Chapitre 4
Contrairement à ce à quoi Sunya s'attendait, les élèves patientaient dans la salle de classe. Sinee, en tant que plus âgée, veillait au calme. Une véritable cheffe en devenir, réalisa Sunya avec un sourire. Après avoir remercié l'adolescente qui rejoignit sa table, elle se plaça devant le tableau en bois.
— Aujourd'hui, je vous propose un peu d'Histoire. Ça vous tente ?
Enthousiastes, les élèves acquiescèrent.
— Vous connaissez sans doute un peu de l'Histoire de Thalalek et de Phu Long. Qui veut me raconter ce qu'iel sait ?
Son regard passa sur l'ensemble des élèves, dans l'attente d'une main qui se lève. A sa grande surprise, cinq mains se levèrent. Décidément, les enfants étaient soit déterminés à lui faire bonne impression, soit leur soif d'apprentissage était admirable. Pour ne pas faire de jaloux, Sunya leur demanda de participer chacun son tour. Elle commença par Phannee qui se leva.
— Phu Long est un des plus vieux villages de Thalalek, comme le prouve l'Arbre millénaire. Nous avons toujours été les protecteurs de la frontière avec Prahima en période de conflits. En période de paix, nous fournissons des feuilles de thé à Thalalek et à Prahima. Ça nous permet de nous acheter de quoi manger et d'autres choses.
Sunya acquiesça, plus pour témoigner son intérêt que pour confirmer les propos de l'adolescente. Elle avait été éduqué dans l'Empire, dans un prisme éducatif qui se basait principalement sur celui-ci et oubliait souvent que les autres pays n'existaient pas seulement pour lui.
— Quelles ont été les périodes de conflits dont tu parles ? demanda-t-elle donc.
Avec son accord et celui de Phannee, Sinee prit le relais. En tant que fille du chef du village, elle entendait depuis des années l'histoire de Phu Long.
— La Milice de Thalalek a placé une unité de gardes forestiers ici à cause de la proximité avec Prahima, pour pouvoir intervenir facilement en cas d'attaques. Prahima est un pays qui n'a pas autant de terres fertiles que nous, ce qui a souvent causé des conflits par le passé. Il y a eu plusieurs tentatives de leur part pour agrandir leur territoire agricole par exemple, à l'est de Phu Long notamment. Le dernier conflit en date était il y a environ soixante ans, qui a amené à la signature du Traité de Paix entre Thalalek et Prahima.
Le cours poursuivi son cours, rendu vivant par les participations des adolescents. Les plus jeunes écoutaient, fascinés par leurs aînés tout autant que l'était Sunya. Celle-ci avait fini par s'asseoir pour poursuivre l'échange, rajoutant de temps à autre des détails appris lors de ses cours ou posant des questions pour voir jusqu'où allait les connaissances des plus âgés.
Si l'école n'avait pas servi depuis environ un an, cela n'avait pas empêché les villageois de raconter des histoires sur Phu Long à leurs enfants, de manière à ce que ceux-ci racontent fièrement les anecdotes dont ils se souvenaient. Sinee en particulier les avaient mémorisé de manière impressionnante.
— Eh bien, vos connaissances sont impressionnantes les enfants. Je pense qu'on peut s'arrêter là pour aujourd'hui, vous avez très bien travaillé. Vous pouvez rentrer chez vous et je vous dis à dans deux jours ! Faites attention à vous sur la route !
Contents de pouvoir partir s'amuser ou manger, les enfants quittèrent leur place avec joie, non sans saluer respectueusement Sunya qui les regarda partir avec le sourire.
Une fois qu'ils furent tous partis, elle sortit une boîte de son sac et l'ouvrit. Désormais seule, elle n'avait plus personne pour éloigner les pensées sombres et la tristesse. Lorsque Phitchaya mangeait avec elle, elle n'avait pas d'autre choix que de faire de même. Les discussions qu'elles avaient lui changeaient les idées et lui permettaient de ne pas avoir le ventre qui se noue à la seule vue de la nourriture. Son estomac sembla se serrer en reconnaissant une omelette roulée avec des légumes cuits avec des épices et du riz blanc. Le mélange de rouge, vert, jaune, blanc... formaient un bel ensemble à l'odeur aussi épicée que le repas promettait de l'être. Bien décidée à ne pas avoir fait cuisiner Chaya en vain, Sunya attrapa ses baguettes pour prendre un morceau de poivron.
Alors qu'elle croqua dedans, un coup à la porte la fit sursauter. Lorsqu'elle se retourna, elle reconnut Leekpai. Habillé de sa blouse de médecin, ses cheveux noirs partaient dans tous les sens et il semblait avoir couru. Sunya lâcha ses baguettes et se leva pour le saluer correctement.
— Leek ? Qu'est-ce que vous faites ici ? Il s'est passé quelque chose ?
Elle imagina alors le pire scénario.
— Il est arrivé quelque chose à l'un des enfants ?
Leek, qui avait enfin reprit son souffle, la rassura en secouant la main pendant qu'il prenait une inspiration.
— Les enfants vont bien, ne vous inquiétez pas pour eux. J'avais rendez-vous avec vous cet après-midi mais j'ai une collègue à Chiang Masaket qui a besoin de moi en urgence. Je viens donc vous voir pour notre rendez-vous maintenant, si ça vous va ?
Sunya jeta un regard à son repas et avala sa salive. Elle repensa alors au sourire de Phitchaya, ce qui la motiva à manger. Leek n'avait beau n'être médecin que depuis une poignée d'années, il remarqua tout de même que quelque chose venait de se jouer et décida de ne pas insister quand elle lui demanda de le faire après qu'elle eut mangé. Au lieu de parler du rendez-vous, il s'assit face à elle et entreprit d'apprendre à la connaître.
— Alors, que pensez-vous de Phu Long ?
Entre deux bouchés, Sunya lui répondit :
— C'est bien plus calme qu'à l'Académie. Je n'avais jamais été entourée par la nature, c'est très... reposant, je dirais ? Le ciel de Samitto est souvent rempli par les fumées des usines, à cause du charbon, mais ici tout paraît bien plus naturel.
— Vous n'avez pas encore eu l'occasion de visiter la forêt, n'est-ce pas ?
Elle secoua la tête.
— Pas encore, je pensais demander à y aller demain, comme je ne travaille pas. J'espère que cela ne posera pas de soucis ?
— D'ordinaire, il n'y a pas besoin de demander la permission, tant que vous restez près du village, mais si vous allez plus loin il vaut mieux avoir un garde forestier avec vous. Pour une première fois cela dit, être accompagnée même si n'allez pas loin est plus prudent.
— Pourquoi ?
— Vous ne connaissez pas la forêt donc vous risquez de vous y perdre, et il n'y a personne qui connaisse mieux la forêt que les gardes. Ce n'est néanmoins pas la seule raison. Des Traqueurs viennent parfois dans la forêt, pour diverses raisons que j'ignore moi-même comme elles sont connues seulement des gardes. Ils sont généralement armés et c'est là le soucis. Je n'aimerais pas qu'il vous arrive quoi que ce soit à cause d'eux.
— Des Traqueurs ? Mais je pensais pourtant que Prahima et Thalelek étaient en paix ? Rien que ce matin les enfants m'ont parlé du Traité de Paix.
Leek sourit tristement.
— Je n'ai pas toutes les informations comme je ne suis pas garde forestier, mais je doute que les Traqueurs viennent de Prahima. J'ignore quel est leur but mais, puisque Cha fait son mieux pour les combattre, je ne doute pas qu'ils aient de mauvaises intentions.
Sunya acquiesça, ses lèvres arquées dans une moue songeuse.
— Vous avez complètement confiance en Phitchaya, je vois, fit-elle après un court silence.
Il émit un petit « hum » affirmatif et son sourire se fit plus sincère, joyeux.
— Je lui confierais ma vie sans hésiter, tout comme le reste de Phu Long. Vous savez, au début elle a eu quelques récalcitrants à ce qu'elle devienne la cheffe des gardes forestiers, mais aujourd'hui plus personne ne s'oppose à elle.
— Vraiment ? Je pensais qu'elle l'était devenue sans soucis.
— Cha n'avait que vingt-deux ans quand son père a pris sa retraite et lui a donné son titre de cheffe. Cette décision a été critiqué par certains qui considéraient qu'il l'avait juste choisi parce que c'est sa fille et rien de plus.
— C'est vrai qu'elle était jeune, mais cela ne changeait rien à ses capacités !
— Je pense que ce qui dérangeait vraiment ceux qui ne voulaient pas qu'elle soit cheffe des gardes y voyaient plutôt le fait qu'elle n'était garde que depuis trois ou quatre ans à ce moment-là.
— J'imagine qu'il y avait des gardes présents depuis bien plus longtemps qu'elle ?
Leek hocha la tête avant de poser ses coudes sur le bureau. Ses boucles brunes vinrent couvrir ses yeux pendant un bref instant, avant que sa main ne les remettent en place.
— Etrangement, les gardes eux-mêmes n'étaient pas plus étonnés que ça du choix du père de Cha, c'était plutôt certains villageois qui ne comprenaient pas cette décision.
Sunya pencha légèrement la tête sur le côté pendant qu'elle réfléchissait. Elle ne pouvait s'empêcher de faire des liens entre son propre passé et ce qu'elle savait désormais sur Phu Long. Elle ignorait néanmoins si elle pouvait faire part de ses questionnements à Leek. Elle finit par décider qu'elle en parlerait à Chaya directement et avala sa dernière bouchée. Son déjeuner enfin terminée, elle suivit Leek jusqu'à sa clinique.
Bien plus vétuste que tout ce qu'elle avait connu jusque-là à Samitto, le cabinet se composait de trois pièces. L'une était le bureau où Leek observait les patients, avec quelques chaises faisant office de salle d'attente et des étagères remplies de différents dossiers. Les deux autres portes étaient fermées mais Sunya devina qu'il devait s'agir d'un espace de stockage et potentiellement d'une chambre réservée à l'accueil des cas nécessitant d'être gardés sous observation.
Leek l'invita à s'installer sur le lit réservé aux consultations et attrapa son stéthoscope ainsi que d'autres instruments qu'il déposa sur la table près du lit. Après s'être lavé les mains, il s'approcha de Sunya et commença son examen. Tout y passa : son coeur, son estomac, sa gorge, sa tension... Bien que non-dentiste, il prit tout de même le temps de vérifier sa dentition. En tant que médecin en zone éloignée des villes, il avait en effet reçu une formation de base pour pouvoir s'occuper au mieux des habitants. Enfin, il autorisa Sunya à se lever.
— Je n'ai rien noté de suspect, c'est parfait ! Vous avez l'air de bien vous adapter à Phu Long, c'est super. Je vous rappelle cependant de venir me voir au moindre signe suspect, d'accord ? Votre corps va peut-être très bien pour le moment mais rien ne garanti que vous n'aurez pas d'effets secondaires à son adaptation à la montagne ou à la nourriture d'ici. Je peux compter sur vous ?
— Bien sûr, je viendrais vous voir au moindre signe que quelque chose ne va pas !
— Parfait ! Je vais quand même vous faire une ordonnance pour que Narissa vous donne des herbes apaisantes.
— Comment... ?
Leek sourit.
— En tant que médecin, je me dois de connaître mes patients. Cha m'a vaguement expliqué pourquoi vous êtes ici et je me doute que vos nuits ne doivent pas être des plus reposantes. Les herbes de Narissa vous permettront de dormir plus sereinement le temps que votre esprit s'apaise de lui-même.
— Je... Merci beaucoup, finit-elle par dire.
— Pas besoin de me remercier, c'est mon travail. Est-ce que vous voulez en parler ?
Elle hésita et avala sa salive avant d'aquiescer.
— Je pense que ça pourrait me faire du bien d'enfin en parler à quelqu'un oui.
— Je vous écoute. Ne vous sentez pas obligée de me dire quelque chose que vous ne voulez pas, je ne veux pas vous forcer la main, d'accord ?
— Oui... Je ne sais pas ce dont vous êtes au courant exactement mais... Mes parents sont décédés dans un incendie criminel. C'était les vacances scolaires donc j'étais en direction de leur domaine et quand je suis arrivée...
Les images apparurent sous ses yeux, toujours aussi horriblement nettes que le jour J.
— Le manoir était en ruine, entièrement détruit par les flammes. L'assassin avait particulièrement bien prévu son plan, les domestiques avaient été drogués, de même que mes parents. Tout le monde est mort. C'était la nuit, les habitants alentours faisaient des rondes moins régulières qu'en journée et ne s'en sont rendu compte qu'une fois le feu déjà bien installé. Le temps qu'ils viennent éteindre les flammes, c'était déjà trop tard.
Les larmes aux yeux, elle serra les poings.
— Vous savez le pire ? C'est que j'aurais pu faire partie des victimes, si je n'avais pas retardé ma venue à la dernière minute. Je m'en veux d'être toujours en vie. Je m'en veux d'être arrivé trop tard, de ne pas avoir pu être avec eux alors qu'ils étaient en train de mourir.
Elle renifla et sécha ses larmes.
— Mais je suis aussi heureuse, heureuse d'y avoir échappé. Heureuse de ne pas être une victime, de ne pas avoir permis à l'assassin de mener complètement ma famille à la destruction. Je suis fatiguée par ces deux sentiments qui se combattent sans cesse, culpabilité et soulagement. Je suis soulagée de ne pas avoir à continuer de faire profil bas, de pouvoir vivre loin de mes responsabilités ici, de ne plus avoir à craindre que quelque chose n'arrive à mes parents parce que c'est déjà trop tard de toute manière.
Les mots défilaient, s'enchaînaient comme s'ils avaient toujours voulu sortir et cela lui faisait du bien. Leek se contentait de l'écouter, sachant qu'elle avait besoin de parler et non pas besoin de conseils quelconques.
— La nuit, quand j'essaie de dormir, j'ai les mêmes images qui reviennent sans cesse. Le manoir et les cendres, les corps à peine reconnaissables, l'odeur des cadavres brûlés...
— ça doit être dur effectivement. Est-ce que vous avez quand même pu leur dire au revoir d'une manière quelconque ?
— Oui... J'ai tenu à faire une cérémonie funéraire même si leurs corps étaient impossible à déterminer.
Ses lèvres mimèrent un sourire même si ses yeux ne s'illuminèrent pas.
— Mes parents étaient parfaitement au courant de la menace qui planaient sur eux et m'ont toujours fait part de comment ils voulaient que leurs funérailles se passent. J'ai au moins pu respecté leurs dernières volontés.
— Le travail qu'il vous reste à faire est donc d'être en paix avec vous-même. Pensez-vous que vos parents vous en veillent ?
— Je sais que non, ils étaient parfaitement conscients qu'ils pouvaient mourir du jour au lendemain, et c'était déjà le cas avant ma naissance.
« Qu'est-ce qui était si dangereux qu'ils risquaient leur vie ainsi ? » était sans doute la question qui brûlait les lèvres de Leek à cet instant-là. Elle le savait et le remercia silencieusement de ne pas la lui poser.
— Mais vous, vous n'avez jamais accepté cette idée, n'est-ce pas ?
— Oui... Comment peut-on accepter sereinement l'idée que ses parents pourraient disparaître comme ça ? Notre relation n'était peut-être pas la meilleure qui soit mais je les aimais, tout comme ils m'aimaient.
— Je pense que discuter de tout cela avec Cha pourrait peut-être vous aider. Comme son père était chef des gardes forestiers, il risquait constamment sa vie, tout comme elle le fait actuellement. Même s'il n'est rien arrivé à son père, je pense qu'elle pourra comprendre vos sentiments. Evidemment, rien ne vous oblige, ce que je propose n'est qu'une suggestion dans l'objectif de vous aider.
— J'y réfléchirais. Merci de m'avoir écouté, je pense que ça m'a fait du bien d'en parler...
— Si jamais vous en ressentez à nouveau le besoin, mon cabinet reste toujours prêt à vous accueillir. Ne restez pas seule, surtout. Je sais qu'on peut avoir tendance à vouloir s'isoler lorsque l'on va mal...
Elle acquiesça.
— Vous pouvez compter sur moi.
La consultation se termina là et chacun prit le chemin vers sa prochaine destination, Leek vers Chiang Masaket, Sunya vers les champs de thé pour y dessiner.
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