I
Mon regard se perdait à travers la fenêtre, guettant le passage des nuages d'un blanc laiteux au-dessus de ma tête. Au loin, la lueur crépusculaire du coucher de soleil jetait sa couleur orangée sur le ciel : ce serait bientôt le moment.
Peut-être ce soir serait le dernier. Peut-être pas.
J'attendais le signe, tendu, et les minutes s'étiraient douloureusement tandis que ce paysage vivait ses derniers instants. Et puis, je la perçus. Cette curieuse étincelle noirâtre qui obscurcit l'horizon pendant un instant infinitésimal.
Un unique nuage noir, perdu dans un océan de blancheur, remontait à contre-courant le flot de ce tapis nuageux. Alors, je me mis en route. Après avoir fermé à clé les portes de chez moi, je marchai d'un pas décidé vers la colline à l'arbre foudroyé. Cela ne prendrait pas beaucoup de temps : seuls quelques centaines de mètres me séparaient de ma destination.
Mais c'était malheureusement assez pour me permettre de ruminer mes pensées. De creuser mon regret.
Quand je fus arrivé, je pus constater par moi-même que je ne m'étais pas trompé : elle était là. La lettre. Posée au sommet de la colline, à deux pas de l'arbre calciné par la foudre, une lettre cachetée m'attendait. Je la ramassai, puis m'allongeai dans l'herbe sur le dos et attendis, observant à nouveau le ballet des duvets célestes.
Une jolie bande de moutons, bien dressés, uniformes, tant dans leur aspect que dans leur mouvement. Peut-être était-ce cela, la tranquillité, au fond ? Ne pas dévier du chemin désigné. Se conformer : aux autres, et au monde. Peut-être était-ce cela, le bonheur ?
"Excusez-moi ?" fit une voix féminine provenant de quelques mètres devant moi.
Je me levai, avisant celle qui m'avait interpellé : c'était une jeune femme, dans la vingtaine, arborant un sourire timide qui embellissait son visage rond sur lequel tombait une cascade de cheveux blonds.
"Vous étiez là, non ?" continua t-elle, "Il y a quatre jours. Je vous ai vu ici."
Cherchant dans ma mémoire un instant, je pus confirmer :
"En effet. Pourquoi ?" voulus-je savoir.
"Je..." hésita t-elle, "Vous sembliez triste. Vous pleuriez. Je voulais juste m'assurer que...Que tout allait bien pour vous."
"C'est gentil." déclarai-je sincèrement, "Mais ça va. C'est juste que...J'ai eu des nouvelles de quelqu'un, et elles étaient tristes."
"Ha." fit-elle, compatissante, "Vous parlez de ces lettres ?", demanda t-elle en désignant la missive que je portais encore en main droite.
J'acquiesçai d'un signe de tête, muet.
"Mais...", poursuivit-elle, "Vous ne l'ouvrez pas ?"
Je soupirai longuement, et attendis un court instant avant de répondre, simplement :
"Non."
Le silence s'appesantit alors, tandis que je manipulais la lettre, plus pour occuper mes mains que pour une quelconque autre raison. Il était difficile d'orienter mes pensées.
La jeune femme sembla hésiter, puis vint s'asseoir à côté de moi. Je la laissais faire, anticipant sa question, à laquelle j'aurais bien du mal à répondre :
"Pourquoi vous ne l'ouvrez pas ?" dit-elle d'une voix basse, douce, comme si elle craignait de me blesser avec ces simples mots.
"C'est compliqué." déclarai-je avec un sourire contrit.
"Vous pouvez toujours m'expliquer." m'encouragea t-elle, "Vous savez, je n'ai pas grand-chose d'autre à faire que vous écouter, aujourd'hui."
J'acquiesçai d'un signe de tête :
"D'accord, je peux vous raconter. Mais je vous préviens, c'est une histoire qui va vous sembler folle."
"J'en ai vu d'autres." affirma t-elle, énigmatique.
Vaguement intrigué, je m'allongeai à nouveau sur le dos et rassemblai mes pensées en observant le ciel, cherchant le meilleur moyen de raconter mon histoire. Puis, je me lançai :
"Il y a une légende, dans le coin. Un mythe. Une histoire que la plupart des gens se raconte sans trop y croire...Elle parle d'un passage vers un Autre Monde."
Je lançai un regard en biais vers elle, vérifiant si elle n'avait pas déjà décroché. La plupart des gens s'arrêtaient d'écouter à cette étape. Pas elle. Je repris :
"Le mythe raconte que, de temps en temps, un nuage passe au-dessus de nos terres. Un nuage spécial : il va dans le sens contraire du vent, il est toujours d'une couleur différente de tous ceux qui l'entourent, et il passe toujours par ici, précisément. Au-dessus de l'arbre foudroyé. On raconte qu'il y a ici une certaine connexion avec l'Au-Delà. Et que le nuage serait capable de t'y emmener, mais seulement si tu le désires très fort."
Un nouveau coup d'œil rapide me confirma que la jeune femme me suivait toujours.
"Bref...ma femme y croyait, à ce mythe. Dur comme fer. Alors, elle m'a emmené ici, plusieurs fois. Elle m'a dit qu'elle voulait découvrir l'Autre Monde, voir à quoi il ressemblait. Mais surtout, elle voulait que je l'y accompagne. Sauf que...Moi j'y croyais pas, à cette histoire !"
Je laissai échapper un petit rire nerveux.
"C'est vrai, non ?" fis-je alors, "C'est complètement dingue, en fait, cette histoire d'Au-Delà !"
Je m'arrêtai un instant, cherchant un semblant de soutien de la part de la jeune femme.
"J'en ai vu d'autres." répéta t-elle avec un haussement d'épaules.
Décontenancé par son stoïcisme, je repris mon récit :
"Alors, je lui ai dit. Je lui ai dit que je ne pouvais pas la suivre, que je n'y croyais pas, et que même si je voulais y croire, je n'avais de toute façon pas envie de visiter un quelconque Au-Delà. Et si on y restait bloqués ? Et si ce n'était pas aussi merveilleux qu'elle l'imaginait ? Et si ça n'existait pas et qu'elle finissait déçue ?...Je n'arrêtais pas de lui opposer mes arguments. Et elle me répondait : on s'en fiche, parce que quoi qu'il arrive, on sera ensemble."
Je marquai une pause, soudain envahi d'un certain sentiment de désarroi.
"Oh..." lâcha t-elle simplement, pleine de compréhension.
"Elle n'avait peut être pas tort." remarquai-je avec un sourire triste. "Peut être que mon devoir était de la suivre, où qu'elle aille."
"Vous étiez ensemble, ici aussi." tenta t-elle de me raisonner, "Ce n'était pas un mal de lui rappeler."
"C'est vrai." admis-je "Mais elle voulait vraiment y aller. Alors, un jour, quand elle a vu le nuage noir arriver, elle est partie sans moi..."
La jeune femme prit un certain moment pour réaliser ce que ça impliquait :
"Et ces lettres sont d'elles ?" demanda t-elle alors.
Je fis oui de la tête, incapable d'émettre le moindre mot à présent. Le silence s'étirait à nouveau, pesant, douloureux, gênant.
"Mais pourquoi vous ne les ouvrez pas ?" voulut-elle savoir.
"J'ai ouvert la première." fis-je alors d'une voix sans conviction.
"Les nouvelles tristes, c'est ça ?" devina t-elle "Elle veut sûrement que vous la rejoigniez."
"Mais c'est impossible." croassai-je, impuissant.
"Vous n'allez vraiment jamais ouvrir les autres lettres ?" demanda t-elle.
Je plongeai mon regard dans ses yeux bleus, et vit qu'elle cherchait réellement à m'aider, malgré le côté involontairement blessant de ses remarques.
"Je n'ai pas encore décidé." déclarai-je en me relevant. "Excusez-moi, mais il faut que je prenne du temps seul pour y réfléchir."
"Bien sûr !" fit-elle, compréhensive. "Si vous avez besoin de soutien, je serais là, vous savez."
Je la remerciai, puis rentrai chez moi et posai la lettre d'aujourd'hui sur les quatre autres déjà rassemblées en tas sur mon bureau. Seule l'une d'entre elles était déjà ouverte. Peut-être trouverai-je un jour le courage d'ouvrir les autres.
Peut-être pas.
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