Chapitre X
Ça grouillait de partout, et ça criait, ça grognait, ça riait aussi. Quelle cohue, quel remue-ménage sur la grand route et la clairière alentour. Il avait fait chaud et sec tout le jour durant et un nuage de poussière s'élevait au-dessus du bivouac. Ici les hommes plantaient des tentes, là ils déchargeaient et faisaient paître les chevaux, un peu partout on allumait des feux. Lorsque le roi voyage, c'est une armée qui se met en marche, songea Corso.
« La maîtresse de maison veut garder sa cour propre. La cour est réservée à la noblesse, aussi allez puiser votre eau au fleuve ! » aboya un officier à ses hommes. Le cours d'eau était trois fois plus éloigné que le puits et une poignée de soldats munis de seaux passèrent devant Corso en bougonnant après cette grosse truie rouge. Ils laissèrent derrière eux un fumet de vieux cuir bouilli et de sueur qui lui fit revivre des souvenirs... des souvenirs de son ancienne vie.
Toute cette agitation lui avait fait quitter sa cachette, mais il se tenait à l'écart, à l'ombre de la grosse auberge, réfugié sous le manteau à capuche rapiécé que lui avait apporté Mira pour faciliter ses rares allées et venues. Le soleil disparaissait peu à peu derrière les feuillages et bientôt les ombres de la nuit lui offriraient un manteau plus sûr encore.
La jeune femme continuait de prendre soin de lui et le visitait presque tous les soirs. Elle n'avait plus reparlé de la mort du garde, et, heureusement, elle ne semblait pas lui en tenir rancune. En vérité, Corso n'avait plus besoin d'être dorloté, il se sentait assez fort pour... pour quoi au fond ? Pour fuir ? Pour mener une vie de paria parmi les parias ? Il se sentait bien auprès de Mira et Rosie, il n'avait aucune envie de partir. Vivre dans un trou sous la grange n'était pas si mal lorsque le soir était illuminé de leurs sourires.
Toutefois, il lui fallait songer à l'avenir. Il ne pouvait rester ici éternellement. Sa raison lui disait qu'il n'avait déjà que trop tardé. Les sbires de Salazar finiraient bien par le retrouver, si les propriétaires de l'auberge ne le repéraient pas d'abord et ne décidaient pas de se débarrasser de lui. Mais un projet un peu fou avait peu à peu émergé dans son esprit, le poussant à échafauder des plans plus invraisemblables les uns que les autres. Il désirait sortir Mira et sa fille de cette vie misérable, il désirait les soustraire au joug de l'affreuse Maggie, leur offrir mieux... Quel idiot tu fais mon vieux Corso ! Une femme te sourit et te voilà tout remué comme un pauvre jeunot. Qu'as-tu donc à offrir ? Et comment faire sans les mettre en danger ? Il ne savait pas ce que Salazar avait au juste derrière la tête. Une seule chose était certaine : son trépas faisait partie de ses machinations. Et il avait probablement farci la tête d'Amadeus de mensonges à présent, si bien que toute la maisonnée devait désirer le voir mort.
Corso devait avant tout assurer sa propre survie, déjà suffisamment compromise, avant de songer à autre chose. Mais voilà si longtemps qu'il n'avait ressenti cela, ni reçu la moindre marque d'affection. Chacune des attentions de la jeune femme lui était un baume. Il se rendait compte à présent que ça lui avait manqué, qu'il aspirait à l'amitié, à la tendresse. Son monde en était tellement exempt. Et finalement, il avait beau raisonner, se persuader, retourner la situation dans tous les sens, il ne pouvait empêcher Mira et sa fille d'investir ses pensées. Lui qui était incapable d'enfanter et qui en avait toujours conçu autant de frustration que de honte. Il désirait les intégrer à sa vie et intégrer la leur. C'était devenu une obsession.
Devant lui, le camp s'installait dans le jour déclinant, il distinguait enfin des signes d'organisation : la pâture d'un côté, les alignements de tentes à soldats dominés par les pavillons des officiers, les chariots rangés autour comme autant de postes de garde, le tout empenné ici du cygne blanc, là de la licorne d'argent, mais l'aigle doré du roi dominait nettement. Et bientôt l'air embauma la viande grillée sur les feux de camp.
« Lorsqu'ils sont passés à la fin de l'hiver, je ne savais pas que j'aurais de sitôt l'occasion d'admirer à nouveau un cortège royal. » Corso se retourna et sourit à Mira qui s'était glissée près de lui. « Mais cette fois ils se sont arrêtés dans notre auberge. Pouvez-vous le croire ? De si belles gens, toutes parées de soies, de velours et de bijoux. Avez-vous vu la reine Clarys et la princesse Cristal ? Elles sont descendues d'un carrosse sculpté d'ailes d'or, toutes deux vêtues de dentelles et de brocarts bleu nuit et indigo, et des valets se sont empressés de leur dérouler un tapis brodé de fils d'argent jusqu'au seuil afin de leur épargner la poussière.
-Vous voulez dire cette poussière que leurs valets et la piétaille ont respirée tout le jour durant ? »
Mira fit la moue. « Ma mère avait coutume de dire qu'un roi se doit d'avoir une belle cour, car elle est le reflet de son pouvoir et accroît le respect de ses sujets autant que des autres rois. Nous sommes chanceux d'avoir un roi si puissant m'est avis, c'est signe que le royaume se porte bien. Et puis c'est si beau à voir, si impressionnant ! Voilà qui me change des voyageurs fatigués et des soldats avinés.
-Ça fait beaucoup d'animation et de bruit. Je n'aime pas ça. »
C'est qu'il se tracassait pour sa belle amie. Il connaissait cette engeance, il avait autrefois servi la noblesse peledrienne, à Reynaldborg. Les nobles avaient davantage de droits que les autres.
« Voyons, Corso, vieux grincheux. Convenez-en, le spectacle est fascinant. Ne pouvez-vous simplement admirer les belles choses ? »
Il prit l'une de ses mèches rousses entre ses doigts calleux et en apprécia le toucher comme s'il se fût agi d'une étoffe rare. « Les belles gens le sont sans besoin de parures, dit-il de sa voix rugueuse. Regardez-vous, vous valez toutes les reines et les princesses du monde. »
Un instant, il fut lui-même surpris par tant d'audace. Mais la jeune femme sourit. « Je ne vous connaissais pas ce penchant poétique, s'amusa-t-elle, mais merci, vous savez complimenter une dame. »
Ne sachant comment cacher sa gêne, il tourna le dos au bivouac et se dirigea vers la cour, plus calme puisque refusée à la soldatesque. Mira l'accompagna. Ils s'arrêtèrent près du puits au fond duquel Thibaut avait été retrouvé avec sa cruche brisée. Il n'en fut que plus mal à l'aise encore. Il n'osait plus croiser le regard de la jeune femme.
De l'auberge provenait un brouhaha plus retentissant qu'à l'accoutumée. La Rouge Reine avait fait mettre les petits plats dans les grands pour le séjour du roi Tybelt et de ses gens. Décidément, Corso n'aimait pas cette visite prestigieuse autant qu'inattendue. « Les nobles, dit-il, ces gens que vous trouvez si beaux, se croient tout permis, et ils n'ont pas l'habitude qu'on leur dise non. J'en ai connu suffisamment, vous pouvez me croire. Alors, s'il vous plaît... promettez-moi d'être prudente ce soir, j'ai comme un mauvais pressentiment. »
Elle passa une main attendrie sur le chaume râpeux de ses joues. « J'aime lorsque vous vous tracassez ainsi. C'est inattendu de la part d'un homme rude et solide comme vous. Et ça fait plaisir de savoir que quelqu'un tient à moi.
-Je pourrais venir dans la salle commune, boire quelques bières et garder un œil sur vous.
-Non, vous n'avez que trop tardé dehors. Vous êtes si imposant, je crains que tout le monde ne vous ait remarqué malgré votre manteau. Retournez donc vous cacher. Ne vous inquiétez pas, tout se passera bien. »
C'était pourtant vrai, il ferait mieux de s'esquiver. Mais, caché dans son trou, il serait impuissant, si jamais... Si jamais quoi ? Que pourrais-je bien faire de toute façon ?
Tout à coup ses muscles se tendirent en percevant l'approche de quelqu'un. Il se tourna vers l'entrée de la cour avant même que l'étranger ne soit visible. L'homme qui apparut était grand et large d'épaules, son corps semblait taillé pour la guerre. Et Corso devinait que la guerre, il en avait fait son métier, car il soignait davantage l'épée et la dague qui lui battaient le flanc que sa tenue délavée et encrassée par le voyage. Il avait le cheveu noir et le teint mat, une barbe naissante, mais pas négligée, et une fine cicatrice sur la joue.
C'est moi ou il fait les yeux doux à Mira ?
Cet homme lui déplut aussitôt. Son pas assuré, son sourire enjôleur, même son léger accent cassim le dénonça comme digne de peu de confiance lorsqu'il s'exprima d'une voix grave, un peu bourrue. « 'Soir mes amis...
-Nous ne sommes pas amis, le coupa Corso, et la cour est interdite aux soldats.
-Je ne suis pas soldat. Enfin, je ne suis pas des leurs.
-Mercenaire ?
-Oui, pour ne rien vous cacher. Je m'appelle Arrod. En fait, un ami m'a promis du travail et devait me retrouver ici, mais j'ai été retardé. Vous l'avez peut-être vu ? Courtaud, balafré, moche pour dire vrai. Il voyageait avec un certain Guillaume de Peyrarc, un ancien chevalier, un gars qu'a des manières. Il semble qu'ils avaient besoin d'épées et de bras pour les manier. »
Corso renifla, c'était tout ce que pouvait lui inspirer une épée à louer. Mira haussa les épaules. « Navrée, mais je n'ai pas souvenance des messieurs que vous décrivez ni que personne ait demandé après vous.
-Quoi qu'il en soit j'ai fait longue route et j'aurais bien besoin de me rincer le gosier. L'auberge me paraissait être un bon endroit pour ça, mais je ne m'attendais pas à y trouver tant de monde. Qu'est-ce qui se passe ? On dirait que la moitié du royaume s'est invitée ici.
-Vous n'avez pas vu les bannières ? demanda Corso d'une voix irritée en indiquant la clairière. Le roi passe par là, et le roi ne voyage jamais seul.
-Le roi, la reine, les princes et la princesse, et d'autres beaux seigneurs, ajouta Mira. Je n'ai jamais eu à servir de si grands hôtes, mais je doute qu'ils s'attardent dans la grande salle, ce n'est qu'une étape de leur voyage. »
L'étranger siffla. « Le roi lui-même ! Dites donc. Et l'auberge est à vous ?
-Non, je sers les clients, rien de plus.
-Dommage, car c'est le genre d'aubaine qui peut rapporter gros, les rois ne regardent pas à la dépense. »
Corso haussa les épaules. « En effet, lorsque les rois daignent payer.
-Celui-ci a la réputation d'être juste, peut-être un peu trop raide même d'après certains. Mais le patron sera payé, ça j'en suis sûr. Je n'ai jamais croisé une compagnie de mercenaires qui se soit plainte de ce roi-là. » Il se frotta le menton et leur offrit un autre de ses sourires dégoulinant de fausse sympathie. « Et qu'est-ce qui peut bien amener sa Majesté à séjourner ici ? Nul seigneur des environs ne pouvait-il lui offrir l'hospitalité ?
-La route qui traverse ces bois est relativement isolée, expliqua Mira. Brethan est encore loin et le château le plus proche est celui du seigneur Chavignan. Mais j'ai entendu un chevalier évoquer une certaine aversion entre le comte de Malvaux et Chavignan, et la reine aurait décrit sa demeure comme un tas de pierre venteux aux remugles douteux depuis le décès de sa dame. Quant au pourquoi du voyage, le roi se rend en Helmdal. On raconte, ou plutôt on chuchote, car je crois que la chose n'est pas officielle, qu'il voudrait négocier des noces. »
Le Cassim prit un air admiratif. « Me voilà bien renseigné. La prochaine fois que j'aurai besoin d'informations, je dois me rappeler de questionner la fille d'auberge. »
Corso eut un mouvement d'impatience. « Vous êtes informé maintenant et vous voyez que l'auberge est comble, alors bon vent !
-Voyons Corso, s'indigna Mira, cet homme ne vous a rien fait.
-Et vous venez de prononcer mon nom devant lui, chuchota-t-il entre ses dents. Je suis recherché, vous vous souvenez ? »
Les joues de la jeune femme rosirent et le mercenaire affecta d'être mal à l'aise et de ne pas écouter ce qui se murmurait. Mira lui saisit le bras et répondit à voix basse : « Je suis désolée, vraiment, je ne voudrais pas vous causer d'ennuis. J'espère que vous le savez. Mais ce monsieur m'a l'air convenable, ou en tous cas pas pire que le tout-venant. Pourquoi vous montrez-vous si dur ?
-Vous êtes jeune et encore bien naïve, Mira. Vous ne savez rien de ce reître. Pour autant qu'on sache, il pourrait être à la solde de mes ennemis ou la pire crapule que le monde ait porté. Et je connais cette engeance, les épées à louer ne valent rien de bon. Aucune loyauté, aucun honneur, aucun sens du devoir... »
Elle le regarda avec tendresse, comme peinée d'avoir à prononcer les mots qui suivirent. « Enfin, mon ami, que sais-je donc de vous ? Vous ne m'avez rien dit de votre passé et je n'ai rien demandé. Vous semblez avoir de graves problèmes et vous semblez avoir jusqu'ici vécu de votre épée, et pourtant j'ai décidé de vous aider. » Corso ne sut que répondre. Mira énonçait tout simplement l'évidence. « Je crois que vous avez trop longtemps vécu loin des autres. Vous êtes un peu comme un animal farouche qu'il faut apprivoiser. Vous devez réapprendre à faire confiance. »
Il garda le silence. L'étranger s'éclaircit la gorge et s'approcha de Mira. « J'ai décidé de tenter ma chance par la porte de derrière, je me suis dit que peut-être il n'y aurait pas là de garde pour me chasser. Mais je ne voulais pas déranger.
-Il n'y a pas de mal, répondit la jeune femme. Venez avec moi, je vais essayer de vous trouver une place, de quoi boire et peut-être aussi de quoi manger. Si vous êtes chanceux, la patronne pourrait même vous laisser loger dans la grange.
-C'est bien aimable. »
Dans la grange... Je suppose que ça en fera mon voisin de chambrée...
Il ne put que regarder Mira entrer dans l'auberge, suivie d'Arrod, avec toujours ce mauvais pressentiment au creux du ventre.
La nuit était à présent bien installée et la cour noyée d'ombres. Jamais il ne trouverait la quiétude dans son trou sous la grange, aussi Corso écarta-t-il ses instincts de préservation et se choisit-il un recoin, niché dans l'obscurité, mais proche d'une croisée d'où il pouvait voir une partie de la salle commune. Le mercenaire s'assit sur un banc, le long d'une table accueillant d'autres voyageurs et quelques soldats. Située dans une aile, à l'écart des belles tables nappées de blanc dressées pour les hôtes de marque, elle lui était partiellement cachée par une poutre, mais il pouvait voir une moitié du visage d'Arrod. Il sirotait une chope moussue et s'esclaffait de temps à autres avec sa clique, sans trop s'intéresser aux officiers et chevaliers attablés par ailleurs. Ce soir, il n'y avait guère d'habitués. Ils ont flairé les ennuis, eux.
Il se blottit dans sa pèlerine et chercha une position aussi confortable que possible. Mais au creux de sa poitrine l'abîme se creusait. Il n'avait jamais eu autant envie de se rapprocher de Mira et en même temps il ne s'en était jamais senti si éloigné. Ses yeux ne quittaient pas la salle et s'accrochaient à sa longue silhouette dès qu'elle apparaissait. Elle s'approchait parfois du mercenaire et alors Corso ne pouvait s'empêcher de gronder tout bas. Décidément, il perdait la tête.
Au travers du verre, il percevait les éclats de voix et les rires, et même des bribes de conversations. Des faits d'armes, des histoires de fesses et de beuveries, rien que de très banal pour des gens de guerre. La famille royale et les grands nobles qui l'accompagnaient n'avaient pas encore fait leur apparition.
La cour, heureusement, était relativement déserte. Parfois une fille de l'auberge ou un valet y passait. Deux chevaliers discutaient, tout à côté du seuil, et sirotaient une chopine. Mais sa cachette noyée de nuit soustrayait Corso aux regards.
Très vite Corso remarqua que Mira ne laissait pas les hommes indifférents. Il savait qu'elle attirait les regards, les commentaires grivois, sinon plus. Elle était souvent importunée. Mais ce soir, les gardes de la Rouge Reine ne broncheraient pas si d'aventure un bien-né décidait de s'amuser avec elle. Pour la première fois depuis longtemps, il avait peur.
Et de fait, un jeune homme bien vêtu, de pourpre et de blanche fourrure, probablement de haute lignée, se montrait de plus en plus entreprenant avec elle. Il n'était pas laid, au contraire, il avait des traits fins et le teint clair, mais il suintait littéralement l'arrogance. Corso en avait connu des jeunes paons comme celui-ci, autrefois, lorsqu'il servait la noblesse peledrienne. D'où il se trouvait, forcément, il ne pouvait percevoir son haleine, mais à le voir il pouvait jurer que le nobliau avait déjà vidé quelques coupes de vin. Il parlait fort, et nul n'osait l'interrompre, ce qui confirmait son statut important. À plusieurs reprises, sa main se perdit dans les jupes de Mira, qui repoussa gentiment ses avances, sans se départir de son sourire. Par les enfers Corso aurait étranglé ce morveux, et une seule main lui aurait suffi.
Finalement, tandis que Mira revenait avec des cruches pleines, il la saisit par la taille et la fit tomber sur ses genoux. Elle poussa un petit cri de surprise. Du vin éclaboussa la nappe, le sol et sa robe. « Je boirais bien à ces cruches-ci, dit le noble en poignant dans un sein, elles sont pleines de vin à présent. » Quelques rires fusèrent parmi ses compagnons. La jeune femme posa les cruches tant bien que mal et repoussa la main importune d'un brusque revers qui le laissa coi. Elle en profita pour se redresser et lui faire face, une lueur rebelle dans les yeux. Le nobliau retrouva son aplomb et un sourire mauvais tordit ses lèvres. « J'aime les femmes de caractère, elles couinent moins fort que les autres, mais avec l'accent de la vérité. Ces femmes-là ne savent pas tricher. » Il y eut encore quelques ricanements. Mais à part cela, le silence qui pesait sur l'assemblée permettait à Corso d'entendre clairement ce qui se disait à travers les croisillons. « Déshabille-toi s'il te plaît, je désirerais en faire la démonstration, et j'aimerais en avoir fini avant que le roi ne se joigne à nous. »
La lueur de défi brûla et s'intensifia dans le regard de Mira, dont le corsage se soulevait au rythme d'une respiration haletante. « Si vous me désirez, je puis chauffer votre lit, mais au prix qui convient, et il se négocie avec ma maîtresse. Je couinerai alors comme vous désirerez que je couine. Par contre je ne me laisserai pas prendre ainsi, devant tout le monde, comme la dernière des gueuses. Ni par vous ni par personne.
-Oooh, la petite demoiselle a sa fierté. J'avais pourtant demandé poliment. » Il fit la moue, l'air de réfléchir, puis retrouva son sourire. « Mais finalement tu as raison ma jolie, nous allons faire ça plus discrètement. Je n'aimerais définitivement pas être surpris par le roi avec mes chausses sur les chevilles et ta jolie poitrine étalée sur la table. Et puis j'ai envie de récompenser mes plus fidèles chevaliers, ils auront droit à mes restes. Briard ! Sorande ! À mon pavillon. »
Deux hommes robustes se levèrent et attrapèrent la jeune femme par les bras. Elle avait beau se débattre, ils ne l'emmenèrent pas moins vers la porte principale, vers le bivouac, ignorant ses ruades. L'un d'eux, un blond avec des yeux trop rapprochés et un menton fuyant, avait déjà les mains baladeuses et palpait sous le jupon.
Une lueur rouge envahit le regard de Corso, un brasier sa poitrine. Impossible de laisser faire ça. Il ne put réprimer un grognement bestial tandis qu'il fonçait vers la porte. La cour était vide, les chevaliers avaient été attirés à l'intérieur. Soudain, il se rendit compte qu'il était sans arme. Tant pis, la surprise serait de son côté, il mettrait bien la main sur quelque chose de pointu ou de tranchant avant que quiconque réagisse, et de toute façon, ce combat risquait fort d'être son dernier.
C'est déterminé à en emporter autant que possible avec lui dans la tombe, histoire de leur faire passer le goût du viol, qu'il déboula dans la salle tout de rouge peinte. Il bouscula l'un des gardes de l'auberge et renversa une chaise avant de se rendre compte que l'assemblée était figée.
Les officiers et chevaliers, debout, avaient pour la plupart déjà tiré l'épée au clair. Et Corso, stupéfait, ne comprit tout d'abord pas comment ils avaient pu anticiper son arrivée. Ensuite, la surprise passée, il saisit mieux la situation. Un cercle de lames s'était formé et, au centre, Mira, encadrée des deux hommes, eux aussi l'arme à la main, ainsi que le nobliau, qui avait perdu son joli sourire, car Arrod pointait sa dague et son épée juste sous son menton. Malgré toute sa fureur, Corso en resta bouche bée, encore vibrant de rage contenue.
Le jeune faraud tremblait à présent, et une note d'hystérie perça dans sa voix : « Pour qui vous prenez-vous ? Qu'escomptez-vous donc, misérable, si ce n'est une mort prompte ?
-J'escompte que vous ordonniez à vos hommes de lâcher la fille et de la laisser en paix. Si vous refusez, vous serez le premier de nous deux à mourir.
-Savez-vous seulement qui je suis pauvre loqueteux ? » Le noble avait beau tenter de se faire menaçant, des gouttes perlaient sur son front et sa voix déraillait vers les aigus. « Eh bien je vais vous instruire, pour le peu de temps qu'il vous reste à vivre...
-Je m'en fiche, mais je dirais, d'après vos couleurs, la broche en forme de cygne à votre col et votre âge, que vous êtes le fils du comte Malvaux. Mais tandis que nous discutons, vous n'avez toujours pas fait ce que je vous demandais. Faites donc, ensuite vous me suivrez dehors. »
Il appuya sur la gorge du fils Malvaux et le sang perla. Le fil de ses lames ne pouvait pas être plus tranchant. Il faut admettre que le gamin a du cran, se dit Corso, qui ne savait plus trop comment réagir.
Mais le jeune noble préféra tenter sa chance. « Trente écus pour la tête du Cassim ! » cria-t-il en se jetant en arrière.
Aussitôt Arrod eut à parer un coup d'épée venu du flanc et l'arc de cercle décrit par sa dague ne traça qu'un léger sillon écarlate sur le cou de Malvaux. À bien y regarder, tout le monde ne se jeta pas dans la mêlée, seuls trois ou quatre gaillards s'approchèrent pour se battre contre le mercenaire esseulé, et les deux chevaliers qui tenaient Mira ne savaient trop s'ils pouvaient se joindre à eux ou s'ils étaient tenus de conserver la proie de leur seigneur.
Corso ne s'était pas trompé, Arrod connaissait son métier et le pratiquait sans aucun doute davantage que ses adversaires. En effet, bien que n'ayant que peu d'occasions d'attaquer, harcelé de tous côtés comme il l'était, il plaçait d'instinct ses lames aux bons endroits et déviait les assauts maladroits des assaillants. Ces derniers se gênaient les uns les autres par-dessus le marché, trop empressés d'être celui qui toucherait la prime. Mais Corso voyait que l'on murmurait parmi les soldats, et que bientôt le nombre de ses adversaires risquait de grossir.
Le Cassim réprima un cri lorsqu'un premier coup porta et lui entailla l'épaule. Le sang suinta sous le manteau délavé. Il avait beau ne pas aimer le mercenaire, Corso devait agir. Mira était toujours captive des deux chevaliers et le jeune Malvaux, la main plaquée sur son estafilade au cou, cherchait à emprunter une épée pour laver lui-même l'affront subi, et ainsi s'épargner trente écus.
Tout près de lui, à portée de main, il vit un homme, grand et bien bâti, se décider à entrer dans ce combat déjà fort inégal et dégainer. Corso sentit sa fureur revenir. Il le saisit au col et lui écrasa le nez d'un coup de boule qui aurait pu lui arracher la tête s'il n'avait été si robuste, et l'homme s'effondra comme une loque, du sang plein le visage, des dents plein la bouche. Et voilà, j'ai mon épée.
Mais comme il se saisissait de la lame du de sa victime, il vit la grosse aubergiste débouler dans la salle, tout affolée dans ses rouges atours et poussant des cris suraigus. Nul n'en tint compte dans le brouhaha général, jusqu'à ce qu'une voix grave et autoritaire jaillisse et mette fin à l'esclandre. « Ça suffit ! »
Tout le monde se retourna pour voir le roi descendre l'escalier à la suite de la tenancière. Il portait un superbe justaucorps doré brodé d'un aigle et une chaîne incrustée de saphirs. Derrière lui venaient ses fils, non moins richement vêtus, ainsi qu'une personne habillée de noir, encapuchonnée et, semblait-il, masquée. Ses traits, en tous cas, lui étaient dérobés. Les épées cessèrent de crisser et les cris se firent murmures pour accueillir sa Majesté.
« Qu'est-ce donc que ce remue-ménage ? » Le roi Tybelt, sans être particulièrement grand, parvenait à dominer l'assemblée. Il se tenait droit, chacun de ses muscles tendus, la mâchoire serrée, et son regard sombre scrutait chaque visage. Tout le monde s'agenouilla, même Corso, tandis qu'il s'avançait jusqu'au cercle d'épées. « Relevez-vous. Quelqu'un va-t-il m'expliquer ce qu'il se passe ici ? » Puis se tournant vers le jeune noble. « Abel, regardez-vous, vos vêtements sont tachés de sang. Êtes-vous blessé ? Racontez-moi. »
L'autre bafouilla sans cesser d'éponger son cou à l'aide de sa manche. Il paraissait chercher la manière la plus appropriée de présenter les choses. « Votre Grâce... Mille excuses pour la pagaille... C'est que... C'est impardonnable voyez-vous. Cet homme, ce Cassim, il m'a lâchement attaqué, tandis que j'étais désarmé. Heureusement, je ne suis que légèrement blessé.
-Et ensuite, si je comprends bien la situation, vous vous êtes vaillamment défendu à trente contre un. » Le roi dévisagea Arrod, qui rengaina ses lames et baissa le regard. « Cet homme n'a pas l'air sot, il n'a pas dû vous attaquer sans raison.
-Je... C'est-à-dire... Nous nous amusions, voilà tout... Il y avait cette femme qui me faisait du charme. J'ai voulu l'emmener à mon pavillon. Et puis... Cet homme est intervenu. Un jaloux sans doute. »
Le roi plissa les yeux et désigna l'étranger. « J'aimerais entendre sa version des faits. Si je dois le faire exécuter pour s'en être pris à l'un de mes vassaux, il me paraît honorable d'entendre d'abord ce qu'il a à dire. Alors, Cassim, quel est ton nom ?
-Arrod, votre Majesté.
-Je suis curieux, Arrod. Pourquoi t'en es-tu pris au fils d'un comte du royaume, au mépris du danger, certain de mourir sous les épées des hommes ici présents ? »
Le mercenaire hésita. Visiblement, il se demandait si l'on ne voulait pas simplement se gausser de lui. « J'ai agi sans réfléchir, sous le coup de la colère... L'homme que j'ai attaqué importunait cette jeune femme. Il désirait la prendre de force puis la donner à ses hommes. Et puisqu'il est fils de comte, nul ne se serait interposé.
-Mais toi oui. Cette femme est-elle de ta famille ? Est-ce ton épouse ?
-Non, votre Majesté, je ne la connais pas. Je ne pourrais même pas vous dire son nom. Mais en tant que membre du peuple des routes, j'ai souvent eu à souffrir de telles injustices.
-Remarquable. » Le roi Tybelt tourna sur lui-même et son regard pesa sur une assemblée silencieuse et gênée. Ses yeux finirent par se poser sur Abel Malvaux qui n'osait plus toiser que ses pieds. « Je vois ici des chevaliers, je vois aussi quelques seigneurs, du sang noble, la fine fleur du royaume, mais parmi tous les gens rassemblés dans cette auberge, un seul a eu le courage de défendre cette femme. Et c'est ce pauvre bougre dépenaillé. Cet étranger. »
Décidément les événements prenaient un tour inattendu. Corso, qui un instant plus tôt était prêt à entrer dans la danse comme une furie était à présent soulagé d'avoir été interrompu par le roi, sans quoi il se serait retrouvé au centre de toute cette attention aux côtés du Cassim.
Un homme maigre et dégarni s'avança. Il était vêtu d'un somptueux pourpoint crème et argent, ses mains rutilaient de bagues et son col arborait un cygne d'argent semblable à celui du jeune arrogant. « Votre Grâce, dit-il d'un ton mielleux, veuillez pardonner le comportement outrageux de mon fils. Je vais m'occuper de lui et il ne vous importunera plus. En dédommagement il vous donnera son palefroi préféré. Toutefois, il est le fils d'un comte, cet étranger ne devrait pas s'en tirer ainsi.
-Vous avez raison seigneur Eugène, le Cassim a fait montre d'une bravoure exceptionnelle, il mérite une récompense. Aussi lui donnerez-vous le palefroi. »
Le comte en eut le souffle coupé mais parvint à esquisser un sourire et une révérence en signe de consentement. Son fils, par contre, ne put camoufler une expression d'horreur. Ses lèvres tremblaient d'indignation. Les princes pouffèrent et l'aîné décida de pousser la plaisanterie plus loin : « Abel a bon goût je dois dire, la fille a un assez joli minois. Et je m'y connais. M'est avis que notre héros ne se serait pas lancé dans l'aventure pour les beaux yeux d'un laideron. » Il y eut quelques ricanements, mais la présence du roi interdisait une trop franche hilarité. « Très chère Rouge Reine, reprit le prince Aymerad, se tournant vers l'aubergiste et insistant avec dérision sur son titre d'emprunt, votre délicieuse serveuse est-elle à louer ?
-Bien entendu sire, elle est... spéciale, croyez m'en. Et elle peut être à vous pour le temps qu'il vous plaira, il suffit de demander.
-Oh mais ce n'est pas pour moi, je désire moi aussi contribuer à récompenser le courageux Cassim. Qu'elle passe la nuit avec lui et vous me direz ce que cela me coûte. J'espère tout de même ne pas me ruiner. »
Des rires plus appuyés fusèrent de l'assemblée et le prince Marius pouffa de plus belle. Le fils Malvaux, lui, rougit jusqu'aux oreilles et fit une étrange grimace en essayant vainement de dissimuler sa colère et sa honte. Quant au roi il soupira. « Allez donc vous laver Abel, et vous faire soigner, la blessure n'a pas l'air si bénigne que ça après tout. Et vous m'épargnerez votre présence à table ce soir. »
Puis il se détourna pour aller s'asseoir, il en avait terminé avec cette affaire. Le prince Aymerad était très fier de sa plaisanterie et s'en alla donner l'accolade au malheureux Abel. «Tu devrais voir ta tête mon vieux, dit-il en riant. Excuse-moi mais la tentation était trop forte, je n'ai pas pu résister. » L'autre restait muet, exaspéré mais contraint au respect. « Allons, ne sois pas mauvais joueur, tu en auras d'autres, comme celle-là ou mieux. Et mon père aura tout oublié demain. »
Pour Corso par contre, le monde s'effondrait. Quelque chose avait dû lui échapper. Chacun reprenait sa place comme s'il ne s'était rien passé, la rouge Maggie emmenait Mira vers les étages et il ne parvenait pas à bouger, fût-ce un orteil. La jeune femme avait une expression indéchiffrable en se dirigeant vers l'escalier. Était-elle inquiète ou soulagée ? Arrod ne semblait pas davantage comprendre ce qui lui arrivait, mais il souriait. Il venait de gagner un palefroi et une pouliche. C'était son jour de chance. Il recevait des claques dans le dos et des poignées de mains. Mais à la table des seigneurs plus personne ne lui prêtait attention.
Le mercenaire s'arracha aux congratulations et emboîta le pas à Mira et à l'aubergiste. Abel Malvaux, pour sa part, alla se faire soigner au bivouac, ruminant toujours sa frustration. Ses deux chevaliers le suivirent.
Une rage sourde bouillonnait en lui, mais Corso ne pouvait rester là. Le gars à qui il avait volé l'épée risquait de se réveiller et l'on finirait par se demander qui était cet individu resté planté là au milieu de la grande salle. L'homme au manteau noir et au masque, déjà, le fixait étrangement. L'instinct plus que la raison lui fit tourner les talons et s'engouffrer dans l'obscurité nocturne. Il n'y avait plus rien à faire ici.
Il traversa la cour, la clairière et s'enfonça dans les bois. Autour de lui, le souffle d'une fraîche brise de printemps faisait danser les frondaisons et craquer les vieilles branches. La forêt bruissait de vie, mais Corso n'y prêtait pas attention. La rage grondait en lui comme une lente pulsation, de plus en plus forte, inexorable, et couvrait tout le reste.
Des images lui venaient, de Mira et du Cassim, qu'il aurait préféré écrater de son esprit. Lui, son grand corps musclé, sur elle, si délicate. Elle avait été le jouet de ces hommes, une brève distraction, et elle n'avait rien eu à dire, ni lui, ni même le mercenaire. De simples pantins dans les mains des nobles qui auraient aussi bien pu décider de leur trancher la tête, sans pour autant moins bien dormir ce soir. Mais si les circonstances avaient été différentes... si seulement elles avaient été différentes... Corso les aurait tous tués de ses mains, sans exception. Pas un qui aurait pu lui tenir tête. À commencer par le jeune imbécile qui avait tout provoqué.
De tous les imbéciles, les sangs bleus sont les pires.
Et tandis que sa colère grandissait il sentait poindre la faim, une faim dévorante. Voilà longtemps qu'il ne s'était convenablement rassasié, qu'il n'avait pleinement reconstitué ses forces. Certes il n'était plus à l'agonie, mais la rage avivait sa faim, elle devenait un besoin impérieux.
Ses pas le ramenèrent d'instinct vers le bivouac. Si seulement il avait pu recroiser la route d'Abel Malvaux, cet insolent, et lui donner le châtiment qu'il méritait. Sa soif de vengeance, au moins, serait étanchée et l'honneur de Mira lavé.
Lorsqu'il émergea des bois, il vit la route qui s'enfonçait dans les ténèbres à l'est et à l'ouest, ainsi que la clairière piquetée des lueurs des feux de camp, et ce lieu lui parut familier. Ce n'était pas la première fois que ces parages lui laissaient cette impression. Ces arbres, ces ornières, le fleuve au loin et même l'auberge, tout cela composait une sorte de morceau de rêve soudain réapparu, lui laissait une impression de déjà-vu. Il était probablement passé par là autrefois, dans une autre vie, en d'autres circonstances, plus ensoleillées.
Toujours bouillonnant, toujours furieux, Corso erra le long de l'orée en scrutant les postes de garde le long du bivouac. Il était encore tôt, les sentinelles étaient toujours alertes. Le roi Tybelt était présent et avec un homme tel que lui, pas question de lambiner, de boire ou de s'assoupir.
Mais impossible de tenir en place. Il fulminait. Pas question de retourner ainsi à l'auberge, tout à côté du Cassim se délectant de Mira et des nobles festoyant. Dans son état, il pourrait tuer quiconque croiserait sa route. Aussi se mit-il à arpenter la lisière de la forêt de long en large face au campement des soldats et des valets. Il tenait toujours à la main l'épée volée. Il la fit mouliner de gauche et de droite, la fit siffler et trancha des branches ici et là, faute de mieux, s'imaginant des têtes et des membres en lieu et place des rameaux. Un geste trop appuyé, trop vif, trop rageur, et sa blessure au flanc se rappela soudain à lui, se mit à l'élancer. Cela ne fit qu'accroître sa colère.
Mais le destin finit par se montrer clément. Corso vit venir la silhouette d'un homme qui quittait manifestement le camp. Ce dernier plaisanta bruyamment avec la sentinelle puis s'approcha d'une démarche qui laissait penser qu'il avait bu plus que de raison. Corso en était encore à se demander s'il allait le tuer ou lui laisser la vie sauve lorsqu'il distingua ses traits. Il était blond, avait des yeux trop rapprochés et un menton fuyant. Impossible de se méprendre, il s'agissait d'un des deux chevaliers de Malvaux, celui dont les mains baladeuses s'étaient égarées sur le corps de Mira. Son destin était scellé. Ce ne serait qu'une pauvre consolation, mais une consolation tout de même.
Le bougre débouclait son ceinturon pour pisser lorsque Corso fondit sur lui. Il enchaîna un coup de pied derrière le genou et un poing qui tomba comme une masse sur le coin de son visage. L'autre s'effondra, mais n'eut pas même le loisir de crier que Corso le soulevait par le col et le clouait à un tronc d'un puissant coup d'estoc de son épée.
La garde saillait juste sous le sternum. Il n'avait pas fait les choses à moitié, la lame était profondément enfoncée dans le bois. Corso le regarda, empalé à l'arbre, un filet de sang noir au coin des lèvres, une tache d'urine allant grandissant sur ses chausses et une expression d'incompréhension sur le visage. Tout s'était passé très vite. Il ne put s'empêcher de ressentir une certaine satisfaction, une sorte de délivrance.
Mais la faim, cette faim dévorante, ne lui laissa pas davantage savourer l'agonie du chevalier. Il ne s'était plus rassasié depuis ce grand braillard avec sa hache qui avait donné tant de fil à retordre aux gardes de l'auberge. Lui aussi s'en était pris à Mira... Corso, pour satisfaire son appétit, essayait autant que possible de débarrasser le monde du rebut. S'arroger de cette manière le droit de vie ou de mort sur autrui n'avait rien de louable, certes, mais ça rendait les choses plus faciles, en tous cas moins cruelles. Bien qu'il n'eût plus véritablement connu la culpabilité depuis longtemps. Un vague malaise peut-être... parfois.
N'y tenant plus, il lui agrippa les cheveux, tira sa tête en arrière et le mordit au cou. Dans son avidité encore teintée de fureur, il déchira plus qu'il ne mordit. C'était sans importance, il but à grosses goulées le sang chaud encore charrié par les battements du cœur faiblissant. Tandis que la vie fuyait le jeune chevalier, lui s'en repaissait, y puisait une nouvelle force, mais somme toute assez peu de joie. Si la colère s'apaisait peu à peu, la tristesse prenait sa place et remplissait le vide qu'elle laissait derrière elle. Tant de tristesse et d'amertume.
La colère ne valait-elle pas mieux finalement ? Mira... Oh Mira... ça ne se reproduira pas, je vous le promets.
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