Chapitre VII
Celui-ci avait un horrible nez, une chose bouffie, luisante et rouge rehaussée d'une marbrure de vaisseaux violacés. En somme un nez parfait, pile adéquat pour ce fermier courtaud, rubicond et crasseux. Il avait fait un effort pourtant, ses cheveux clairsemés paraissaient avoir reçu un coup de brosse, il avait revêtu sa plus belle laine, un vêtement au tissage serré teint d'un beau bleu, quoique un peu juste aux manches, mais la grêle avait tout gâché. La route transformée en gadoue à force d'être battue avait maculé ses braies, la capuche avait aplati la pauvre tignasse, il se tenait debout, devant le trône, dans une mare troublée de boue.
En dépit de sa pauvre apparence, un torque de bronze au cou, de bonnes bottes et un ceinturon en argent en faisaient le plus prospère de la bande et lui valaient, en conséquence, le rôle de porte-parole. Certainement pas son charisme en tout cas, songea Elenore, affalée dans son siège. Encore que, dans le tas, pas un que je prendrais dans ma couche... Et l'autre de geindre son chapelet de doléances et de ressasser les malheurs du petit peuple, la première récolte noyée par les eaux et fauchée par cette rude grêle. Une grêle qui battait à nouveau, et à tout rompre, le carreau des ogives de la salle d'audience.
Saleté de temps. Obligée de moisir ici à écouter ces paysans chagrins.
Une bonne partie de chasse s'était-elle dit, aux aurores, en découvrant un ciel à la limpidité engageante, tel qu'elle n'en avait plus vu depuis des jours, ou peut-être une promenade le long du port et déguster quelques brochettes d'écrevisses. Mais, sitôt habillée, lacées ses cuissardes et noués ses cheveux, la nue s'était plombée et mise à pondre des grêlons gros comme des œufs de pigeon. Partout, le monde courait s'abriter, les gardes en faction s'étaient réfugiés dans la première échauguette venue. L'un d'eux, Marden, avait en outre requis les soins du dwynath, le front entamé jusqu'à l'os par une bille de glace.
Adieu chasse, promenade, flânerie... dépitée, Elenore avait même décliné l'invitation de Reynar qui, l'exercice annulé, se proposait de faire une tournée des tavernes.
Quitte à s'occuper, elle s'était résolue à venir assister aux audiences. Ce jour, ainsi qu'il en était depuis quelque temps, le roi son frère se faisait assister par son héritier, prenant son conseil et lui faisant tâter de ses futures responsabilités. Les chiens du jeune prince étaient présents eux aussi, et morts d'ennui également, affalés aux pieds de leur maître. Ils jetaient des regards humides de lassitude aux fermiers attroupés tandis que le prince leur grattait la tête.
La matinée durant, les plaidants s'étaient succédés devant le trône, chacun avec ses doléances. D'abord, intéressant, un seigneur frontalier s'était présenté au nom de lord Dundall, sire d'Oracle, car ce dernier prévoyait une expédition contre les clans du Piémont, turbulents ces derniers temps. Ils pillaient les fermes isolées, s'attaquaient aux convois et gagnaient en assurance. Un rappel à l'ordre était nécessaire. Léoric proposa de rassembler un détachement en soutien, le roi accorda deux centaines d'hommes, une cinquantaine de la capitale, le reste à réquisitionner auprès des garnisons occidentales. Ces sauvages sans foi ni loi allaient le sentir passer.
Ensuite deux hobereaux succédèrent au vassal de lord Dundall, deux petits seigneurs de hameaux perdus au fond des bois se disputant une aire défrichée, une minable pâture à bovins. L'un prétendait hériter du pré à la mort du paternel de l'autre, l'autre contestait mais avait perdu sa charte. Banal, d'un indicible ennui. Elenore avait eu beau proposer un duel à mort, histoire d'animer un peu la séance, bernique, Léoric avait préféré, faute de mieux, s'en référer au document le plus récent encore à disposition et ainsi reprendre le lopin au fils du défunt pour le remettre à l'autre. Ceci avec la bénédiction conjointe du roi et du dwynath. Et les deux autres n'en étaient même pas venus aux mains.
Et les quémandeurs, tous moins passionnants les uns que les autres, s'étaient relayés. L'un voulait un dédommagement, l'autre exigeait le retour de sa femme, ou pleurait de ne pouvoir nourrir tous ses fils et demandait au roi d'en prendre dans sa garde, beaucoup maudissaient la saison mauvaise. Mais depuis la brève apparition de ce petit seigneur de l'ouest avide de mater du sauvageon, point de sang, point d'empoignade, ni de meurtre, guère d'histoires de fesses, en tout cas rien de palpitant, encore moins d'évocation d'une bonne bataille rangée... bref, rien à se mettre sous la dent pour se changer les idées. Et, peu à peu, Elenore glissait dans son siège, jusqu'à finir presque allongée, ses longues jambes jetées devant elle.
Sa rêverie l'avait amenée à imaginer l'assistance entièrement dévêtue, un tour que lui jouait parfois son esprit si l'ennui pointait le nez. Et les personnes présentes se mettaient à débattre des dimensions idéales de leurs parties génitales ou de certains poils disgracieux, rien de très excitant, juste de quoi rompre la monotonie. Elle écoutait distraitement le fermier se lamenter sur sa petite queue et ses bourses fripées lorsqu'elle surprit le regard insistant d'un de ces crottés quémandeurs. Non mais c'est que je lui plais à ce niais paysan ! Elenore lui fit une grimace de bête enragée. Le fermier rougit et détourna les yeux. Non qu'elle regardât toujours de très près à l'extraction de ses amants, mais ceux-ci ne lui disaient rien, vraiment.
« Nous allons trouver un moyen de compenser vos pertes, répondait Léoric d'un ton sentencieux, très sérieux pour un si jeune homme. Vous n'êtes pas les premiers à venir nous faire part de vos inquiétudes au sujet des récoltes. Considérant cela, la part du roi sera revue à la baisse.
-Vous recevrez sous peu la visite d'un homme de mon intendance, confirma le roi Aldric. Il évaluera la mesure des dégâts et la dîme diminuera en proportion pour cette saison. »
Le porte-parole s'inclina bien bas, bientôt imité par ses semblables. « Mille merci sires, mille merci. Les dieux vous gardent et puissent-ils vous prêter longue et heureuse vie. »
Le roi les congédia et fit un signe à Wilforc, le dwynath. « Dorénavant, les demandes de ce type seront directement envoyées à l'intendance. J'ai mieux à faire de mon temps qu'entendre toujours le même refrain. » Puis, se tournant vers le prince : « Eh bien, tu gagnes en assurance. Tu t'exprimes sans plus attendre mon avis.
-Ai-je bien fait, Père, en envoyant des hommes au seigneur Dundall ?
-Je n'aurais pas fait désigner deux cents hommes si je n'avais jugé la décision bonne, fils. Les clans du Piémont sont une véritable menace pour Oracle et ses environs. Si un suzerain est en droit de réclamer l'aide et les épées de ses vassaux, il ne doit pas se montrer trop chiche quant à l'aide qu'il est lui-même prêt à leur accorder, sans quoi, le jour où il convoquera le ban, il risque d'avoir une amère surprise.
-Qui sont ces gens, ces clans je veux dire ? Ils vivent bien dans notre royaume.
-Théoriquement, oui. Mais ils n'ont jamais reconnu l'autorité de quiconque ni respecté aucune de nos lois. Ils sont des restes de ce que fut le Helmdal avant la fondation de l'empire et vivent en des endroits difficiles d'accès. Difficiles à soumettre, difficile aussi d'y faire parvenir le savoir ou les idées nouvelles. Une bonne correction de temps en temps suffit généralement à les calmer. »
La plainte lugubre d'un cor s'éleva soudain depuis l'enceinte extérieure. Elenore, tirée de son apathie par cette distraction inopinée, jaillit de son siège et en profita pour se dégourdir les jambes. Elle s'approcha de la fenêtre pour regarder ce qu'il se passait en contrebas.
La grêle s'était calmée, mais une fine pluie continuait d'arroser le château, la ville à son pied et tout le pays jusqu'à l'horizon écrasé de grisaille. Les portes des enceintes extérieure et intérieure s'étaient ouvertes pour livrer passage à un important convoi. Une bannière détrempée pendait mollement à la tête du train, frappée d'un chaudron de sang sur un champ gris fumée. « Frérot, voici ton beau-père. Lui ou les gens qu'il daigne t'envoyer.
-Lord Odroïn ? dit-il d'une voix grave. Que vient-il faire ici ? Il ne s'est pas même annoncé. Pas une estafette, pas un courrier pour nous faire part de sa venue. »
La princesse connaissait cette longue figure tracassée. Le roi avait son idée sur les raisons de la visite du seigneur son beau-père et cela ne lui plaisait guère. Le roi Aldric Thorn se frotta la barbe et parvint néanmoins à réprimer cette moue de contrariété qu'elle avait surprise, juste un instant, sur son profil de rapace.
Elenore contempla rêveusement la cour et l'animation qui y régnait désormais, les hommes en armes qui démontaient, les chariots chargés de bagages qui se rangeaient les uns auprès des autres, un imposant carrosse se frayant passage parmi tout ce monde, soulevant des gerbes d'eau en roulant dans les flaques. « Quelle foule... Le vieux lord te rend visite en personne m'est avis. Qu'en penses-tu ? Tu as ton idée sur la question n'est-ce pas ?
-Ma main à couper qu'il vient pour la fille Moorgan, répondit le roi sans l'ombre d'une hésitation. La reine ne vient pas nous rendre visite si tôt dans l'année d'habitude. »
La fille évoquée par son frère, Gwenlyn Moorgan, était arrivée au château récemment, de nuit et sur une monture tout écumante. L'urgence qui l'avait poussée à crever son cheval lui avait encore donné l'audace de s'introduire de vive force auprès du roi tandis qu'il finissait de dîner avec ses gens. L'un des gardes en avait toujours la lèvre gonflée. Son panache avait tout de suite plu à Elenore.
Les peuples de l'Est ont leur us propres, plus rudes, et plus retors aussi diront certains, un tempérament forgé au contact des esclavagistes de la mer Toladienne et des tumultueux Rhovéans. Aussi la hardie Gwenlyn ne s'était-elle guère embarrassée de formalités pour déballer son histoire, sans même attendre que le roi eût roté.
L'orient du Helmdal était en effet le fréquent théâtre de querelles de clans, de conflits de petits seigneurs. Le clan Moorgan s'était fait l'ennemi des Mulorn, leurs belliqueux voisins et l'une des familles les plus importantes de l'Est, une aversion vieille de plusieurs générations. Mais cette fois, lord Mulorn avait attaqué lord Moorgan au dépourvu, avait massacré ses fils, jeté sa femme et ses filles en pâture à ses Bluteynirs avant de les vendre aux marins de Tolad. Elle-même n'avait dû sa liberté qu'à une dague bien dissimulée et plantée fort à propos dans l'aine du rustre occupé à la déculotter.
Aldric lui avait donné l'asile et dépêché un messager afin d'assigner lord Mulorn à comparaître devant lui.
« Lord Mulorn est de la suite d'après toi ? demanda la princesse.
-Depuis la guerre qui m'a fait roi, Ruswald Odroïn se méfie des orientaux. Ces derniers ont bien failli le balayer lorsque je l'ai envoyé tenir le front de l'Est, son ost n'a dû son salut qu'aux solides murailles de Heimallen où il s'est retrouvé piégé. Et ses ancêtres avant lui ont toujours considéré leur proximité comme une plaie.
-Dans ce cas, que vient-il faire ici ? »
Léoric était tout ouïe, il s'agissait de son grand-père après tout. Aussi le roi répondit-il tant pour lui que pour sa sœur. « Lord Ruswald n'est pas homme à se satisfaire de sa situation, à rester passif, et moins encore à tendre le cou sous le couperet d'une si proche menace. Si les Mulorn se pavanent aujourd'hui en brocarts et fourrures, s'ils ont assujetti plus de clans que jamais auparavant, c'est parce qu'ils bénéficient de la générosité d'un voisin plus gros qu'eux.
-Lord Ruswald Odroïn lui-même.
-Précisément. Sa frontière est sûre à présent. Sans ses problèmes à l'Est, ses affaires ne se sont jamais si bien portées.
-Et tu penses qu'il vient défendre les intérêts de son protégé. »
Aldric quitta sa cathèdre et vint la rejoindre à la fenêtre. Au même instant, le sire de Heimallen sortait de son carrosse, comme pour confirmer les dires du roi. « Je crois qu'étant le protégé du propre beau-père du roi, lord Mulorn est investi d'un puissant sentiment d'impunité, un sentiment sans doute inspiré par une attitude similaire de son protecteur. Le fait que lord Ruswald nous arrive à l'improviste, ainsi qu'il ferait s'il visitait le moindre de ses fiefs, prouve assez qu'il s'estime en territoire conquis. Mais s'il présume que le jugement ne sera qu'une formalité, il se trompe.
-Tu vas les condamner ?
-Je n'ai rien à reprocher à lord Ruswald, que je sache. Mais nous allons écouter chaque version de l'histoire. »
Si lord Odroïn et sa suite ne s'étaient pas annoncés, le roi ne daigna pas davantage descendre les accueillir, mais il fit appeler la fille Moorgan et les attendit, installé sur son trône noir, ceint de la couronne or et bronze des cérémonies officielles, prêt à écouter les plaidoyers. Ces visiteurs importuns ne dîneraient pas à sa table qu'ils ne se fussent expliqués.
Les deux seigneurs attendus firent leur entrée, accompagnés d'une poignée de gardes désarmés, ainsi que l'exigeait la tenue du procès. Elenore nota l'absence de la reine qui, pourtant, devait faire partie de la suite de son père. Sa rancœur à l'égard du roi ne paraissait pas avoir décru.
Lord Ruswald, un poitrail de taureau sur de courtes et robustes jambes, incarnait la dureté et l'inflexibilité, roide, dans son corselet d'écailles gris fumée. Un épais manteau de fourrure rouge accroissait encore sa carrure. Carré et rigide aussi ce visage sans aménité cerné de blancs favoris. J'avais presque oublié à quel point le plus puissant vassal de mon frère est peu porté sur le rire. À son côté marchait lord Arn Mulorn, un grand noiraud tout en muscles, le poil dru et sombre, habillé de cuirs noirs à clous d'argent, un bel habit pour une tenue de voyage. Lorsque son regard non moins sombre tomba sur lady Gwenlyn, qui se tenait déjà, la tête haute, au pied du trône, ses lèvres fines esquissèrent un rictus.
Ils vinrent tous deux la rejoindre devant le roi. « Dépêchons-nous d'en finir avec cette farce ! s'écria Ruswald. Alors, c'est elle la pauvresse qui est venue pleurer chez le roi ? »
Le visage de Wilforc Kendal s'empourpra et, offusqué par un si flagrant outrage, il s'apprêtait à intervenir. Il n'en eut pas le temps.
« Je suis le roi ! clama Aldric. Et vous, qui vous présentez devant moi, n'auriez-vous pas oublié l'usage ? Si ma mémoire ne m'abuse, la sanction en cas de manquement se paie au fouet ou en écus.
-Bien sûr. S'il plaît à sa Majesté. » Le sire de Heimallen s'agenouilla lourdement, aussitôt imité par sa suite. Le ton était donné. « C'est également un plaisir pour moi de vous revoir mon gendre. J'aurais toutefois préféré que ce fût en une meilleure occasion. Si nous abrégions cette mascarade, lord Mulorn et moi-même avons fait long voyage et sommes pressés de nous délasser aux étuves.
-Cette mascarade ? s'indigna lady Gwenlyn. Depuis quand massacre, viol et esclavagisme sont-ils broutille en ce royaume ?
-Depuis quand femme s'y entend-elle en choses de guerre ? »
Elenore cilla, partageant l'affront. Le roi Aldric, agacé, frappa sur son accoudoir. « Silence ! Si guerre il y a en mon royaume, il me semble essentiel d'en connaître les raisons et les enjeux. Mais pour être certain de parler des mêmes choses et disposer de la lumière nécessaire à une bonne compréhension, je voudrais entendre vos récits complets à chacun. »
À la demande du dwynath Kendal, Gwenlyn Moorgan raconta à nouveau son histoire à l'assistance ainsi qu'elle l'avait fait à son arrivée à la capitale, quelques semaines plus tôt. Elle expliqua comment son cousin Davian et quelques-uns des proches du clan étaient partis chasser en un bois frontalier qui appartenait pour moitié aux Moorgan et pour moitié aux Mulorn. Ils traquèrent si bien la bête qu'ils omirent avoir franchi d'un bond le ruisselet qui tenait lieu de limite au fief et tombèrent bientôt nez à nez avec Dagnar Mulorn, frère de lord Arn, entouré d'une nombreuse compagnie.
Les esprits s'échauffèrent en un instant entre les deux parties et Dagnar décida de mettre à mort les gens de Moorgan sans autre forme de procès. De leur équipée, deux seulement revinrent au domaine familial pour raconter l'histoire. Le clan Moorgan ne tarda guère à prendre les armes et à répliquer. Les braises de la rancœur étaient ravivées entre les deux familles.
La suite était bien connue. Les troupes Mulorn avaient fondu sur le domaine Moorgan à l'improviste, mais encore l'avaient-ils fait la nuit de la fête du printemps, tandis que les convives ripaillaient. Ça avait été un massacre. Voilà qui, ajouté aux outrages, était suffisant pour faire perdre son calme même au vénérable Wilforc. « Il ne s'agit pas seulement d'un manquement flagrant à l'honneur ! s'exclama-t-il, le visage rougi d'indignation sous sa barbe blanche. C'est un sacrilège, un crachat aux faces des dieux.
-Allons mon bon dwynath, rétorqua lord Ruswald, vous n'êtes pas sans savoir que la guerre nous oblige parfois à faire entorse aux divins préceptes. Nous avons nous-même bouté le feu à des fenils, greniers et celliers en pleine célébration des moissons lors de la guerre du Roi-Loup, ce uniquement pour affamer nos ennemis lyvaliens et sympathisants.
-Vous parlez d'une dispute qui a tourné à la boucherie et vous osez appeler cela guerre », s'insurgea Gwenlyn d'une voix où vibrait la colère.
Le roi leva la main pour réclamer le silence. « Je désire entendre l'autre version de l'histoire.
-Ainsi que tout bon roi se doit de faire, approuva lord Ruswald.
-Mais pas de votre bouche. Je veux le récit de votre protégé, dit-il, insistant sur le mot et laissant bien entendre qu'il n'était pas dupe. En tant qu'acteur dans cette affaire, son témoignage me paraît indispensable. »
Lord Arn regarda son protecteur et celui-ci lui fit un signe d'approbation. On n'est plus à un outrage près, songea Elenore. Aldric a vu juste. Ce rustaud de Ruswald misait beaucoup sur leur lien familial et, s'il était censé préparer le terrain, il semble qu'il ait manqué son coup.
Le seigneur de Branburg carra les épaules et prononça ses premiers mots depuis son entrée dans la salle. « Votre Grâce, je n'ai fait que répondre par les armes à une agression par les armes.
-Est-ce là tout ce que vous avez à dire ? Vous estimez donc que la relation des événements faite par dame Moorgan est assez précise et juste ?
-Eh bien, l'histoire fut, force m'est d'en convenir, contée par lady Gwenlyn avec passion et détail. Je n'aurais pu mieux faire.
-En ce cas qu'en est-il de ces braves gens partis chasser que votre frère a massacrés ? Qu'en est-il des viols ? Qu'en est-il des esclavagistes ?
-Sire, notre loi nous autorise à disposer à notre gré des braconniers surpris sur nos terres. Si Dagnar a fait preuve d'un excès de vigueur à la suite de la dispute, il n'a toutefois jamais rompu la paix du roi. Pour la suite, nos clans ont droit de guerre pour régler querelle. »
Le roi gardait son calme, mais derrière cet air songeur, Elenore devinait une profonde aversion. « Un excès de vigueur... répéta-t-il. Vous êtes un maître de l'euphémisme lord Mulorn. Votre frère a mis à mort une vingtaine de personnes pour du gibier. Et vous-même, ensuite, avez massacré, violé, vendu des gens comme du bétail, tout ceci un jour sacré...
-L'assaut de la fête de l'an nouveau ne souffrait pas de délai. La veille, l'une de leurs escarmouches m'avait emporté un cousin. Mon propre sang... vous devez comprendre cela, vous qui êtes parti en croisade, au nom d'un dieu qui n'est pas le vôtre, à seule fin de veiller sur un frère.
-Viol et pillage sont les conséquences invariables de la guerre, intervint lord Ruswald, qui sentait sa cause lui échapper quand il était arrivé en vainqueur. Les Moorgan fomentaient déjà une coalition avec d'autres clans. Vous conviendrez que nous ne voulons pas d'une guerre qui embraserait tout l'est de notre royaume. La vente des dames aux Toladiens, par contre, est crime ignoble, j'en conviens. La rancœur peut parfois inspirer ce genre d'écarts, mais nous sommes prêts à payer amende. »
Gwenlyn Moorgan en resta sans voix. Au bord des larmes, son menton se mit à trembler et ses yeux implorants cherchèrent à capter le regard du roi en quête de soutien. Mais Aldric se tourna vers son fils. « Ton avis ? demanda-t-il dans un murmure.
-Je ne sais pas », répondit Léoric, pris au dépourvu. La question était grave, certainement pas à prendre à la légère. Ses yeux glissèrent de son grand-père à la jeune femme pétrifiée au bas des marches. « La cause de la demoiselle me semble juste mais...
-Je ne te demande pas qui t'es sympathique ni à qui tu voudrais faire plaisir. Tu seras peut-être un jour confronté à de tels dilemmes, tu dois t'y préparer. En cas de doute, prends des avis, ainsi que je prends le tien. Le dwynath, si tu en as un sous la main, est souvent de bon conseil. Sa sagesse est un bon recours pour un roi. » Il se redressa et se tourna vers son vieux Bluteynir. « Qu'en penses-tu Wilforc ?
-L'esclavagisme est une offense aux dieux tout autant que le sacrilège de l'an nouveau. L'honneur commande de laver l'affront, sinon, attendons-nous à perdre le soutien d'Haegard. Vous avez en outre le droit pour vous, sire, le commerce d'hommes et de femmes n'a jamais été toléré en Helmdal. »
Le regard du roi revint au prince. « Es-tu mieux éclairé ?
-La justice réclame un châtiment, chuchota le prince, mais n'est-il pas à craindre, pour le bien du royaume, qu'un châtiment trop dur ne froisse le plus important vassal de la couronne ? »
Aldric sourit. « Tu as bien écouté tout ce qui a été dit. C'est une grande qualité pour un souverain et, de fait, le bien du royaume est la priorité d'un bon monarque. Mais en l'occurrence, si je ne me montre assez ferme, les coupables estimeront s'en tirer à bon compte et je les conforterai dans les droits qu'ils s'arrogent. Que ne commettront-ils pas ensuite ? Mon autorité en serait à jamais mise à mal. Alors, en définitive, le royaume s'accommodera-t-il mieux d'un vassal froissé, serait-il le plus puissant, ou d'un roi dépouillé de son pouvoir ? »
Léoric acquiesça. Leur aparté terminé, le roi s'adressa à nouveau à l'assemblée. « L'affaire est jugée. Dwynath, soyez-en témoin pour les dieux. Je déclare lord Arn Mulorn coupable et son châtiment, pour les pertes infligées et la façon de les infliger à la maison Moorgan, ainsi que pour laver l'outrage fait aux dieux, est la décapitation ainsi que le versement d'une amende de deux mille écus à lady Gwenlyn ici présente. L'exécution aura lieu demain à la première heure. » L'intéressé n'exprima pas un émoi excessif, mais ses yeux perdirent leur railleuse assurance. « Gardes, saisissez-vous de cet homme et emmenez-le en geôle. Assurez-vous qu'il fasse un bon dernier repas. »
Lord Ruswald éructait. « Qu'aviez-vous aussi à vous entêter au point de vendre ces femmes... » Il n'osait s'en prendre à Aldric lui-même mais son visage en disait long. Il quitta la salle d'audience d'un pas aussi long que le lui permettaient ses courtes jambes suivi de ses gardes. Gwenlyn, elle, n'avait toujours pas retrouvé l'usage des mots, mais son regard embué, sans cesse virevoltant du prince au roi, était éperdu de reconnaissance.
Une bonne chose de faite.
Tandis qu'ils quittaient tous la salle d'audience et cheminaient dans la galerie des vitraux, éclaboussée de couleurs, Elenore s'approcha de son neveu. « Mon frère peut mourir, la relève est assurée.
-De grâce n'invoque pas le malheur, j'ai encore beaucoup à apprendre. Et je ne suis pas pressé de remplacer Père.
-Je te comprends. Qui se réjouirait de passer toutes ces heures assis dans un fauteuil aussi dur, à écouter les gens geindre sans pouvoir s'endormir. » Elle se massa le postérieur, comme pour illustrer son propos. Puis, se tournant à nouveau vers son neveu : « Au fait, tu dois, toi aussi, t'assurer d'avoir une relève. Il est primordial pour un roi d'avoir une descendance. D'ailleurs, tu as l'âge où l'on pense à prendre femme. Regarde-moi ce joli minois, encore fort lisse, certes, mais je gage que tu dois déjà avoir l'embarras du choix. »
Léoric rougit « Quelques demoiselles se sont déjà proposées, mais ce n'est pas chose à prendre à la légère. C'est tout de même une future reine qu'il me faut choisir...
-Tu as raison, prends le temps de la réflexion. Essaies-en quelques-unes et sois sûr de dénicher celle qui chauffera le mieux ta couche. » Elle vit le prince rougir de plus belle et s'en amusa. « Tiens, cette jeune femme orientale à qui tu as rendu justice à l'instant, elle te regardait avec de ces yeux ! Un mot de toi et elle te tombe dans les bras. Elle est à peine plus âgée que toi, mignonne, du caractère. Et puis, on raconte que les filles de l'est sont peu farouches et... gourmandes. »
Elle finit par arracher un sourire au prince. « Tu es... si différente de Père.
-Oh, crois-moi, ton père n'est si sérieux que depuis qu'il se coiffe d'une couronne. L'or a cette vertu sur le chef de certains hommes. »
Ils descendirent l'escalier et, dans le hall en contrebas, une poignée de gens de la suite Odroïn les attendaient entourés de gardes aux livrées gris et rouge. Parmi eux, une svelte et blonde beauté : la reine Elza, dans une simple robe blanche rehaussée d'une ceinture de feuilles d'argent, et aussi une gamine aux beaux atours froissés : la princesse Lyra. Cette dernière, apercevant Léoric, courut se jeter dans ses bras avec de grands cris de joie. « Léo tu m'as manqué ! » Bise et Hardi tournoyèrent autour d'eux, leurs queues frétillant d'enthousiasme et la princesse leur fit une petite caresse entre les oreilles. Aussitôt, elle eut à repousser leurs assauts de coups de langues. Elle rit de bon cœur. Puis elle se jeta sur Aldric, qui la souleva bien haut avant de l'embrasser. Elenore n'échappa pas davantage à cette débauche de gaieté. « Tante Elenore ! Tu m'emmèneras promener à cheval et aussi chasser le faisan et pêcher la truite ?
-Tout ce que tu veux, dit-elle en la serrant bien fort. Tu m'as manqué toi aussi.
-Et tu m'apprendras à me battre, dis ? Tu m'avais promis de m'apprendre quand je serais plus grande, avant que je parte avec maman. Et tout le monde dit que j'ai beaucoup poussé.
-Oui, je me rappelle. Nous dénicherons des épées de bois lestées. » Reposant sa nièce, elle croisa le regard glacé de la reine. « Mais nous verrons cela plus tard. Tu sais sans doute que ta maman n'a pas envie de me voir et puis... j'ai à faire. »
La princesse prit cet air chagrin qui n'appartient qu'aux enfants puis s'en fut sauter dans les bras de Wilforc Kendal. Elenore s'esquiva tandis que la reine embrassait son fils.
Le temps s'était éclairci. Çà et là, les lourds nuages crevaient et laissaient échapper de timides rais de soleil. Un pressant besoin de s'éclaircir les idées la titillait. Une chape semblait peser sur ses épaules et une boule lui nouait les tripes. Ses pas la menèrent sur les remparts où elle prit de grandes goulées d'air, sans toutefois parvenir à trouver de l'apaisement. Elle avait décidément le moral dans les talons aujourd'hui.
Revoir la reine Elza lui avait fait l'effet d'une douche plus froide et cruelle que la grêle du matin. Les événements d'il y a trois ans lui étaient revenus comme une gifle en plein visage. Deren avait tant insisté pour partir en Terre Sainte, gagner ses galons de chef de guerre et récupérer la province autrefois volée... et Elenore l'avait soutenu. Elle avait poussé Aldric à céder. Le prince devait apprendre les armes, la guerre, la vraie, pas s'en tenir aux jeux dans les cours du château. Regagner la province promise par le roi Tybelt et remporter des victoires, voilà qui devait lui assurer le respect et l'estime des hommes. Le roi n'avait qu'à assigner le meilleur de ses Bluteynirs à sa protection et elle-même s'engageait à partir et veiller sur lui.
Foutue embuscade, foutu Gué Sanglant... Je n'ai rien vu venir.
Elle revoyait avec horreur les rangs helmïns enfoncés par la charge elmyréenne au sortir du gué, les bannières frappées de lunes emportées dans la tourmente, les volées de flèches et les eaux tournant au rouge. Elle entendait les cris des hommes, des chevaux, de l'acier, les appels de cors, comme des échos portés par les bourrasques. Elle était partie reconnaître le terrain. Elle était revenue trop tard et avait assisté, impuissante, au massacre. Elle n'aurait jamais dû le laisser. Suffoquée d'angoisse, elle avait ensuite fouillé parmi les dépouilles, couverte du sang des autres. Elle ne s'était même pas battue, elle n'en avait pas eu l'occasion. Et elle avait creusé, creusé, dans la masse de corps enchevêtrés, reconnaissant bon nombre des cadavres, le cœur prêt à exploser. Secouée de sanglots, hystérique, elle avait parcouru la rive et cherché jusqu'à retrouver Tristifer, inconscient, le visage en sang, et, sous lui, le corps brisé de Deren, son bouclier en morceaux encore attaché au bras. Quelle horreur... Si les Frères d'Argent et lord Varoskahr avaient finalement transformé une débâcle en victoire, elle-même n'avait eu que le goût de la défaite aux lèvres. C'était son œuvre.
Une série de bruits sourds la tirèrent de ses sombres pensées. Dans une cour des casernements, comme sorti d'un songe, échappé de ses réminiscences, elle aperçut Tristifer aux prises avec un piquet de bois. Le torse nu, son corps sec et chaque courbe de ses muscles tendus brillait d'une fine couche de sueur. Une lame dans chaque main, le geste précis, il semblait danser autour de sa cible, la criblant d'entailles dans une gerbe de copeaux. Aussi loin que remontait sa mémoire, Tristifer avait toujours fait montre de talent à l'épée, mais depuis trois ans, il s'abîmait totalement dans l'exercice.
Elenore se surprit à admirer la grâce féline de ses mouvements, l'ondulation de ses muscles luisants. Ils avaient été amants, là-bas en orient. Elle en conservait de bons souvenirs. Mais le drame les avait brusquement séparés, ils ne s'étaient presque plus parlés depuis.
Peut-être m'en veut-il encore ? Il a survécu alors que son prince est mort. Je lui ai fait rompre son serment...
Cédant à une impulsion, elle dévala les marches qui menaient à la cour. « Alors comme ça, brave guerrier, tu ne crains pas la grêle ? »
Tristifer asséna un coup de taille qui fit voler un nouveau morceau de bois. « Détrompe-toi, lorsque c'est tombé, je me suis mis à l'abri, comme tout le monde. Et à présent, les hommes ayant déserté les casernements, j'en suis réduit à me battre contre un poteau.
-Mais tu lui en fais baver, il faut en convenir.
-Il faut reconnaître aussi qu'il n'est pas très vif. » Une nouvelle série de coups ébranla le piquet. « Et qu'est-ce qui peut pousser une princesse à arpenter le chemin de ronde par ce temps maussade ? Te connaissant, je dirais : un besoin de réflexion. Ce rempart t'inspire d'habitude. Je me trompe ?
-Si tu me connaissais vraiment, tu saurais que je suis davantage portée sur l'action que sur la réflexion... La grêle m'a confinée à l'intérieur et, à présent que le ciel a cessé de vouloir notre mort, j'avais surtout besoin de prendre l'air. »
Il interrompit ses exercices et se tourna vers elle avec cet éternel air mélancolique. « Tu as vu la belle-famille du roi ? Ils sont arrivés en nombre et leurs gens pillent déjà nos cuisines. À croire que lord Ruswald ne les a pas nourris pendant le trajet.
-Le lord lui-même m'a paru bien nourri en tout cas.
-Tu l'as vu ?
-Oh oui, il n'a pas changé. J'aurais bien encore passé quelques années sans avoir ce plaisir, crois-moi.
-Lorsqu'il vient jusqu'ici, c'est rarement de bon augure. » Il s'employa à arracher un morceau de bois presque détaché du piquet et reprit d'un ton grave : « J'ai vu que la reine était également du voyage... C'est peut-être la raison qui a guidé tes pas jusqu'ici ? »
J'avais oublié à quel point il pouvait lire en moi.
Il la fixa. Leurs regards partageaient la même souffrance. Elle sentit des larmes monter et une honte irrépressible lui fit détourner les yeux. « J'ai vu la reine aussi. Elle ne me pardonnera jamais, mais, et je le crains bien davantage, elle ne pardonnera pas non plus à Aldric.
-Et toi, te pardonneras-tu ?
-C'est l'homme qui ne rit plus et qui passe plus de temps en compagnie d'épées qu'en compagnie des gens qui me pose cette question ? »
Il sembla chercher une réponse à formuler, puis Tristifer soupira et alla ranger ses lames dans leurs fourreaux. Sans réfléchir, Elenore lui saisit la main. « Je suis désolée. Tu as tout à fait raison, on ne peut rien y faire, il faut aller de l'avant. Mais moi, j'ai convaincu Aldric, j'ai poussé à la croisade, tandis que toi, tu as loyalement suivi les ordres et tu as fait tout ce que tu as pu. Tu as failli mourir. Tu as donné un œil. Si tu dois en tenir rigueur à quelqu'un, que ce soit moi. »
Il eut un pâle sourire. « Même si je le voulais, je ne pourrais pas. Comment pourrais-je te détester ? Tu m'as donné les plus beaux moments de ma vie. »
Elle en eut la gorge nouée. La vérité venait de la frapper avec une telle clarté. Comment y était-elle restée aveugle tout ce temps ? Jamais Tristifer ne lui en avait voulu en réalité. Jamais il ne l'avait jugée. Ils n'avaient tous deux vécu qu'avec leurs propres regrets. Ils restèrent plantés là, immobiles, dans le silence et le froid.
L'instant passa et Elenore raffermit sa prise sur sa main pour l'entraîner vers le château. « Je t'offre une tasse de vin chaud ! lança-t-elle. J'en ai humé aux cuisines tout à l'heure. Espérons que les gens de lord Ruswald n'auront pas déjà tout sifflé.
-Volontiers. »
Elle n'osa pas céder à ses pulsions et le plaquer contre le mur pour l'embrasser. Pas encore. Le lien soudain recréé était trop fragile. Mais, pour la première fois peut-être, elle envisageait de se pardonner.
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