa propre bêtise, et à l'entendre le supplier d'intercéder auprès d'elle afin qu'elle lui pardonnât. Tout ça pour une histoire de gueuse. Aymerad avait même laissé un petit mot secret à sa sœur, sur son oreiller, afin de lui faire plaisir. En vain. Le chevalier éconduit sombrait chaque jour plus profondément dans une écœurante mélancolie. Aussi, depuis lors, Aymerad tentait-il de lui échapper autant que possible, du moins jusqu'à ce qu'il tourne enfin la page, jusqu'à ce qu'il retrouve le sourire et l'envie de profiter de la vie. Heureusement, ce soir il était attablé plus bas que lui.
Tout à coup, le prince perçut une voix familière dans le brouhaha ambiant.
« C'est parfait, disait lord Malvin au maître de table, une grande pique d'homme à l'air austère, je ne suis pas loin des princes et vous êtes parvenu à me caser suffisamment à l'écart de lord Grimsïn.
-Il m'a fallu tenir compte des consignes du roi, qui voulait garder lord Grimsïn à portée d'oreille. Et, selon ces mêmes consignes, je devais m'assurer de le tenir éloigné du duc Belcastel également, voyez-vous. Mais j'ai fait ce que j'ai pu.
-Eh bien, vous êtes un brave homme, voici un écu pour récompense de vos efforts. Pour ma part, je m'accommoderai bien de la proximité du duc.
-Pourtant c'est un sacré cochon ! » lança gaiement Aymerad.
Malvin Loredall se retourna et son visage s'épanouit. « Prince Aymerad, quel plaisir de vous revoir !
-Le plaisir est partagé, mon ami. Je suis heureux de vous avoir auprès de moi pour festoyer. Vous aurez ainsi tout loisir de me parler de la vie à Silvarsïn et nous pourrons nous remémorer le bon temps où vous viviez à notre cour. »
Malvin frappa dans les mains pour appeler l'échanson. Sans même prononcer un mot, il désigna le prince et sa propre place vide, puis se pencha pour murmurer à son oreille. « Vous avez déjà pu apprécier les crus helmïns, je pense, et je crois me rappeler que la bière n'a pas votre faveur. Heureusement, j'ai emmené avec moi quelques bouteilles. Je propose de célébrer nos retrouvailles.
-Voilà qui est inattendu, mais tout à fait plaisant. »
L'échanson revint bientôt les servir et les deux compères levèrent leurs coupes à l'amitié. Le palais du prince frémit de plaisir au contact du nectar. Certes, ce vin ne valait pas un Château Mérault, ni un Étoile de Sainte-Tour, cependant il ne devait pas avoir d'équivalent à des centaines de lieues à la ronde, hormis peut-être parmi les cadeaux du roi son père au roi barbare.
Aymerad fit claquer sa langue. « Dieu te bénisse pour ce morceau de paradis, il me rappelle les merveilleuses caves de l'Hostellerie des Fanaux.
-Vous êtes trop bon. Il vaut à peine celles de la Goélette Blanche.
-En tous cas c'est un vrai bonheur, ce petit parfum du pays. » Il en reprit aussitôt une gorgée. « Et alors, mon ami, comment est la vie à Silvarsïn ? »
Le visage de son ami s'obscurcit. « Triste, si triste, je le crains.
-Non, c'est à ce point ? Il y a des jolies filles partout, Dieu a au moins veillé à cela.
-Oh, ça ne manque pas de jolies filles prêtes à partager leurs couches, c'est certain... mais je fais importer mon vin, je dois faire construire des établissements de plaisir dignes de ce nom par moi-même et aménager mon vétuste château en palais. Si les meurtrières ne laissent pas entrer les flèches, il en va de même pour la lumière. Je suis mécène des arts, je fais tailler mes tenues par des artisans étrangers et tente par tous les moyens d'amener un peu de progrès dans ce royaume, mais c'est une tâche ingrate que celle que je me suis assignée. Havre-Noble me manque tellement, vous savez. »
Dans un geste plein de compassion, le prince lui étreignit l'épaule. « Je t'en fais le serment, aussitôt que je porterai couronne en tête et jusqu'à la tombe, tu seras toujours le bienvenu à ma cour et accueilli avec tous les égards possibles. » Il put lire, avec autant de clarté que sur les pages d'un livre, la reconnaissance qui s'inscrivit sur ce visage si las. Puis, tandis qu'Alester prenait place à table, Aymerad sauta sur ce prétexte pour changer de sujet et disperser l'atmosphère de morosité qui commençait à peser. « Mais je ne crois pas que tu connaisses déjà mon cher magister, dit-il en le désignant. Conseiller, confident, ami, il m'est devenu aussi précieux qu'utile. »
Lord Malvin fut quelque peu ébranlé en découvrant le masque d'ébène impassible de l'érudit. « Je... Enchanté, dit-il simplement.
-C'est pour moi un honneur, mon seigneur. J'ai beaucoup entendu parler de vous, le plus lyvalien des seigneurs helmïns, le fils du Téméraire... »
L'autre parut mal à l'aise à l'évocation de son père, aussi Aymerad intervint-il. « Minion, ne vois-tu pas que tu indisposes mon ami ? Dois-je te rappeler que le Téméraire est considéré comme un traître dans ces parages ?
-Mes excuses, mon intention n'était pas de vous indisposer. C'est que votre père est plutôt considéré comme un héros, de l'autre côté de la frontière. Il en est pour prétendre que sa seule épée permit d'arracher la victoire aux Champs Orageux, lorsqu'il terrassa le Noir Augure et provoqua le reflux des forces ennemies. »
Lenmahr Grimsïn n'était jamais assis qu'à l'autre bout de la table. Certes, il ne pouvait pas entendre, mais cela expliquait sans doute le malaise grandissant de Malvin Loredall.
« Tu vas apprendre à mieux le connaître, dit le prince en le voyant pâlir davantage. Alester est aussi instruit qu'il est laid, il a l'esprit vif, on dirait presque qu'il peut lire dans les pensées par moments, mais malgré tout cela il est franc, direct et ne sait pas toujours quand s'arrêter de causer. C'est très divertissant.
-Il paraît qu'il est laid », ajouta le duc Godfroy Belcastel qui venait d'arriver. La chaise grinça sous son poids lorsqu'il s'assit. « Mais n'espérez pas le constater par vous-même. Il n'ôtera son masque de la soirée et il vous regardera boire et manger sans rien avaler.
-Moi, je puis attester de sa laideur », rétorqua Aymerad.
Son oncle s'esclaffa. « Et tu m'en as fait une description assez précise pour que j'aie envie de voir ça de mes propres yeux. Mais je ne vais pas insister, sinon ton père risque de me chasser de cette table avant que j'aie le temps de me goinfrer. »
Entre-temps, tout le monde était installé et une cloche annonça le début du banquet, pour le plus grand bonheur du duc. Des plats firent leur apparition, poisson au gros sel et citron, héron aux airelles, lapin aux pruneaux et gibiers en sauce divers. Lord Malvin regagna sa place et s'assit à côté d'une jeune et jolie demoiselle. Mais qui donc est cette douce créature ? Il connaissait Coryn, la fille du seigneur Delfort de Haute-Garde, son épouse, assise de l'autre côté. Mais cette beauté, bien que vaguement familière, lui était inconnue. Bien faite, le visage harmonieux, ses boucles auburn étaient arrangées en un chignon semblable à une fleur épanouie et entrelacées de fils d'or. Son regard pétillait d'une sorte de malice contenue et sa bouche... Le prince ne put détourner les yeux de cette bouche si parfaitement dessinée, de ce sourire si engageant.
Tandis que, derrière elle, le duc Godfroy, riait fort, se servait avidement à tous les plats et mastiquait à grands bruits, le prince se délectait du spectacle du si saisissant contraste qu'offrait la jeune femme. Lui qui d'ordinaire se serait d'emblée enquis de son nom, sans omettre de laisser savoir le vif intérêt qu'elle suscitait, fut surpris de constater qu'il savourait le secret de son identité, qu'il prolongeait le plaisir du mystère. Il entretenait la conversation, il évoquait avec Malvin leurs virées à Havre-Noble, les nouveaux établissements valant le détour qu'il avait découverts depuis son départ, les joutes qu'il avait presque remportées et ce faisant, il touchait à peine à la pauvre chaire de son assiette, mais dévorait le moindre geste de la demoiselle. Qu'elle déposât un morceau de viande sur sa langue, qu'elle humectât ses lèvres de cidre, qu'elle sourît à quelque bon mot, il se repaissait de chaque détail et sentait en lui monter le désir d'y goûter. Je n'en ai pas encore admiré la croupe, mais si le fessier est assorti au reste, une chevauchée ne me suffira pas.
Lord Malvin était en train d'expliquer comment il avait voulu convier ses vassaux à un ballet pour les initier à cet art encore méconnu par ici et comment son invitation avait été accueillie froidement. « ... Lorsque je vous dis que mes gens renâclent devant le raffinement, je n'énonce que la simple et stricte vérité. Ce pays, déjà si dépourvu de beautés, ne cherche pas à s'améliorer, si vous voulez mon avis.
-Ce pays n'est pas dépourvu de beauté, voyons ! s'indigna sa jolie voisine. Tu n'es pas bien attentif, voilà tout. Ici tout est plus sauvage, c'est un fait, mais l'on sait encore y apprécier les plaisirs simples. Si l'on n'y rivalise pas d'une élégance outrancière, je n'y vois pas un défaut, pour ma part. »
Un éclat de colère passa dans les yeux de Malvin. Elle l'a tutoyé... Aymerad se décidait enfin à lui adresser la parole, lorsque sa sœur prit les devants. « De la part de quelqu'un qui dédaigne à ce point le faste, observa Cristal, je ne puis que m'étonner de l'opulence de votre mise.
-Ce n'est pas tant que je n'apprécie pas le faste, c'est plutôt que je ne lui sacrifierais pas la simplicité ni la sobriété. Et, s'il ne tenait qu'à moi, je ne choisirais pas de consacrer la moitié de l'après-midi à ma coiffure et à ma vêture. Mais voyez-vous, le plus grand désir de mon frère est que je brille, non, que j'éblouisse. »
Mon frère ? Toutefois Cristal ne lui laissa pas le loisir d'approfondir sa réflexion. « Mais la courtoisie, l'élégance, le bon goût sont les marques de la civilisation, l'héritage d'une longue évolution. C'est tout de même ce qui nous différencie des animaux.
-Dans ce cas, princesse, serait-ce que vous estimiez que vos hôtes sont davantage des bêtes que vous ? »
Aymerad ne put retenir un éclat de rire devant le visage soudain empourpré de sa sœur. La belle et mystérieuse jeune femme radoucit toutefois son propos en ajoutant : « Veuillez excuser ma verve, princesse Cristal. Tout ce que je désire démontrer, c'est qu'il ne s'agit finalement que d'une différence de culture. Helmïns et Lyvaliens sont différents, apprécient des choses différentes, voient la vie différemment. Ce que Malvin perçoit comme de la rusticité n'est jamais qu'une divergence de point de vue. »
Et de l'esprit avec ça. « Si lord Malvin est votre frère, intervint Aymerad, j'en déduis que vous êtes lady Amelyn. »
Elle sourit. « Le risque de vous tromper était mince étant donné qu'il n'a qu'une sœur.
-J'aurais néanmoins pu me tromper. Pour moi la sœur de mon ami était une gamine maigrichonne et timide, pas une beauté angélique et irréelle. Si Malvin désire que vous soyez éblouissante, je puis affirmer que c'est réussi. Le reste de la grande salle est plongé dans l'obscurité. »
Elle ne parut pas insensible à son charme et lui offrit un nouveau sourire. Son ami, par contre, lui adressa un regard indéchiffrable. Il connaît mon penchant pour la bagatelle. Craindrait-il pour sa sœur ?
Dans la salle, les convives faisaient bombance. Une troupe de baladins tentait vainement de divertir l'assemblée avec jongleries, acrobaties et danses on ne peut plus banales. Le prince, décidément, n'avait pas d'appétit. Il vida sa coupe et la brandit à l'intention de son ami. « Je reprendrais bien de ce nectar, m'accompagneras-tu ?
-Bien sûr, avec plaisir mon prince. »
Aymerad se leva et l'attira à l'écart des festivités et de l'animation, à côté d'une croisée, là où ils pourraient converser plus à leur aise. Depuis la fenêtre, ils avaient une vue plongeante sur la cité. Le jour déclinait, le rouge orangé du couchant cédait la place aux violets et bleus sombres du soir. Les ombres des bois, au-delà des murs, s'épaississaient et les rues se piquetaient de lueurs chiches, menues, éparses, sans commune mesure avec l'éclat de la cité de son cœur. Lady Amelyn peut dire ce qu'elle veut, tout me paraît moins beau ici. Mais je veux bien qu'elle m'enseigne...
Il se tourna vers l'échanson qui approchait, s'empara de la carafe et leur servit le vin lui-même. « Vous pouvez nous la laisser, dit-il au serviteur, pour une fois je m'occuperai du service. » Il posa le récipient dans l'embrasure et s'accouda à la pierre. « Très cher ami, parlons franc. Si tu veux que ta sœur éblouisse, je suppose qu'elle n'est pas déjà engagée par ailleurs.
-Je l'ai jusqu'ici exhortée à la patience, il lui faut un parti à la mesure de son rang et de sa beauté. Mais les prétendants ne manquent pas, mon prince.
-Je n'ai aucune peine à le croire, mais je devine qu'elle n'est encore promise à personne ?
-Non, mais... Lorsque votre père m'a proposé de venir annoncer sa venue, j'ai été flatté, mais j'y ai également aussitôt vu une belle opportunité. À vrai dire, cinq princes sont réunis à Welvenfal en ce moment et j'avoue ambitionner de faire de ma sœur une princesse. »
Aymerad huma le bouquet du vin. « Une ambition tout à fait légitime. » Il but une gorgée. « Et tout à fait assortie à mes propres aspirations. Je n'ai pas le goût des circonvolutions, aussi parlerai-je sans fard : ta sœur me plaît beaucoup. »
Malvin sourit. « La moitié de la gent féminine vous plaît beaucoup.
-Non, pour une fois, il s'agit de plus que cela. Ta sœur semble différente. Elle ferait une reine de premier ordre, à mon avis. Aussi belle que dégourdie. Une rareté. Et puis, si tu lui cherches un prince, ne va pas faire la fine bouche. Je suis un prince tout à fait acceptable, non ?
-Certes, mais ce n'est pas vous que je dois convaincre, n'est-ce pas ? »
Les yeux d'Aymerad s'arrondirent. « Ah bon ? Et qui d'autre pourrait se prévaloir de me choisir une femme ? Serait-ce ta sœur ? Ta sœur pourrait refuser ?
-Je voulais parler du roi Tybelt votre père, bien entendu. S'il est venu jusqu'ici, c'est avant tout pour arranger une union. Il pourrait donc décider de vous choisir une épouse en ce moment même. »
Évidemment, il ne peut pas savoir. « Rien à craindre de ce côté. Le roi Aldric a bien signifié à Père qu'il ne désirait pas impliquer les héritiers dans le mariage qu'ils s'apprêtent à négocier. Je suis on ne peut plus disponible. »
Une lueur nouvelle apparut dans les yeux de son ami, des perspectives inattendues s'ouvraient dans son esprit. Un léger sourire menaçait même d'apparaître. Et néanmoins, Aymerad le sentait hésitant. Il devrait me sauter au cou et danser de bonheur, cet ingrat... Mais Malvin restait muet, oscillant entre joie et confusion.
Le prince s'impatienta. « Alors bon ? Je croyais que tu voulais un prince pour ta sœur et je ne connais pas de meilleur parti que moi.
-Oh, bien sûr, rien ne me ferait plus plaisir que de vous accorder la main d'Amelyn, et encore le ferais-je dans l'heure si cela m'était possible. Et cependant, une seule chose pouvait me faire balancer... Je ne m'attendais pas à avoir l'embarras du choix. Ça non.
-L'embarras du choix ? »
Aymerad en resta coi. Ai-je un rival ? Mais qui aurait pu rivaliser avec lui ? Il était l'héritier du plus puissant royaume du monde. Rien n'était censé pouvoir lui résister. La lumière, cependant, se fit peu à peu. Un autre prince, forcément. Il se tourna vers les tables et scruta la salle. L'évidence lui sauta soudain aux yeux. Le prince Léoric, assis à la place laissée vacante par lord Malvin, était en grande conversation avec la charmante lady Amelyn. Ce sourire béat ne pouvait être inspiré que par un premier coup de foudre, assurément. Et, incroyable, la belle riait. De la politesse... Ce prince insipide ne pouvait tout de même pas être drôle.
Son ami eut la bonté de paraître gêné. Le nez dans sa coupe, le regard tourné vers la nuit qui s'épaississait au-delà de la croisée, il soupira. « Ils s'apprécient beaucoup. Je crois qu'elle l'aime.
-Depuis quand ce genre de considérations entre-t-il en ligne de compte ?
-Il n'y a pas que cela, mon prince. Comprenez-moi, les Loredall figurent parmi les premières familles de ce royaume depuis toujours. Seuls les Odroïn rivalisaient autrefois et, selon les rois, selon les mariages, les alliances, les amitiés, il est arrivé que nous fussions le premier vassal de la couronne. Mais avec cette guerre du Roi-Loup... » Et voilà qu'il l'appelait le Roi-Loup. Une couronne ne change pas un bâtard en roi légitime. Aymerad n'en croyait pas ses oreilles. On ne pouvait lui refuser celle qu'il désirait, celle qu'il se disposait à choisir pour future reine, tout simplement, comme cela. Pas à moi. « Nous avons tout perdu, poursuivit Malvin. Je ne parle pas que de terres. Nous ne sommes plus dans les bonnes grâces de personne. Nous n'avons plus d'amis, plus de crédit auprès de qui que ce soit. Je n'étais qu'un gamin à l'époque de la guerre... Et je suis condamné à en payer le prix. Mais aujourd'hui, je peux redorer le nom des Loredall, lui rendre sa place et son honneur. »
Voilà qui était neuf. Son ami parlait d'honneur à présent, mieux, il était prêt à lui sacrifier sa si chère élégance, sa courtoisie, son progrès si âprement défendus à table. Aymerad déploya des trésors de patience pour ne pas exploser, pour ne pas simplement gifler cet imbécile d'un bon revers propre à lui inculquer le respect. « Je comprends, Malvin, ne t'inquiète pas. Je respecte la loyauté et l'honneur. » Il leur resservit du vin, reposa la carafe, prit une grande inspiration et passa le bras autour de ses épaules. « Un moment, j'ai cru que nous pourrions voir renaître le bon vieux temps. Tu comprends ? Avec ta sœur pour reine, bien entendu, tu pourrais retrouver ta place à Havre-Noble, venir vivre à la cour, retrouver les délices auxquels tu ne repenses plus qu'avec nostalgie. Ta présence là-bas me manque aussi énormément. »
Lord Malvin retint son souffle, but une longue rasade et parut ensuite plus indécis que jamais. « Je... Rien n'est encore décidé vous savez. C'est juste que... ça demande réflexion, vous comprenez ? »
Ce que je comprends ? C'est que ton honneur est bien facile à ébranler. Il le serra contre lui et lui adressa un regard plein de sollicitude. « Bien sûr que je comprends. Les hommes de notre rang sont amenés à prendre bien des décisions difficiles. Je suis néanmoins heureux et honoré que tu acceptes de considérer ma proposition. Je tiens juste à te dire que j'aimerais beaucoup avoir un frère tel que toi.
-Et moi donc, mon prince. Et moi donc.
-J'espère que ça comptera, lorsque tu devras arrêter ton choix. »
Ils s'étreignirent avec émotion. La graine était plantée, il suffisait maintenant d'attendre qu'elle germe. Tandis qu'ils vidaient leur vin en ressassant leurs éternels bon moments, le malheur qui avait voulu que lord Malvin naquît parmi des gens aussi imperméables au raffinement et les aventures et les filles auxquelles ils avaient goûté depuis la dernière fois qu'ils s'étaient vus, mais sans plus évoquer cette histoire de noces, Aymerad observait Léoric faire sa cour à la belle. Il n'a pas compris que c'est le frère qu'il faut séduire. Mais, pour sa part, il lui faudrait également convaincre son père. Pas sûr que le roi Tybelt serait sensible à son coup de cœur.
Malvin avait toujours moins bien tenu l'alcool que lui et, bientôt, il fut ivre. En attestait le rose qui lui montait aux joues et son articulation approximative. Aymerad s'en amusa et lui conseilla d'aller prendre du repos, non sans lui rappeler de songer à leur petit arrangement. Qu'il y songe, qu'il en rêve, que ça l'obsède...
Son ami s'éloigna d'un pas hésitant et le prince reporta son attention sur la nuit noire. Cette nuit, il l'aurait volontiers passée dans les bras d'Amelyn. Mais cette fois il faudrait se montrer patient. Le gibier le moins facile est aussi le plus plaisant à traquer. Il se sentait excité. La demoiselle avait provoqué un émoi dont Aymerad n'était pas coutumier. Et l'intérêt que lui portait également le gamin ne faisait qu'aiguiser sa propre convoitise. Il ne pouvait concevoir de se la faire voler par un mioche.
Tout à coup, il sentit une présence près de lui. En tournant la tête, le prince constata qu'une grande silhouette sombre s'était approchée. Il réprima un sursaut de surprise. « Alester, mon beau, la fête t'agrée-t-elle ?
-Bien sûr sire, je m'amuse beaucoup. Le vin et les réjouissances font souvent parler les gens et c'est pour moi l'occasion d'entendre bien des choses intéressantes.
-Je doute que la conversation de mon oncle Godfroy, dans les parages duquel on aime souvent à t'installer, soit d'un grand intérêt pour toi. Ce malgré les quantités qu'il peut boire.
-Vous pourriez être surpris. » Le magister s'approcha davantage, ils se touchaient presque, cependant Aymerad ne percevait rien du regard derrière le masque, dans l'ombre qui régnait sous la capuche. La voix vibra de nouveau, comme émanant du bois noir aux traits rehaussés d'or. « Mais de fait, en l'occurrence, le duc ne s'est pas révélé être la source la plus abondante. »
Le prince gloussa, il appréciait le parfum d'intrigue de ses conversations avec le magister. « Mais qu'as-tu donc entendu de si intéressant ?
-Des choses et d'autres, des rumeurs et des ragots peut-être. Mais même les ragots recèlent souvent un fond de vérité. En Ascalia, nous disons ceci : si vous voulez découvrir les petits secrets d'un seigneur, visitez ses cuisines. J'en ai fait une devise en quelque sorte. » Tandis qu'il parlait, il restait immobile. Difficile de percevoir la moindre émotion chez l'étrange magister. « J'ai par exemple appris que le roi Aldric et sa reine sont en froid, énonça-t-il, que l'Est du Helmdal a récemment été agité par des troubles probablement soutenus par lord Odroïn, beau-père du roi et premier vassal du royaume, et je suspecte également quelque chose entre ser Tristifer, l'un des Bluteynirs, et la princesse Elenore. »
Cette fois Aymerad rit franchement. Est-ce possible ? Serait-ce donc la farouche Elenore, cette demoiselle qui a fait chavirer le cœur de ce brave Tris ? « Mais quel est donc ton secret, magister, pour savoir ainsi tout sur tout le monde ? Ne me dit pas qu'il suffit d'arpenter des cuisines.
-Il faut surtout savoir écouter. La plupart des gens n'attendent qu'un peu d'attention. Et... je suis très attentionné. J'ai également appris, par exemple, que vous désiriez convaincre lord Malvin de vous céder la jolie lady Amelyn. » Le prince perdit aussitôt son sourire. « Votre ami ne m'a rien dit, rassurez-vous. Je l'ai deviné, voilà tout. Et j'ai supposé que vous vous étiez isolés pour pouvoir en discuter au calme.
-Bon, eh bien, puisque tu parais tout savoir, tu peux peut-être me dire ce que tu en penses. Il me faut cette fille. Et j'aimerais convaincre mon père de consentir à cette union.
-Certes, pour vous, cette union serait profitable, mon prince. Vous êtes en excellents termes avec le seigneur Loredall et son domaine ferait une belle marche orientale pour votre royaume, ou du moins celui de votre héritier. Le jeune seigneur Jonan doit encore être éduqué et quoi de mieux que votre cour pour ce faire ? » De sa main gantée, il rajusta le masque. « Imaginez que Jonan vous prête allégeance, ou encore... qu'à la suite d'un malheureux accident, votre héritier devienne seigneur de Silvarsïn. Les taxes très rentables pratiquées sur les denrées qui traversent les cols des Dents Grises ne seraient plus partagées avec le royaume helmïn, mais vous reviendraient en intégralité, comme c'était le cas avant leur retour sous cette couronne. Le domaine Loredall est l'un des plus prospères de ce pays, on y trouve les plus grands marchés, le commerce le plus florissant. » Alester se tourna vers la fenêtre et lâcha un soupir presque imperceptible. « Et puis, si l'on envisage toutes les possibilités, cette province ferait un excellent point de départ pour une conquête. Je veux dire, s'il devait y avoir une guerre entre le Lyval et le Helmdal, après tout c'est déjà arrivé, et il n'y a pas si longtemps. Silvarsïn vous soutiendrait à nouveau. Le roi qui régnerait sur ces deux pays pourrait à nouveau prétendre établir un empire. Cette ambition a longtemps été celle de vos ancêtres.
-Oh, ça je le sais. Mais malheureusement, je ne puis servir ces arguments à mon père. La paix, il n'a que ce mot à la bouche. C'est pour ça que nous avons entrepris ce voyage. Après tout, il a déjà renoncé à cette province. Il l'a lui-même rendue à la couronne helmïn pour éviter une autre guerre.
-Et que donnera-t-il encore lorsque l'archecclésiarque appellera à la quatrième croisade ? Qu'offrira-t-il au roi helmïn qui puisse le convaincre d'engager ses forces en Terre Sainte ?
-Qu'en sais-je ? Mais je puis te l'affirmer : lui parler d'empire est le moyen le plus sûr de le mettre en colère.
-Ce qui s'est bâti lors d'une génération peut s'effondrer à la suivante. Si le roi Tybelt et le roi Aldric s'entendent aujourd'hui, rien ne dit que vous entretiendrez les mêmes relations avec le prince Léoric, vous, ou vos fils respectifs. Vos petits-enfants, vos arrière-petits-enfants se rappelleront-ils seulement que des noces ont été ici négociées ? Par contre je gage que d'ici dix générations, tout le monde se souviendra encore qu'il y eut un empire. » Alester se détourna de la nuit et le prince put presque sentir son regard posé sur lui. « Comme Melkar, qui mena l'exode du peuple ysien et devint premier empereur, le nom de celui qui le rétablira restera gravé dans l'Histoire. L'ombre de ses éventuels échecs passés sera effacé à jamais, éclipsée par l'éclat sans pareil d'un tel exploit. »
Aymerad frémit. Entendre évoquer ainsi, même à demi-mot, son honteux passé, c'en était presque douloureux. Mais il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même. N'avait-il pas réclamé les conseils du magister ? Et force lui était d'admettre qu'il avait raison. Si je rétablis l'empire, qui se souviendra encore de ce qu'il s'est passé en Terre Sainte ?
Les souvenirs étaient encore vifs. Il n'aimait guère y resonger. Tout d'abord, il y avait eu le débarquement des croisés à Nassan. Il avait poussé ses hommes à ramer, toujours plus vite, avide d'exploits. Tout ce qu'il désirait, c'était réitérer les prouesses de son père. Mais les navires s'étaient retrouvés dispersés. Ils avaient été cueillis par des pluies de flèches, certains vaisseaux s'étaient échoués sur des bancs de sable, des chevaliers avaient sombré, corps, âmes et armures, des chevaux étaient devenus fous... Dans la cohue, il avait perdu la moitié de sa garde. Il avait craint pour sa vie. Et il ne pouvait pas mourir. Il était l'héritier, le royaume avait besoin de lui. C'était sieur Lucas Lorathän qui avait, de l'avis général, réorganisé les forces débarquées. Il avait surtout saisi le grand étendard pour l'agiter et crier à tout va. Si seulement le débarquement avait été le seul fiasco... Par malheur, il ne s'était pas mieux comporté au Gué Sanglant. La tête du convoi croisé était isolée, piégée en pleine traversée de l'Aphore, lorsqu'il avait aperçu les lances infidèles au sommet des dunes. Il avait lui-même ordonné la charge, non seulement avide d'exploit, mais surtout désireux de faire oublier le désastreux débarquement. La lame au clair, il avait bondi en selle, lancé son destrier au galop et crié sus à l'ennemi. Mais les païens qui tenaient la crête avaient fait pleuvoir la mort, bien décidés à maintenir les lambeaux d'armée séparés. Une flèche avait abattu sa monture sous lui et, du sable plein la bouche, impuissant et désespéré, il avait pu voir la charge s'enliser dans la dune. Et ceux de ses chevaliers qui avaient échappé aux tirs s'étaient effondrés sur les piques elmyréennes. Son assaut s'était révélé vain. Ne sachant comment déloger l'ennemi de la crête, il avait fait refluer ses forces au son des cris des croisés massacrés. Il se rappelait avoir prié pour que la bataille s'achevât, en victoire ou en défaite, peu lui importait alors. Et lorsque lord Varoskahr, victorieux sur son flanc, avait lancé l'attaque décisive au secours des templiers submergés, c'était à nouveau sieur Lucas qui lui avait emboîté le pas à la tête de l'ost lyvalien. Il n'a pas laissé une miette de gloire à son prince.
« Mais si le roi reste insensible à l'argument impérial, reprit le magister, vous pouvez tourner cela autrement. S'il ne voit pas un gain dans cette union, puisque l'amitié de lord Malvin vous est déjà acquise, expliquez-lui simplement que ce serait une perte que de voir la loyauté des Loredall rachetée par les Thorn. Et puis, après tout, ce mariage contribuerait à renforcer la cohésion et les échanges entre vos deux royaumes. C'est bien ce qu'il désire, n'est-ce pas ?
-Certes. » Aymerad se frotta le menton. En s'y prenant bien, il y avait peut-être un moyen de faire ployer son père en fin de compte. « Merci mon minion, tes avis sont toujours du plus haut intérêt. Dommage que Père s'obstine à refuser de te prêter son oreille.
-Avec plaisir, mon prince. C'est pour ça que je suis là. »
Aymerad fit face à la nuit et à la cité assoupie sous une lune éclatante. Il avait toujours rêvé de ressembler à son père. Ce dernier avait tant accompli et si jeune. Mais ne devait-il pas rêver plus haut ? Depuis toujours, il avait le sentiment d'être spécial, d'avoir un destin hors du commun. Serai-je le premier empereur d'un nouvel empire ? Seule l'épée pourrait lui apporter cela. La paix de son père n'apporterait que le statu quo. L'immobilisme n'avait jamais engendré la grandeur. Certes, le roi Aldric était un redoutable adversaire, mais il n'était pas éternel et si cela signifiait affronter et vaincre Léoric, soit. Ça ne paraissait pas impossible.
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