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Chapitre XIV

Les dernières lueurs du jour, agonisantes dernière les hauteurs boisées qui cernaient le vignoble, infligeaient malgré tout une douleur cuisante à Amadeus tandis qu'il admirait le spectacle. Elle était presque semblable à la brûlure résiduelle d'un fer chauffé à blanc qu'on lui aurait appliqué sur le visage. Une douleur lancinante et, si le soleil ne se couchait pas bientôt ou si le nosferatu ne se repliait pas dans les ténèbres, elle finirait par pulser selon le rythme lent de son cœur racorni, de ces avertissements désespérés martelés par son corps altéré assoiffé de vie.

Et ce faisant, Amadeus ruminait de noires pensées.

Il est des anciens pour raconter qu'aux temps jadis, les hommes étaient plus grands, plus forts, plus valeureux et enclins à l'exploit. Ce sont eux qui auraient bâti les mythes et les légendes. Le sang des héros s'affaiblirait. Les hommes d'aujourd'hui ne seraient que l'écho de ceux d'autrefois, un peu comme les ondulations que laisse une pierre lorsqu'elle crève la surface de l'eau, de plus en plus faibles...

Foutaises. Les mortels ont toujours été faibles, vulnérables, sensibles aux vices. Certes, ils aspirent à la grandeur et c'est pour ça qu'ils ont besoin de héros. Et plus ces héros ont vécu loin dans le passé, plus l'écho de leurs exploits retentit fort aujourd'hui, car on a oublié qu'ils étaient, eux aussi, pitoyables et insignifiants. Et c'est là la seule immortalité à laquelle ils peuvent prétendre... Nous le savons pour en avoir été témoin.

La plupart des siens concevaient un tel mépris pour les mortels, ces enfants qui n'avaient pas le temps de vivre, d'apprendre, de se transcender. Ce devrait être un atout pour les convaincre ce soir. Mais après tout, sommes-nous si différents ? L'immortalité n'a jamais préservé personne de la médiocrité.

Déjà, la brûlure lui laisserait une marque autour de l'œil et le long de la joue, il le savait. Il la garderait sur son visage toute la nuit, et peut-être aussi la suivante. Les membres du Chapitre pourraient bien se questionner là-dessus, il n'en avait cure. Du moins pendant ce temps ne songeront-ils pas à me mettre des bâtons dans les roues. Et il resta debout, impassible, devant l'étroite fente ouverte entre les tentures de velours, à scruter ce paysage familier et pourtant si différent de ce qu'il pouvait être lorsque l'obscurité régnait sur le monde. Tel un défi lancé au jour presque achevé, il ne bougeait pas, et même il savourait la souffrance dont il payait son audace.

Autrefois, dans cette autre vie qui lui revenait parfois à l'esprit comme des lambeaux de rêves, il goûtait chaque jour qui lui était donné de vivre. Il se remémorait les pêches savourées avec son frère dans les vergers du domaine familial, il n'était encore qu'un gamin. Il se remémorait sa première fille, dans un bordel de Havre-Noble, aussi avec son frère, et sa seconde, une jolie lavandière du château, peu avant de suivre son père et l'empereur Aeldan à la guerre. Il se remémorait sa première épée plongée dans le corps d'un ennemi, la résistance opposée par les chairs et les os, la fontaine de sang chaud sur son visage, la nausée, l'exultation. Il se remémorait l'agonie de son père rongé par l'âge et l'infection de ses blessures, celle de son frère, incrédule, horrifié, trahi, celle de l'empereur, dans son armure dorée empoissée de sang sous les murs d'Arcande, entouré de ses généraux, victorieux et cependant mourant... Autant de fragments du passé si nets, si denses, presque palpables. Des morceaux de réalité figés dans son esprit. Jusqu'à la visite d'Agovar.

L'échéance imposée par la mort rendait-elle la vie à ce point plus précieuse, plus délectable ? En comparaison, son existence actuelle paraissait morne et terne. Morne ? Combien de batailles livrées ? Combien de rivaux terrassés ? Combien de femmes séduites ? Combien d'or amassé ? Des victoires que nul ne peut me contester. Et pourtant, un creux béait au fond de lui.

Il n'y songeait que rarement, il avait tant à faire. Et puis à quoi bon ? Une perte de temps, voilà tout. Le temps ! Je n'en manque pourtant pas. Cependant ces réflexions s'imposaient à chaque fois qu'il appréhendait l'avenir, qu'il sentait les choses lui échapper. Il avait un tel besoin de tout contrôler. Ce soir, le Chapitre allait se réunir. Ce soir, Amadeus allait évoquer son projet, ce à quoi il œuvrait depuis si longtemps, la raison de tous ses efforts. Et il ressentait de l'angoisse. Ténue, bien sûr, voilée, comme toutes ses sensations depuis des siècles lui semblait-il, mais de l'angoisse tout de même. Agovar a-t-il connu les mêmes affres lorsqu'il a voulu conquérir l'empire ? Son aînarque n'avait jamais rien laissé transparaître en tout cas.

Amadeus ne regrettait pas son ancienne vie. Pas vraiment. Toutefois, lorsque ses pensées y revenaient, lorsqu'il était contraint de comparer ses deux vies, l'une ayant été bien plus brève que l'autre, force lui était de constater l'intensité avec laquelle il avait vécu la première. Et ce constat l'irritait. Malgré son pouvoir, il lui donnait l'impression d'être vulnérable, comme s'il portait une armure, mais souffrant d'un énorme défaut que chacun pouvait voir, une faiblesse évidente dans la cuirasse.

Nous croyons que nous préserver de la mort et moins ressentir la douleur et la peine, c'est être plus fort, c'est avoir moins peur. Mais en vérité, n'est-il pas plus dur, plus terrifiant de devoir fuir le jour, de se méfier de tout et de tous, de devoir tuer sous peine de mourir... et de ne pas savoir quand, ni même si cela finira ?

Quel ignoble raisonnement ! Tant d'amertume. Amadeus en était lui-même stupéfait, jamais il n'avait à ce point dérivé vers le regret. Il en voulait presque aux seigneurs des autres familles, ces médiocres qui se prétendaient prédateurs, ces pleutres bornés si frileux qui risquaient d'étouffer ses aspirations. Ses pensées affluaient, intarissables, sans qu'il pût les endiguer. Tellement désagréables, tellement écœurantes, mais le seraient-elles si elles ne dissimulaient un fond de vérité ?

Elles le gênaient, parasitaient son plaisir tandis qu'il se rassasiait des ultimes braises de l'horizon. Mais il s'efforçait de n'en rien perdre. On aurait dit une bête affamée, avide de l'ivresse du moindre fragment de sensation. Et le plaisir de sentir l'éclat du soleil sur ma peau... réminiscence, fantasme, encroûtement de l'esprit ? L'ai-je jamais apprécié en fin de compte ? Peut-être une période de repos dans un sarcophage l'aiderait-elle à se débarrasser de ces miasmes mentaux encombrants, de ces fardeaux accumulés au fil des siècles. Le processus avait cette vertu disait-on, mais, si Amadeus en gardait un à disposition dans ses caves, il n'avait jamais osé s'éloigner de ses affaires assez longtemps pour en faire usage.

Les derniers rougeoiements s'éteignirent, ne laissant qu'une vague traînée sanguinolente au raz des collines et permettant à l'obscurité de se déverser sur le pays, de noyer les vallées, d'engloutir les bois et surtout d'en ôter les couleurs. Depuis les hauteurs de sa demeure, le vignoble de Miremont lui apparut tel qu'il le contemplait d'habitude, noir et moucheté de lune.

Au loin, il apercevait les fumées de Mercival et, au-dessus, les lueurs aux fenêtres du château des Morfroy, où vivait sa famille. Sa descendance plutôt. Une descendance bien docile. C'était un privilège, car bien peu de ses pairs pouvaient se targuer d'avoir deux familles, une mortelle et une immortelle, et de les avoir en outre toutes deux bien en main. Pour tout dire, rares étaient les mortels qui connaissaient son existence, et ces rares-là avaient suffisamment peur de lui pour être sûrs.

Il se détourna de la fenêtre et effleura sa joue du doigt. La peau était sensible au contact, mais pas encore cloquée. De plus jeunes que lui auraient pu endurer le supplice plus aisément et attendre plus longtemps avant d'être marqués, mais Amadeus faisait partie des vestiges d'un autre temps. Il était le propre infant d'un primarque. Pour être honnête, il avait même cru s'enflammer tant la douleur l'avait surpris au départ. Mais il avait tenu bon et c'était déjà une petite victoire.

Dans un froissement d'étoffes il s'approcha de son bureau et s'assit. Ses yeux se posèrent une nouvelle fois sur la lettre ouverte devant lui. Où es-tu donc Corso ? Pourquoi es-tu parti ? Il n'aurait pu moins bien choisir son moment. Tout se mettait en place. L'heure approchait où il faudrait tout mettre en branle. Corso était un atout, une botte secrète d'une certaine manière, l'un de ses secrets les mieux gardés. Et les secrets, c'était en quelque sorte sa spécialité. Tout le monde prenait Corso pour un impur, et il ignorait lui-même ce qu'il était réellement... Amadeus avait été bien inspiré cette nuit-là. Il s'en était toujours félicité. Jusqu'à aujourd'hui.

Se pouvait-il donc que Corso l'eût trahi, ainsi que Salazar le lui avait suggéré ? Il s'était pourtant toujours montré bon envers lui. Ou alors, peut-être, d'une manière ou d'une autre il avait découvert ce qu'Amadeus avait été obligé d'infliger à ses proches. Il n'avait pas eu le choix, il avait dû le faire pour assurer sa loyauté, pour précipiter la rupture qui devait forcément s'opérer entre un nosferatu et l'humanité, pour le soustraire aux entraves de la culpabilité. Corso était encore si jeune... Il devrait être à mes côtés en ce moment. Je ne serais peut-être pas assailli de tant de doutes s'il était présent.

Amadeus avait commis une erreur, déjà, avant même le commencement, et le processus de ses projets lui paraissait dès lors compromis. Des affaires l'avaient obligé à s'éloigner, et avec Alessandro à Havre-Noble... Braggo aurait dû rester là et veiller au grain. J'ai tellement l'habitude de m'en faire accompagner pour ma sécurité. Comme si j'étais sans défense... D'autres auraient aussi bien fait l'affaire. Ceci ne serait probablement pas arrivé si Braggo avait été là. Mais voilà, il était trop tard pour y remédier. Et Corso avait disparu. Et mon plus grand secret est éventé.

On frappa à la porte. Amadeus invita son visiteur à entrer. En fait, deux personnes se présentèrent. Salazar entra le premier. Il était mince, les traits fins mais sévères sous une couronne de boucles blondes, avec une fine barbe taillée en pointe et de longs doigts délicats refermés sur ses éternels livres de comptes, ses liasses de lettres de crédits et tous ces titres et chartes qui avaient décuplé les richesses des Morfroy. Le second, aussi dissemblable que possible du précédent, dominait son monde, même Amadeus. Braggo n'était pas un Draken, c'était un Alycan, et en soi cela faisait déjà une différence non négligeable. Braggo n'était pas grand, il était énorme, avec des épaules larges et puissantes, une nuque épaisse, un visage à mi-chemin entre l'homme et la bête, fleuri d'une barbe broussailleuse. Le pouce de sa main droite, une paluche noueuse et velue, était glissé dans sa ceinture. Son autre main manquait, remplacée par un substitut en acier, griffu, terrible, qui reposait sur le pommeau de son épée. Braggo l'avait perdue au cours du massacre de sa lignée et c'était son courage autant que sa sagesse qui avaient permis que tous les Alycans ne fussent pas passés par le fer et le feu.

Salazar était son infant, Braggo son féal.

La pièce était plongée dans les ténèbres et Amadeus alluma quelques chandelles tandis qu'ils prenaient place devant son bureau. Ensuite il servit deux coupes d'un vin à la robe d'un rubis intense et en proposa une à Salazar. Braggo quant à lui dédaignait ces pratiques humanisantes et inutiles. Certes, ils n'avaient plus besoin de se sustenter de la sorte, mais il en était encore parmi eux pour apprécier les délices du palais.

« Nos hôtes ne posent pas trop de problèmes ? demanda Amadeus, le nez dans son verre, savourant le bouquet de son cru.

-Vivement que toute cette agitation cesse, se plaignit Salazar. Si l'on compte tous les seigneurs Draken, Lamiah et Alycans venus participer à cette réunion du Chapitre, leurs proches, leurs servants et leurs captifs... ça fait trop de monde pour trop peu d'espace. Miremont n'est pas assez isolé, trop près des villes, trop de passage dans les parages, trop de risques d'attirer l'attention. Je l'ai toujours déploré. À mon sens, seules les familles disposant de demeures appropriées devraient recevoir les sessions du Chapitre Noir. Ça pourrait d'ailleurs faire l'objet d'un édit, si vous vouliez soumettre l'idée au vote. »

Le maître sirota son vin et se cala contre le dossier de son fauteuil. « Vois les choses du bon côté, cette fois, nous n'avons pas dû entreprendre un voyage long et éprouvant. Et nous sommes ici chez nous, puisse la situation nous conférer quelque poids supplémentaire pour cette session. Des choses importantes doivent se décider.

-Mais difficile de faire cohabiter certaines familles sous le même toit, sans parler de les confiner à l'enceinte du domaine. Pas plus tard qu'hier, un Tyreön a menacé d'étriper un Alshalla. Le sang a coulé, sans plus, mais nous n'avons pas besoin d'une nouvelle guerre. »

Amadeus prit une nouvelle gorgée, fit claquer le vin dans sa bouche pour s'imprégner de son arôme et sourit d'aise. Ses ennemis pouvaient s'étriper tant qu'ils voulaient, ils avaient sa bénédiction. « L'âge n'apporte pas forcément la sagesse, dirait-on. Sait-on pourquoi ils en sont venus aux mains ?

-Oh, rien que de très ordinaire. Le premier avait évoqué dame Asia Alshalla en des termes colorés, employant son fameux sobriquet de Veuve Noire, l'autre n'avait rien trouvé de mieux que de le traiter de renégat. »

Voici environ vingt-cinq ans, les Tyreön avaient comploté le retour de leur hégémonie et le renversement du Chapitre. L'insurrection avait beaucoup coûté à toutes les familles et ce souvenir était encore frais dans les mémoires. A fortiori des mémoires centenaires. Les anciens insurgés étaient à présent considérés avec circonspection et d'aucuns les qualifiaient de « renégats ».

« Et les serviteurs mortels ne sont pas moins turbulents, poursuivit Salazar, ils ont beau n'être pas soumis au confinement, ils sont d'origines trop dissemblables et paraissent presque sensibles à l'animosité qui plane entre leurs maîtres. Les Elmyréens n'aiment pas la compagnie des Rhovéans, les Peledriens n'aiment guère les Lyvaliens... L'un d'entre eux est mort ils y a deux jours. Ils sont si fragiles. »

Amadeus se tourna vers Braggo. « Et toi qu'en penses-tu ?

-Compte tenu de la situation, de cette promiscuité, je trouve que ça va, répondit-il d'une voix calme. On a connu des réunions du Chapitre plus sanglantes. Mais je serai tout de même plus à mon aise lorsque tout ce petit monde sera retourné chez lui. Les murmures sous cape et les œillades m'indisposent davantage que les effusions de sang. »

L'Alycan, comme beaucoup des siens, était royaliste. Un homme pour décider, les autres qui obéissent, tout était tellement plus simple ainsi. Leurs clans n'avaient jamais fonctionné autrement. Il n'appréciait guère les manigances qu'impliquait l'existence du Chapitre et n'en parlait jamais avec beaucoup d'enthousiasme. Mais Amadeus savait que sa loyauté était au-dessus de ces considérations. L'honneur n'était pas petite chose pour un Alycan.

Les yeux de Salazar se posèrent sur le pli décacheté encore ouvert sur le bureau. « C'est la lettre d'Alessandro n'est-ce pas ? »

Amadeus acquiesça.

« Que dit-elle ? Les choses se présentent-elles bien ?

-Oui, il gagne un peu plus d'influence chaque jour. Mais, étonnamment, ce n'est pas le bon déroulement de sa mission qui a le plus retenu mon attention dans ce message. » Salazar attendait la suite, curieux, et son seigneur prit le temps de déchiffrer son expression lorsqu'il poursuivit. « En fait, à ma grande surprise, il évoque Corso. »

Amadeus ne fut pas déçu par sa réaction. Malgré une excellente maîtrise de lui-même, Salazar ne put réprimer une brève crispation de son visage. De l'étonnement ou de l'appréhension ? Il resserra quelque peu sa prise sur ses documents et inspira avant de retrouver sa voix. « Eh bien que dit-il ? Ce traître d'impur n'est tout de même pas allé le trouver au risque de compromettre sa mission ? Et si c'est le cas quelles étaient ses intentions ? »

Tu m'as l'air bien avide de savoir. Lui en veux-tu à ce point pour cette éraflure au visage ? On n'en voit déjà plus rien.

« Corso ne savait pas grand-chose de la mission d'Alessandro. Il n'aurait pas pu le trouver, même s'il avait voulu.

-Alors quoi ? Peut-être un indice ? Depuis que Parsifal et le Croisé ont perdu sa trace, après une altercation avec des Cassims, il semble avoir disparu, purement et simplement. Jusqu'à présent nos traqueurs sont revenus bredouilles, mais si nous avions une piste, ne fut-ce qu'un détail...

-Il l'a vu. Du moins il pense l'avoir vu. Et comme il ne s'attendait pas à le croiser, il m'en a fait part dans son courrier. Mais Alessandro ne sait rien de ce qu'il s'est passé ici, de la fuite de Corso, de sa possible trahison. Il n'a pas même échangé une phrase avec lui. Il a cru le voir, voilà tout. »

Le regard de Salazar s'assombrit. « Possible trahison ? On peut dire que vous savez peser vos mots. Il a forcé votre coffre secret, s'est emparé de son contenu, puis a disparu dans la nature. Pour ma part, j'ai toujours su qu'il était indigne de confiance. La génération impure qui a vu le jour pendant la rébellion Tyreön ne nous a apporté que des ennuis.

-Elle nous a permis de gagner la guerre. »

Lors de la rébellion, les familles loyales au Chapitre Noir, acculées, n'avaient eu d'autre choix que de transmettre le don en nombre et à la légère. Malgré leur aversion pour cette pratique, ils avaient converti la plupart de leurs serviteurs mortels et mercenaires pour contrebalancer la force supérieure des insurgés.

Les conséquences étaient prévisibles, car déjà éprouvées par le passé. Une trop large génération de nosferatus inexpérimentés, sans éducation ni loyauté, s'était retrouvée livrée à elle-même et avait compromis le secret de leur existence. Le Chapitre avait voté la traque et l'exécution de tous les dissidents qui ne reconnaissaient pas son autorité, mais ils étaient trop nombreux, certains étaient forcément passés au travers des mailles du filet. Et la garde capitulaire devait, aujourd'hui encore, souvent intervenir pour prévenir leurs troubles et mettre un terme à la menace qu'ils faisaient peser sur l'entièreté de leur communauté.

« Ils ne méritaient pas le don, intervint Braggo, et nous ne méritions peut-être pas de l'emporter. Périr en se battant n'est pas le pire des destins. »

Amadeus sourit. Les Alycans avaient une façon particulière de voir les choses, basée sur la force et l'honneur, sur le mérite et la gloire. Ils n'avaient pas tout à fait tort, au fond, mais les règles du jeu avaient changé depuis que les lignées avaient été fédérées. Cette sorte de naïveté faisait le bonheur de ces manipulateurs de Lamiah.

Il savoura une nouvelle gorgée de vin avant de répondre. « C'est le vainqueur qui édicte les règles et qui écrit l'Histoire, et nous avons gagné. Maintenant, nous réparons les dégâts, nous nettoyons derrière nous, ainsi qu'il en a toujours été. Mais surtout, ne mélangeons pas tout, Corso n'a rien à voir avec les misérables qui ont échappé à notre contrôle. Il m'a toujours bien servi et, en admettant qu'aujourd'hui il nous ait trahis, c'est nécessairement pour le compte d'une autre famille. Par conséquent, il se trouve toujours dans le giron du Chapitre.

-Eh bien, me voilà rassuré, dit Salazar d'une voix venimeuse mais enrobée de juste assez de douceur pour ne pas passer pour un manque flagrant de respect. Il détient des informations dont nous ne savons rien et qui pourraient profiter à nos pires ennemis, mais nous ne savons pas lesquels non plus. Un bel avenir en perspective. Et où dois-je donc envoyer nos pisteurs ? »

Amadeus lui adressa un regard d'avertissement, un regard de glace dont il percevrait forcément la menace, tout en poursuivant la conversation. « Alessandro l'a vu dans une auberge sur la grand route, tout près d'ici, entre Ronceval et Brethan. Rien ne dit qu'il y soit toujours, il l'a vu quitter les lieux, mais c'est une piste.

-Bien, maître. J'envoie immédiatement des agents sur ses traces.

-Je préférerais que Braggo supervise la chasse et la capture. J'ai bien dit la capture, je le veux vivant. J'ai quelques questions à lui poser. »

Salazar se raidit imperceptiblement. « Il vous a volé, il a tué deux de mes gens, il en a blessé d'autres, moi y compris... Corso est dangereux et il ne se laissera pas prendre vivant. Il sait ce qu'il risque à être capturé.

-Mais je veux connaître la raison de sa trahison et, plus que tout, je veux savoir ce qu'il a fait de ce qu'il m'a volé. »

Il regarda son infant dans les yeux pour le sonder. Salazar caressa la pointe de sa barbe et prit un air songeur. « Si seulement vous vouliez nous éclairer sur le contenu de ce coffre qu'il a forcé, sur ce qu'il a pu y trouver de si important, nous pourrions peut-être vous aider davantage.

-Je ne pense pas, non. »

Son coffre avait été forcé, certes. Par conséquent, au moins une autre personne connaissait son plus grand secret, bien plus grand encore que celui qui concernait « l'impureté maquillée » de Corso. Un secret qui pouvait le mettre en péril, détruire tout ce qu'il avait bâti au cours des siècles. Un secret qui ne l'était plus vraiment, ce qui l'inquiétait bien davantage encore que cette possible trahison de Corso ou que l'accueil que le Chapitre réserverait à ses desseins. Ce secret éventé pesait comme un couperet au-dessus de sa gorge, il était la principale cause de tous ces doutes qui le rongeaient depuis quelque temps. J'aurais peut-être dû le jeter au feu quand il en était encore temps... Il était à présent à la merci de quelqu'un, et il ne savait même pas s'il s'agissait de Corso, d'un ennemi... ou de Salazar.

Amadeus vida sa coupe, prit une grande inspiration et se leva de manière à les dominer. « Quoi qu'il en soit, je veux le silence sur toute l'affaire tant que cette session du Chapitre n'est pas terminée. Pas un mot aux autres familles. Je ne voudrais pas qu'ils nous croient vulnérables ou incapables de tenir nos chiens en laisse. Et je n'ai surtout pas besoin d'être questionné sur ces événements ni que quiconque vienne y mettre son nez tandis que je m'échine à leur vendre nos projets.

-Nos gens vont certainement discuter avec nos hôtes...

-Eh bien c'est le moment de faire preuve d'autorité. Et j'espère que les bavards ne tiennent pas trop à leurs langues. »

Salazar plongea le regard dans son vin. Il n'y avait guère touché, mais ça ne l'empêcha pas d'engloutir ce qu'il restait d'un trait. « Le Chapitre est en train de se réunir dans la grande salle pour l'ouverture de la session, dit-il. C'est l'heure d'y aller.

-Ils ne commenceront pas sans nous. Mais tu as raison, nous allons descendre. Si nous les faisons trop attendre, ils risquent d'en être offensés, et j'ai besoin qu'ils soient dans les meilleures dispositions possibles.

- À votre avis, quel accueil réserveront-ils à votre annonce ?

-Il y aura des enthousiastes et des frileux, comme on peut s'y attendre, et je pense déjà savoir quels seigneurs je vais avoir à convaincre. Mais nous le saurons bien assez tôt. »

Avec des gestes qui avaient quelque chose d'aérien, Amadeus replia la lettre et la glissa dans un tiroir. Puis il se dirigea vers la porte et ses lieutenants lui emboîtèrent le pas. Le sang n'allait pas encore couler, les épées resteraient au fourreau, mais, en quelque sorte, c'était ici que tout commençait. La guerre débute souvent par un coup de plume.

La salle était déjà comble lorsqu'il fit son entrée. Il s'agissait de sa principale salle de réception, une cave aménagée pour être exact, au cas où ses petites fêtes ou de telles réunions s'éternisaient au-delà du lever du jour. Les plafonds étaient voûtés, soutenus par des arches sculptées chauve-souris menaçantes, un héritage de sa vie mortelle. De somptueuses tapisseries et des tentures couvraient les murs, donnant l'illusion de n'être pas sous terre, et de grandes coupes à feu offraient à l'ensemble un éclat vacillant.

C'était aussi la plus vaste salle disponible pour accueillir l'assemblée, et elle bruissait déjà d'échos chuchotants. Amadeus prit la direction de son fauteuil, à l'autre bout de la longue table, et s'avança sous les regards scrutateurs, envieux, parfois hostiles ou simplement méfiants, mais rarement indifférents de ses hôtes. En passant, il saluait d'une légère inclinaison du menton les dames et seigneurs les plus importants. Ces derniers avaient déjà pris place à la table, entourés de leurs proches et conseillers restés debout.

Pas un, il le savait, n'avait manqué de remarquer la marbrure le long de sa joue, d'un rosé tranchant sur son teint d'ivoire. Car Amadeus n'avait pas tout à fait l'aspect de la jeunesse, au contraire de la plupart de ses semblables. Il n'avait reçu le don qu'à quarante-quatre ans, et l'immortalité l'avait préservé à peu près tel qu'il était alors. S'il avait perdu quelques rides, son teint et sa chevelure essentiellement argentée n'avaient pas recouvré l'éclat de ses vertes années, sans parler de la pâleur naturelle de ceux de son espèce. Pour parfaire le tout, que ce fût par habitude ou par goût, il nouait ses cheveux en une longue tresse à l'ancienne qui lui battait le dos. La mode, la coiffure, le maquillage, tous ces apprêts modernes ne l'enthousiasmaient guère.

Il s'installa et observa ses pairs, tandis que des servants posaient un calice en or devant chacun d'eux. Ils avaient revêtu leurs plus beaux atours, les brocarts les plus fins, des soies d'Elmyr et de Tolad aux couleurs éclatantes, des fourrures skols au duvet incomparable, les dentelles les plus légères des cités marchandes, des bijoux d'orfèvrerie façonnés par les meilleurs artisans de Havre-Noble ou de Candelia et ornés des pierres les plus rares. Cette année, dame Asia Alshalla avait même poussé l'extravagance au point de parer sa chevelure de papillons encore vivants aux couleurs or, crème et saphir de sa toilette. Cinq années s'étaient écoulées depuis la dernière réunion du Chapitre Noir et c'était toujours l'occasion d'afficher sa richesse et son pouvoir aux autres familles. Seuls les rares Alycans présents faisaient exception, vêtus qu'ils étaient de leurs hauberts, plastrons et gantelets, affublés de leurs armes, toujours prêts pour la guerre. Ils étaient surtout dédaigneux des vétilles et apparences de la vie facile, et, de fait, Amadeus imaginait mal un Alycan garni de dentelle ou engoncé dans un pourpoint à crevés de soie et manches évasées.

Lorsque tous les chefs de familles eurent reçu leur calice, Amadeus leva le sien et dit d'une voix solennelle : « Je déclare la quatre-vingtième session du Chapitre Noir ouverte. »

Tout le monde leva sa coupe et but le sang frais, encore chaud, tout juste récolté par ses gens. Une coutume, comme bien d'autres, héritée des traditions mortelles, selon laquelle une fois le repas partagé sous son toit l'hôte assurait la protection de son invité et l'invité l'assurait en retour de ses bonnes intentions. Chaque session du Chapitre débutait ainsi depuis près de quatre siècles et, d'une certaine façon, ce rituel était réconfortant. Les Alycans approuvèrent d'un coup de poing sur leur poitrine. Mais pour le festin, il va falloir attendre la fin des débats. Son corps avait déjà faim. Après son exposition à la lumière du jour, il réclamait de quoi se soigner. Il prit toutefois soin de vider le contenu de son calice sans en gâcher une goutte.

Avant même que toutes les coupes eussent été reposées sur la table, dame Lyzara Saphiän prit la parole. Elle avait revêtu une tunique courte de cuir damasquiné, à la fois superbe et pratique pour la monte et l'exercice, et, à son côté, saillait le pommeau d'une élégante épée, figurant un dragon aux ailes reployées autour d'un joyau. Une toute fine cicatrice courait sur chacune de ses joues. « Je pense que beaucoup de choses doivent se décider cette année, déclara-t-elle, chacun semble avoir toute une liste de motions à débattre et de conflits à trancher et il va falloir procéder par ordre. Les sujets les plus importants devraient être débattus en priorité, les conflits entre familles et individus laissés pour la fin, et j'ai pour ma part besoin qu'une décision soit prise sur un sujet qui a trop longtemps été reporté.

« Il s'agit de l'interdiction imposée aux représentants des seconde et troisième génération de transmettre le don. J'ignore pourquoi nul ne désire se prononcer à ce sujet, pourquoi rien n'a encore été arrêté, mais, avec les pertes subies durant la rébellion et la mort de l'un de mes infants l'an dernier, je dois pouvoir recomposer mes forces. L'idée de quotas imposés me paraît être une bonne piste à explorer. »

Elle avait déballé sa tirade sans faire la moindre pause qui aurait permis de l'interrompre, son regard d'un bleu glacé posé, sans ciller, sur Amadeus à travers ses mèches de cheveux noirs, et la main posée sur son arme. Du pouce, elle caressait le dragon. Presque une menace à son endroit. En effet, il avait été de ceux qui avaient freiné à dessein les prises de décision à ce sujet.

Lyzara pouvait se prévaloir d'être l'une des fondatrices du Chapitre. Amadeus avait décelé son potentiel et le lui avait proposé. Elle n'avait pas été longue à en saisir les enjeux ni à comprendre les opportunités qu'il pourrait offrir. Pour l'heure, il n'appréciait cependant que modérément son audace et la vivacité d'esprit qui lui avait fait faire sa proposition.

Malheur à celui qui se laissait abuser par son apparence délicate, sa féminité, sa sensualité, elle était aussi redoutable qu'impitoyable. La digne héritière d'Orane. Derrière elle, sa suite était composée de guerriers, tous amants loyaux tombés sous son charme. Et sa requête, Amadeus n'en doutait pas, visait à reconstituer son cheptel diminué. Même Malifar succomba à ses charmes autrefois.

« Vous savez bien pourquoi nous avons produit cet édit, très chère, lui répondit dame Asia, tout empapillonnée, agitant nonchalamment un éventail de nacre et d'aigue marine.

-Certainement, c'est pourquoi la proposition des quotas me paraît raisonnable. Je ne vois pas pourquoi les familles ayant sacrifié leurs plus précieux infants devraient rester amoindries, tandis que d'autres, peut-être moins valeureuses ou moins soucieuses de l'intérêt commun, conserveraient leurs acquis. Et, ayant à cœur d'équilibrer les forces des familles, je doute qu'un édit imposant la mort de tous les nosferatus de troisième et quatrième génération remporte beaucoup de suffrages. »

Les deux femmes échangèrent un sourire sans affection. Dame Lyzara visait toujours là où ça faisait mal, quitte à manquer de diplomatie. La famille de la Veuve Noire s'en était plutôt bien tirée au terme de la rébellion, de là à conclure à un manque d'implication, il n'y avait qu'un pas qu'elle venait de franchir allègrement. Elle avait peut-être par trop l'habitude de compenser son excès de mordant par une suavité qui laissait, cette fois, son interlocutrice de marbre. Un Lamiah ne charme pas si aisément un autre Lamiah.

Ce fut Mortimer Dranmahr, seigneur d'une famille mineure, qui s'exprima ensuite. « Cette controverse-là a déjà été cent fois débattue sans jamais aboutir à un accord qui satisfasse tout le monde. Pour ma part, j'ai une proposition plus simple à faire et sachez que je parle au nom de plusieurs familles mineures. L'or est facile à quantifier, et la contribution à verser au Chapitre par famille est basée sur un système surfait et inéquitable. Pourquoi continuer à verser une somme mesurée selon le nombre de représentants d'une famille, plutôt que sur sa richesse pure et simple ? »

Une fois encore ce fut dame Asia qui répondit. « Car il est facile de falsifier des chiffres dans un livre de comptes, beaucoup plus facile, en tout cas, que de dissimuler dix, ou vingt, ou trente infants.

Mortimer renifla de mépris. « L'honnêteté est-elle donc à ce point une rareté parmi les familles qui composent ce Chapitre ? Je vois ici des seigneurs qui règnent sur des familles deux, trois ou peut-être cinq fois plus grandes que la mienne, mais dont les coffres sont au bas mot cent ou mille fois mieux garnis. Je pense qu'en faisant à ma manière, le Chapitre en sortira plus riche et les petites familles moins pauvres. »

La Veuve Noire se cacha à nouveau derrière son éventail. Et Amadeus observait ces seigneurs qui se mordaient la queue les uns les autres, mais il n'était pas le seul. Cyric et Lazare Maedanel, de blonds et sveltes jeunes hommes, les seuls jumeaux nosferatus de l'Histoire depuis l'avènement des primarques, contemplaient le spectacle eux aussi. Les deux Lamiah étaient inséparables et régnaient ensemble sur leur famille. De petits parvenus, les pires comploteurs, mes plus dangereux adversaires. Ils avaient bien veillé à faire disparaître tous les prétendants à la succession de leur aînarque lorsque ce dernier avait péri, en combattant Tristan. Depuis lors, ils n'avaient cessé d'accroître leur influence.

Et, comme son regard passait sur eux, l'un d'eux justement, Cyric ou Lazare, difficile à dire, profita du silence qui suivit pour interpeller Amadeus. « Cher hôte, tout d'abord, je pense qu'il convient de vous remercier pour votre accueil. J'ai l'impression que chacun ici est pressé d'évoquer ses tracas, mais que cela ne nous prive cependant pas de la plus élémentaire des courtoisies.

« C'est avec une joie sincère que mon frère et moi vous retrouvons ici et il est plaisant de constater que vous ne ménagez pas vos efforts pour rendre notre séjour agréable. Vos vins, particulièrement, sont tels que dans mon souvenir, c'est-à-dire d'une délicatesse qui confine au péché. J'ai presque envie de proposer un édit qui ferait de votre demeure la résidence officielle et immuable du Chapitre pour les siècles à venir. »

Il accompagna son compliment d'un demi sourire avant de poursuivre : « Toutefois, ça n'est probablement rien, mais nous avons matière à nous inquiéter de certaine rumeur. Dites-moi si nous faisons erreur, seigneur Amadeus, mais nous avons entendu parler d'agitation dans les parages, récemment.

-Vous pouvez préciser ? demanda prudemment le maître des lieux.

-Des fouineurs à ce qu'il semble. Les mortels sont de nature curieuse et nous sommes de nature à susciter cette curiosité, il en a toujours été ainsi. Mais je ne voudrais pas voir cette session interrompue par un tumulte inopiné. Pour ce que nous en savons, il s'agirait d'une petite femme, avec une clique de soldats de fortune, qui furèterait à la recherche de... eh bien de nous ma foi, ainsi que vous l'aurez compris. »

Ah, ce n'est que cela, songea Amadeus avec soulagement. « La rumeur est fondée, mais le problème est réglé. Il s'agissait visiblement d'une sœur des Roses de Fer, attirée ici par l'agitation que provoque inévitablement un trop grand rassemblement des nôtres. Mes agents ont veillé à ne laisser aucun survivant et le carnage a toutes les apparences d'une rixe entre mercenaires.

-Ce n'est pas la première fois que les Roses de Fer nous causent du souci, observa l'autre frère avec la même voix, le même timbre et des inflexions identiques, si bien qu'un aveugle n'aurait pu dire qu'il s'agissait d'un interlocuteur différent. Pensez-vous vraiment qu'elles se satisferont de vos « apparences » sans creuser davantage ?

-Nous avons accru la surveillance des environs ainsi que du lieu de la boucherie. Quiconque viendrait y remettre le nez ou poserait trop de questions à notre sujet serait aussitôt neutralisé. Mais je gage que le temps que les sœurs organisent une nouvelle enquête, cette session du Chapitre sera achevée et leur piste tellement refroidie qu'elles n'en pourront plus rien tirer. Et quand bien même une sœur, dès aujourd'hui, viendrait à découvrir quoi que ce soit, vous savez comme moi qu'elle ne disposerait d'aucun crédit, ni du moindre soutien. Voilà longtemps que nous y veillons. Croyez-moi, nous n'avons rien à craindre d'une poignée d'hérétiques. »

Les jumeaux Maedanel, ainsi que les autres seigneurs, parurent se contenter de ces explications. Bon, assez bavassé. Il est temps de passer aux choses sérieuses. Le moment était venu, un silence suffisant régnait autour de la table et l'attention était encore focalisée sur lui. Amadeus se redressa, le dos bien droit, les mains à plat devant lui, et prit la peine de croiser chaque regard tandis qu'il prononçait les premiers mots. « Ainsi que l'a fait remarquer le seigneur Maedanel, chacun ici semble avoir hâte d'évoquer ses problèmes. Rien ne nuit davantage au bon déroulement d'une session que ce genre de cacophonie. Dame Saphiän a quant à elle recommandé d'établir un ordre du jour en fonction de l'importance des sujets. Une tâche difficile s'il en est, ce qui a de l'importance pour l'un n'en a pas forcément pour son voisin, et qui peut se prévaloir de trancher ? Afin de remettre un peu d'ordre au sein de cette assemblée, je pense qu'un tour de table s'impose, ainsi que nous le faisons lors des votes, de manière à ce que chacun ait son mot à dire. Et je me propose de commencer.

« Je sais, cela peut paraître présomptueux, mais sachez que je ne le fais pas en tant qu'hôte, ni en qualité de membre fondateur du Chapitre ou de seigneur d'une famille majeure, ni même en tant que doyen, bien que chacun de ces attributs pût me donner une bonne raison de revendiquer la préséance. Non, je le fais, car je pense proposer le sujet le plus important à débattre, non seulement pour cette session, mais depuis des décennies, pour ne pas dire des siècles. »

Et voilà, il les tenait dans le creux de la main. Tous les seigneurs et dames étaient suspendus à ses lèvres, avides de savoir. À présent, il restait à les convaincre, surtout les frileux, les peureux, les satisfaits, les médiocres qui s'enorgueillissaient de leurs petites réussites. Il n'avait pas besoin de l'unanimité. S'il parvenait à rallier les plus puissantes familles des trois lignées, les autres suivraient.

Un instant de silence suffit à ses pairs pour atteindre le point d'orgue de leur intérêt. Mais les immortels, étrangement, étaient rapides à se lasser, aussi Amadeus ne tarda-t-il pas trop à les satisfaire. « Ce dont je vous parle, mes amis, c'est d'oser à nouveau rêver à la grandeur, d'oser quitter les ténèbres auxquelles nous sommes confinés, d'oser revendiquer ce qui, de tout temps, aurait dû nous appartenir selon l'ordre naturel des choses. Vous savez déjà de quoi il est question, j'en suis certain, car nous caressons tous, au fond de nous, le même espoir, avec plus ou moins de conviction. Ce que je propose, c'est l'avènement du règne nosferatu. »

Les réactions furent pour le moins variées, mais nul ne resta de marbre. Dame Lyzara Saphiän souriait, étirant les fines cicatrices sur ses joues, et Amadeus pouvait lire dans ses yeux de glace la hâte de reprendre les armes. Celle-là était déjà convaincue. Les jumeaux Maedanel souriaient eux aussi, mais était-ce de l'amusement, de la dérision ? Il enrageait de ne pouvoir lire en eux avec davantage de clarté. La Veuve Noire, perplexe, dissimulait un visage mitigé derrière son éventail. Dame Lorianne Nordraman, assise tout près de lui, avec les autres Draken, lâchait des hoquets scandalisés. Et Danastar York, chef du dernier clan Alycan d'importance, gardait les poings crispés et les dents serrées sans mot dire. Et autour de la table, le brouhaha avait repris de plus belle, tandis que chacun s'empressait d'émettre une opinion.

Le seigneur Morfroy leva les mains pour ramener le calme et les éclats de voix redevinrent peu à peu murmures. « Faisons un tour de table, voulez-vous ? Donnez chacun votre avis, et je répondrai aux questions et aux doutes. »

Il fit un signe en direction de son voisin entièrement vêtu de noir, jusqu'aux gants et aux bottes. Lyovar Tyreön était le nouveau seigneur de la famille qui avait pris la tête de la rébellion voilà vingt-cinq ans, succédant inopinément à une série de meneurs exécutés pour trahison. Le Timoré. Il assistait aux sessions du Chapitre, mais ne s'exprimait que rarement. Sa maison, issue de Malifar, premier infant d'Agovar Draken, et autrefois dominante, avait perdu son pouvoir, son statut, son influence. « Cette idée n'est pas neuve, dit-il d'une voix calme et sans conviction. Qu'est-ce qui vous fait penser que nous aurons plus de succès aujourd'hui qu'autrefois, lorsque nous avions un primarque à notre tête ?

-Agovar n'est plus, certes, pas plus que Tristan. C'est le martyr qui nous a fait trébucher alors. C'est lui qui a rassemblé les lambeaux de l'empire, lui qui a découvert Lossoth, lui qui nous a menés à notre perte et infligés la terrible humiliation de la défaite. Tristan n'est plus, et l'empire n'est, lui aussi, qu'un lointain souvenir, une fable pour certains. Les mortels sont d'ores et déjà divisés. Aujourd'hui, au lieu d'un empire il y a huit royaumes, et nous n'avons rien eu à faire.

-Ainsi que vous le faites remarquer, intervint l'un des jumeaux, il y a huit royaumes, huit royaumes en paix. Le roi Agovar a divisé l'empire en provoquant une guerre de succession qui l'a mis à genoux et, sans l'intervention salutaire de Tristan, nous n'en aurions fait qu'une bouchée. Mais aujourd'hui, il est beaucoup moins aisé de provoquer un tel désordre. Nous ne pouvons pas créer une guerre de succession dans chacun des royaumes, lorsqu'on considère les efforts qu'a dû déployer le primarque pour la seule lignée impériale. Et c'est sans compter que deux d'entre eux n'ont pas de ligne de succession par le sang, Chorys étant aux mains d'un archecclésiarque élu et Ascalia étant gouverné par deux assemblées. »

Amadeus joignit les mains sous son menton. Il se délectait des joutes verbales du Chapitre, il y était rompu et il les savourait comme une friandise rare. « Votre observation est tout à fait judicieuse, seigneur Maedanel, nous ne pouvons plus créer le chaos dans tout ce qui fut autrefois l'empire. C'est pourquoi nous allons devoir revoir nos ambitions premières à la baisse, commencer par un objectif plus petit.

« Nous avons tous pu remarquer l'agitation qu'a provoquée une guerre entre les deux plus grands royaumes héritiers de l'empire lors de la guerre du Roi-Loup. Nous avons assisté à un désordre presque comparable à celui de la chute de l'empire. Les deux royaumes en sont sortis exsangues. C'est cette guerre qui m'a inspiré ce projet, qui m'a montré la voie vers l'ancienne ambition du roi Agovar. Nous n'avons pas pu profiter de cette opportunité alors, car nous n'étions pas prêts et la rébellion a réclamé toute notre attention. Nous étions nous-mêmes en guerre, nous avions les mains liées. Mais tandis que nous nous entre-déchirions, j'observais. Et c'est cette situation qu'il va nous falloir recréer. Précipiter le Lyval et le Helmdal dans une guerre, c'est aussi simple que ça.

-Deux royaumes ? C'est là l'étendue de votre proposition?

-Les deux plus puissants royaumes, et les plus vastes. Ils s'étendent d'une mer à l'autre et feront un incomparable point de départ pour fonder un empire de la nuit tel que l'avait imaginé le primarque. Qui sera encore en mesure de nous résister à partir de là ? »

Amadeus laissa peser un silence favorable à la réflexion avant de faire signe aux seigneurs suivants pour leur accorder la parole. La plupart des Draken ne soulevèrent pas d'objection, mais, sans surprise, Lorianne Nordraman fit exception.

Son aînarque et amant, Lucius, soutenait autrefois Amadeus dans ses décisions presque sans condition. Craintif, peu enclin au risque, il suivait cependant les avis du seigneur Morfroy sans oser lui opposer de refus. Jusqu'à ce qu'il périsse lors de la rébellion, des mains d'un simple mercenaire. Mais Lorianne était pire que Lucius. Éternelle adepte du statu quo, elle rejetait férocement toute idée nouvelle, tout ce qui risquait de menacer sa vie de luxure en sa demeure de Brynndalen, à l'écart de tout, juchée sur un rocher au milieu des flots. Elle ne quittait que rarement son antre et ne participait d'ailleurs pas souvent aux sessions du Chapitre. Et si ce qu'on lui rapportait était exact, les orgies de jeunes filles vierges constituaient son péché mignon, à présent. Dommage que nos mœurs soient plus libres que celles des mortels. Je ne pourrai malheureusement pas tirer grand profit de ce petit secret.

Dame Lorianne était agitée dans son fauteuil. Elle attendait avec impatience de pouvoir prendre la parole et, lorsqu'elle le fit, ce fut d'une voix où perçait une sorte d'hystérie outrée. « Vous ne pouvez sérieusement proposer cela ? L'expérience ne vous a-t-elle donc rien enseigné ? Nous avons connu la débâcle la dernière fois. Et puis nos familles ont tellement perdu depuis la rébellion de ces misérables renégats. » Elle osa adresser un regard hautain à Lyovar Tyreön. « Mon Lucius lui-même l'a payé de sa vie. »

Amadeus aurait presque pu croire à la sincérité de sa peine. Elle pointa un doigt accusateur sur lui. « Vous avez proposé de fonder le Chapitre et nous vous avons suivi, vous avez organisé la guerre contre les rebelles en refusant toute discussion et nous vous avons suivi, vous avez envoyé Lucius à la bataille de Bise Froide et c'est presque comme si vous l'aviez tué de vos mains. Après tout ce que nous vous avions consenti. »

Après tout ce qu'il m'a consenti, méprisable créature. Et par les sept enfers, j'aurais préféré le garder à la tête de ta triste famille ! « Toutes mes excuses, j'ai toujours tenté d'agir pour le mieux, répondit-il d'une voix calme mais glacée. J'aimais Lucius, il était presque un frère pour moi. »

Lorianne parut ébranlée. S'apercevait-elle soudain de tout ce qu'elle venait de lui jeter à la face, et avec quelle âpreté ? Elle avait perdu de sa verve, lorsqu'elle reparla, d'une voix confuse, presque repentante. « Pardon, je ne voulais pas vous manquer de respect, seigneur Morfroy. Bien sûr que vous aimiez Lucius, et il vous aimait en retour. Mais regardons les choses en face, ce projet de conquête, c'est de la folie.

-Je ne propose pas une conquête pure et simple. Ce que je propose, c'est une guerre entre mortels, c'est un moyen d'éliminer les obstacles, les gêneurs. Nous avons déjà des puissants, des nobles, des membres du clergé sous notre coupe. Nous devons leur ouvrir la voie vers le pouvoir et imposer notre présence en douceur, les accoutumer. Nous devons conserver les institutions existantes au lieu d'imposer un ordre nouveau. Et lorsque nous en maîtriserons tous les rouages, notre règne ne pourra plus être contesté. Ce fut l'une de nos nombreuses erreurs la première fois. Les mortels se soumettront d'autant plus aisément si nous veillons à ne pas leur imposer trop de changements. Et, aussi, si nous leur consentons un bonheur minimum.

-Mais ceci va à l'encontre des principes mêmes de notre nature, de notre mode de vie. Ceci nous met tous en danger. Jadis, les hommes connaissaient notre existence, et nous craignaient. Et puis leur peur les rassembla et ils devinrent dangereux. Ils ont beau être faibles et ignorants, nous savons qu'ils représentent une menace. Aujourd'hui, après tant d'efforts, ils ont oublié, et le secret est notre plus grand atout. Nous avons tout mis en œuvre pour qu'il en soit ainsi, nous avons tant sacrifié, même l'Église clame que leur martyr a permis de nous exterminer jusqu'au dernier et réfute toute velléité de contestation. Et vous voudriez tout gâcher ?

Amadeus lui sourit et prit une voix rassurante. « Agovar n'était pas un idiot, vous n'oseriez pas me contredire là-dessus ? Il a commis des erreurs, nous en avons tous commis, mais c'était un visionnaire. Et il a vu, non, il a pressenti un grand avenir pour nous. Autre chose que ces vies de parias auxquelles nous sommes contraints. Nous sommes des prédateurs, les maîtres naturels des mortels. Ne soyons pas trop lâches pour revendiquer ce qui nous revient. Tâchons simplement d'apprendre de nos erreurs passées et de ne pas les répéter.

« Je ne veux pas davantage mourir que vous. Je ne désire pas précipiter la fin de nos familles. Je ne ferais donc pas une telle proposition si je n'avais mûrement réfléchi à la question, mesuré les bénéfices et les pertes, et surtout pris les dispositions nécessaires pour m'assurer de mettre toutes les chances de notre côté. 

-Et, sans indiscrétion, quelles sont ces dispositions ? demanda l'un des jumeaux Maedanel, visiblement très intéressé.

-Elles sont multiples et je ne vais pas entrer dans le détail tant qu'une décision n'aura pas été prise. Mais voilà quelques années déjà que j'œuvre à consolider mes liens avec la noblesse, le mercenariat et la bourgeoisie. J'ai des agents dans l'entourage de nombreux seigneurs et l'un d'eux, mon plus précieux atout, occupe une place de choix à la cour lyvalienne. Pour le moment, il observe et rapporte, mais il a pour consigne de profiter de la moindre opportunité d'attiser les tensions. Je vous le dis, mes amis, la guerre ne saurait tarder.

-Vous êtes décidément un cachottier. Vous nous avez caché cela pendant tout ce temps.

-Eh bien je n'avais aucun intérêt à vous présenter un projet qui ne soit pas mûr. Si je n'avais pu répondre à vos questions ainsi que je suis en train de le faire, vous m'auriez simplement pris pour un illuminé. Et vous auriez eu raison. »

Amadeus goûtait l'élan d'approbation qui se gonflait peu à peu dans les réactions autour de la table, telle une brise légère, agréable. Dame Lorianne continuait de gémir à propos de cette folie, mais il n'avait pas besoin d'elle. Après tout elle n'était pas à proprement parler une figure de proue pour ses pairs, et ses lamentations n'inspiraient pas grand-chose d'autre que du dédain.

Il donna ensuite la parole aux Alycans. Et Danastar York se leva, les poings serrés sur la table. Il n'était pas grand, mais il était trapu, épais, carré. Sa bouche formait un pli dur, encadré d'épais favoris noirs. Lorsqu'il s'exprima de sa voix râpeuse, nul ne douta qu'il parlait pour l'ensemble des clans : « Nous sommes des prédateurs, oui, mais des chasseurs. C'est dans notre sang, c'est dans nos tripes. La dissimulation et la traque font partie intégrante de nos vies, elles sont des aspects de notre nature. Nous ne vivons que la nuit et ça ne peut pas être une coïncidence. Il y a un équilibre en toute chose qu'il est dangereux de briser. Et votre empire de la nuit, c'est le genre de bouleversement qui risque d'affecter tout le monde. Trop de choses sont en jeu. Trop de conséquences possibles.

-Comme tout le monde autour de cette table, vous avez déjà été livré au supplice de la faim, répondit Amadeus. Une souffrance terrible n'est-ce pas ? La plupart d'entre nous ont déjà été traqués également. Beaucoup de ceux qui ne sont plus parmi nous ont péri des mains des mortels, combien parmi les plus grands, Agovar, Malifar, Lucius... et ça n'est pas dans l'ordre des choses. Il suffit d'imaginer un monde dans lequel, enfin, nous serions les maîtres, nous serions respectés. Un monde où nous n'aurions plus à craindre de ne pas trouver d'abri avant l'aurore, ni de ne pouvoir étancher notre soif lorsqu'elle se fait trop pressante. Tout le monde recherche la paix et la sécurité. C'est ce que je me propose d'offrir à chacun. »

Le seigneur Morfroy connaissait les Alycans et leur singulière façon de voir les choses. Aussi doutait-il de la pertinence de ses propres arguments à leur endroit. Mais il savait par contre que, dans l'assistance, beaucoup de ceux qui écoutaient seraient séduits.

Et en effet, la moue de mépris de Danastar s'accentua. « La chasse est dangereuse, voilà qui est dans l'ordre des choses. La mort est une possibilité, quel que soit l'endroit, quel que soit le moment, pour les mortels comme pour nous. Ce que vous proposez, c'est l'accès à une vie facile. Vous voulez traiter les hommes comme ils traitent leurs vaches. Mais attention, je vous mets en garde. Les animaux d'élevage perdent peu à peu leurs instincts, et le chasseur fait de même, jusqu'à ce qu'il devienne fermier, jusqu'à ce qu'il s'amollisse, et c'est tout le monde qui faiblit. Vous voulez vraiment devenir fermiers ? Moi je dis, ne perdons pas ce qui fait de nous ce que nous sommes.

-C'est un point de vue... intéressant. Mais comparons ce qu'il nous est loisible d'observer. Par exemple, prenons le royaume de Lyval, prospère et fermier, et les clans keldes qui vivent au nord, d'authentiques guerriers, des chasseurs alertes. Lesquels dominent les autres ? Lesquels ont suivi la voie du progrès, celle qui permet d'imposer sa loi, et lesquels, par contre, lorgnent avec appétit sur l'opulence de leurs voisins ?

-De beaux discours. Mais les clans authentiques sont restés fidèles à leur nature profonde et vivent dans une harmonie qui les dispense de jalouser qui que ce soit. »

Amadeus décida de changer d'approche et d'aller dans le sens du chef de clan. « Bien, dit-il, je vous comprends. Vous avez besoin d'épreuves et de sang, vous avez besoin de gloire, de combats qui appellent votre héroïsme à s'exprimer, de dangers aptes à vous maintenir au sommet de votre force. Mais dans ce cas, songez-y, quel plus beau défi que la conquête de terres insoumises ? Soyez notre force de frappe. Rebâtissez vos clans. Vous aurez votre part des territoires et je puis vous promettre que vous ne manquerez jamais de chasses. Il y aura toujours des royaumes à soumettre ou desquels se défendre, des terres à découvrir, des hommes épris de liberté avides de se révolter. Nous aurons toujours besoin de guerriers. »

Un nouvel éclat apparut dans les yeux du chef de clan. D'où il se trouvait, à l'autre bout de la table, Amadeus put le sentir frémir sous la caresse des perspectives soudain ouvertes. Peu de joies étaient comparables à la satisfaction de trouver les mots propres à rallier un adversaire à sa cause. Je touche au but.

On en vint aux familles Lamiah, qui conservèrent un silence prudent en attendant de voir ce que les seigneurs les plus importants en pensaient. La Veuve Noire ne leur concéda qu'un petit « Je ne sais pas trop » de derrière son éventail, agrémenté d'un haussement d'épaules. Dame Lyzara fut la première à afficher une position tranchée : « Ça me plaît, dit-elle avec une sorte de désir dans la voix. Voilà qui va nous changer des mesquineries habituelles. Sitôt que nous aurons quitté cette salle, je ferai fourbir les armes de chacun de mes dévoués soldats. Le monde va à nouveau trembler. Comme c'est excitant ! »

Amadeus ne put s'empêcher de sourire.

Lorsque la parole fut accordée à Cyric et Lazare Maedanel, ils lui adressèrent l'un de leurs insupportables rictus énigmatiques. Ces deux-là préparaient quelque chose et n'avaient pas besoin de se parler pour accorder leur opinion. « Eh bien, cher hôte, dit l'un d'eux, les siècles n'ont rien ôté à votre éloquence, au contraire. Vous pourriez vendre une paire de vieilles savates à un cul de jatte, et encore feriez-vous un juteux bénéfice. Bien entendu, nous sommes forcés de convenir que votre audacieuse proposition éveille d'intéressantes perspectives. Toutefois, nous nous inquiétons de savoir si vos fameuses dispositions sont sûres, si vos agents et vos contacts sont fiables.

-Qu'est-ce qui vous amène à en douter ? On ne peut prévoir l'imprévisible, mais n'ai-je pas affirmé m'être assuré de mettre toutes les chances de notre côté ?

-Certes, mais il est parvenu à nos oreilles que l'un des vôtres, un proche dont vous garantissiez la loyauté, vous aurait soudain trahi, échappant à tout contrôle... un impur. Nous nous inquiétons donc de savoir s'il ne met pas en péril vos savantes machinations ou si votre autorité n'est pas en passe d'être contestée au sein de votre propre maison. Et nous nous étonnons que le Chapitre n'en sache rien. »

Amadeus en resta coi. Les sournois... Ils me frappent au moment où je m'y attends le moins, en plein triomphe. Qu'espèrent-ils au juste ? Me déstabiliser ? Me démontrer qu'ils en savent plus long que moi ? Ébranler mon autorité ? Et dans son esprit défilèrent aussitôt les conjectures consécutives aux révélations des jumeaux. Soit Salazar leur avait parlé, et alors sa trahison excluait celle de Corso, soit les Maedanel eux-mêmes avaient retourné Corso et orchestré le complot.

Il retrouva son aplomb. « Il s'agit d'une affaire de famille qui ne concerne que la maison Morfroy et qui n'a aucun lien avec le projet que je propose de faire voter.

-Le Chapitre est habilité à intervenir lorsqu'il s'agit de neutraliser des impurs.

-Il ne s'agit pas d'une question d'impureté. Il n'est pas question de troubles ni d'agitation, ni de rien qui soit de nature à menacer notre communauté, et je ne tolérerai aucune immixtion, ni du Chapitre ni d'aucune famille quelle qu'elle soit.

-Ça, nous pensons que c'est au Chapitre d'en décider. »

Amadeus fulminait mais n'en laissait rien paraître. Son visage resta de marbre tandis qu'une violente tempête agitait ses pensées. Je suis le second fils de Gabriel Morfroy et le second infant d'Agovar Draken ! Je suis né seigneur et guerrier, j'ai mené des armées, conquis des royaumes, soumis des peuples avant et après avoir reçu le don d'immortalité, et aucun de mes ennemis ne m'a jamais résisté. Je suis de l'étoffe des faiseurs d'Histoire. Je ne crains pas les menaces de petits opportunistes qui n'ont que la moitié de mon âge et n'ont jamais tenu l'épée à laquelle ils doivent leurs victoires. Si j'écoutais mon instinct je vous embrocherais immédiatement sur ma lame tous les deux. Mais, pour mon malheur, j'ai contribué à créer cette assemblée et ses armes ne sont pas faites d'acier. Toutefois du jour où nous fonderons notre empire de la nuit et que tout souci de préservation de notre anonymat s'envolera, comptez sur moi pour vous apprendre ce qu'il en coûte de me défier de la sorte.

Au terme d'un silence pesant, Amadeus prit une décision et s'éclaircit la gorge. Puisqu'ils me poussent dans mes derniers retranchements, je vais jouer franc jeu. « Je suspecte une conspiration, puisque vous semblez curieux de savoir. Et vous pourriez aussi bien en être l'instigateur, puisque vous semblez si bien informé. Je ne permettrai donc à aucun autre agent que les miens d'investiguer.

-La garde capitulaire est liée par un serment de neutralité envers les familles. »

Amadeus l'ignora. « J'informerai le Chapitre des suites de cette affaire, du moins ceux de ses membres que mes tracas intéressent. Et la garde pourra intervenir au moindre signe d'agitation. Mais je gage que tout ceci sera réglé avant longtemps. À présent revenons au propos initial, voulez-vous, et ayez s'il vous plaît l'obligeance de partager votre opinion. »

Le ton employé tenait davantage de l'ordre que de la demande. Le seigneur Morfroy avait épuisé sa patience. Cependant les deux frères ne se départirent pas de leur sourire sibyllin. « Vous avez convaincu du monde. Vous savez présenter les choses et, à vrai dire, l'issue du vote ne fait pas de doute. Votre franchise vous honore, aussi parlerons-nous sans fard. Ainsi que ce fut le cas lorsque vous nous proposâtes de fonder ce Chapitre, nous ne voudrions pas manquer l'opportunité de contribuer à un dessein d'une telle envergure, et nous désirons moins encore passer pour des pleutres, surtout quand un avenir si radieux nous tend les bras.

« Mais, à partir de maintenant, il me paraît crucial que chacun de vos mouvements soit approuvé par cette assemblée. Après tout notre sécurité à tous est en jeu. Et, à moins de faire de cette session du Chapitre un conseil de guerre permanent, il faudra peut-être songer à ce que chaque famille désigne un délégué censé représenter ses intérêts et assurer le suivi de ce projet. »

Un élan d'approbation parcourut la salle. Le seigneur Amadeus Morfroy constatait que son projet ne lui appartenait plus. Il s'était bien sûr attendu à devoir rendre des comptes, à devoir peu à peu partager son autorité. Mais les seigneurs Maedanel, sitôt désignées ses soi-disant faiblesses, s'étaient empressés de le déposséder. C'est un peu trop tôt. Mais cela ne signifiait pas qu'il perdait tout contrôle. Il avait du poids au sein du Chapitre. Et ses fidèles agents ne manquaient pas d'esprit d'initiative. Si Alessandro se débrouille bien, cette guerre éclatera avant même que les autres familles puissent venir y mettre le nez.

Restait le cas de Corso.

Tandis que les seigneurs votaient en faveur de la fondation d'un empire élevé sur les cendres des deux royaumes mortels, Amadeus songeait à son protégé. Comment allait-il s'y prendre ? Que ferait-il si Corso l'avait bel et bien trahi ? Et surtout, comment le traître allait-il employer les informations glanées dans son coffre ?

Mais nous ne sommes que trois à savoir pour l'auberge...

Son regard croisa celui de Salazar, à son côté. Et il douta que le triomphe qu'il y lisait n'était que le partage de sa victoire ce soir.


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