Chapitre 19 : Gabriel
Il était une fois, dans une certaine ville d'un certain pays, un musée d'histoire de l'art. Et entre les murs blancs de celui-ci, douze élèves et deux professeurs prisonniers, cherchant activement les petits mots déposés par-ci par-là par le meurtrier qui avait assassiné l'un de leurs camarades avant de les enfermer.
Mieux que les histoires de princesses et de dragons, songea Gabriel, le sourire aux lèvres. Je devrais écrire un livre là-dessus, quand ce sera terminé. Sûr que je pourrais en faire un best-seller !
Le garçon était adossé à l'arche qui séparait le hall du reste des salles, observant avec intérêt Cléa fouiller derrière le comptoir qui servait en temps normal de billetterie. Cela faisait plusieurs minutes qu'il se tenait là, immobile et silencieux, sans que la jeune fille ne l'ait encore repéré. Il avait fini depuis longtemps d'inspecter les trois salles qu'il s'était appropriées, et avait même pris la liberté de vérifier encore une fois que la porte vitrée de la boutique était bien close, et pourtant la blonde platine n'avait pas encore terminé sa fouille du seul hall.
Gabriel aurait pu lui lancer une remarque, sachant parfaitement qu'elle ne se serait pas gênée pour le faire si les rôles avaient été inversés, mais le garçon aimait bien trop sa place de spectateur pour cela. Lui adresser la parole, ça aurait été s'intégrer dans le groupe, tout autant que dans l'enquête.
Il y eut un bruit de papier froissé au moment où Cléa se redressa, croisant aussitôt le regard du brun qui formait comme une tache d'ombre sur le mur blanc, sous ses vêtements et ses cheveux noirs. Durant un long moment qui sembla durer une éternité les deux lycéens se toisèrent, aucun ne prenant la parole ni ne détournant les yeux.
- Tu as fini ? demanda un peu sèchement la jeune fille en passant par-dessus le comptoir pour venir se planter juste devant lui après l'interminable silence.
- Bien plus vite que toi, avec le temps que tu as mis tu aurais largement pu faire le tour du musée sans que je ne le voie. Mais il n'y avait rien.
- Moi non plus, je n'ai rien trouvé, répliqua Cléa en le dépassant pour s'avancer dans les salles du musée, en éludant sa remarque.
Gabriel haussa un sourcil et laissa un rictus déformer ses lèvres. Elle paraissait plus sur les nerfs que d'habitude, même si elle contrôlait suffisamment bien ses expressions faciales pour que ce soit difficile à dire. Avait-elle peur d'avoir été prise sur le fait ? Sous son masque d'arrogance, il était toujours difficile de savoir ce qu'elle pensait vraiment, et s'il se fissurait ce n'était jamais pour bien longtemps. Et même là encore, Gabriel ne savait jamais vraiment si les émotions que son visage reflétait étaient factices ou réelles.
Les deux adolescents se dirigèrent ensemble vers la salle où gisait Jérémy. La pièce voisine était le lieu de rendez-vous que le groupe s'était fixé une fois que chacun aurait récolté les enveloppes de sa section du musée. Cléa semblait perdue dans ses pensées, et le brun l'y laissa pour se concentrer sur sa propre satisfaction découlant des derniers événements.
- Gabriel, lança soudain la jeune fille, brisant le silence qui s'était instauré.
- C'est moi.
Les yeux d'un bleu pâle presque translucide de la blonde le transpercèrent de part en part, comme si elle était capable de voir au plus profond de lui, de sonder ses pensées. Dans un sursaut, le garçon eut le réflexe de s'enfuir mais se retint à temps. Avant, il était presque invisible, personne ne le regardait fixement comme s'il avait un intérêt autre que décoratif. L'ancien "lui" aurait été terrifié de se retrouver au centre de l'attention, persuadé que ça finirait mal, qu'il serait blessé physiquement ou mentalement, plus qu'il ne l'était déjà.
Mais l'ancien "moi" est mort, se rappela-t-il. Cette fois, personne ne me fera de mal, c'est moi qui m'amuse et eux qui souffrent. Je n'ai plus besoin d'avoir peur.
- Pourquoi est-ce que tu as accepté de t'intégrer dans la recherche des secrets ? demanda Cléa. Tu t'en fiches que notre intimité soit dévoilée, et tu ne veux pas participer à l'enquête.
- Ce n'est pas évident ? Pour le plaisir de ta compagnie, bien sûr.
La jeune fille ne répondit pas. Si Gabriel devait lui accorder quelque chose, c'était qu'elle n'était pas bête, et par conséquent elle devait bien avoir compris qu'il ne lui donnerait pas la réponse qu'elle attendait. Essayer de la lui arracher serait une pure perte de temps.
À vrai dire, il n'avait pas été étonné lors de l'attribution des paires de se retrouver avec elle. Il lui paraissait logique qu'elle veuille s'éloigner de Loup et Nancy un moment, peu importe sa situation. En tant que meurtrière, cela lui aurait empêché d'être trop longtemps en contact avec ceux qui visiblement essayaient de la démasquer avec le plus de résultats. En tant qu'enquêtrice également, cela lui aurait permis d'éviter de se faire parasiter par M, dans le cas où il voudrait la guider sur une mauvaise piste sans qu'elle s'en rende compte. Prendre un peu de recul ne pouvait faire que du bien à Cléa, et quoi de mieux pour cela que d'avoir pour compagnie celui de la classe qui parlait le moins ?
Sans compter qu'elle espérait très certainement le surveiller, voire lui extorquer des informations, puisqu'il était parvenu à distiller dans les esprits de ses chers camarades la certitude qu'il en savait plus qu'eux à propos du meurtre. Pour le moment la jeune fille n'avait pas encore essayé de le pousser dans ses retranchements, mais il était certain que ça ne tarderait pas.
C'est amusant, j'ai l'impression d'être dans un jeu de rôle, comme le loup-garou ou quelque chose du genre...
L'enthousiasme lui donnait des ailes, masquant la peur qui, quoi qu'il essaie de s'en persuader, lui rongeait toujours les entrailles. Il réfléchissait vite. Lui qui avait toujours dû faire des efforts en cours pour apprendre même s'ils n'étaient pas récompensés, se rendait à présent compte qu'il ne s'était jamais réellement impliqué dans ses révisions. L'intensité de sa réflexion n'avait jamais été si forte que depuis qu'un membre de sa classe était mort, et que son espérance de vie avait brusquement diminué.
Tout était différent maintenant que son avenir était en jeu, et qu'il était sur un relatif pied d'égalité avec le reste du groupe. Cette fois, il avait le droit d'avoir un avis propre, il n'était plus transparent. D'une simple volonté, sur une simple saute d'humeur, il pouvait s'il le souhaitait changer le cours des événements de la nuit. Il avait découvert une sensation de puissance parfaitement grisante, qui le poussait, pour la première fois de sa vie, à donner le meilleur de ses capacités.
Gabriel surprit à nouveau le regard aux lueurs sauvages de Cléa vissé sur lui. Il eut l'impression que son souffle se coupait, l'espace d'une seconde. Même s'il était conscient qu'il n'avait plus aucune raison d'avoir peur, son corps réagissait malgré lui, dans un indubitable instinct de survie. Il hésita une seconde, mais comme la jeune fille semblait toujours aussi imperturbable, il demanda de l'air le plus dédaigneux qu'il pouvait mimer :
- Tu t'es découverte une soudaine attirance pour moi ?
Cléa ignora sa question dont la réponse était évidente, et elle attaqua plutôt :
- J'imagine que tu sais parfaitement que majorité des idiots de notre classe te croient coupable.
- Et ? ricana le petit brun. Toi aussi, tu es en haut de la liste des suspects, j'espère que tu es au courant.
- Sans blagues ? Contrairement à toi, j'essaye de prouver mon innocence en trouvant le coupable. Tu as plutôt l'air de faire le contraire.
Cette remarque fit retrouver son calme à Gabriel, qui laissa échapper un petit rire.
- À quoi ça servirait que l'autre bande d'idiots me pense innocent ? Ce n'est pas d'eux qu'il faut avoir peur, en ce moment. Ce n'est donc pas d'eux qu'il faut essayer d'attirer la sympathie.
- Je pense que tu sais tout comme moi que le plus intelligent n'est pas celui qui est aveuglément persuadé de ses capacités, comme je pourrais citer par exemple, à tout hasard, Scarlett. Mais bien celui qui sait jouer au plus idiot.
- Dans ce cas-là désolé de te décevoir, mais tu peux parler. Tout le monde a bien remarqué que tu fais partie de ceux qui font avancer l'enquête. Ce n'est pas comme ça qu'on fait profil bas, et je sais de quoi je parle.
- Donc tu insinues clairement que tu es apte à jouer au plus idiot ?
Le garçon lui jeta un regard noir, du genre de ceux qui peuvent clouer quelqu'un sur place tant ils recèlent de haine pure. Pourtant, Cléa ne cilla pas. Elle ne devait pas être si facilement impressionnable. Sans qu'il s'en rende compte, ils s'étaient arrêtés dans leur marche pour se faire face, entre deux statues immobiles qui semblaient les fixer.
La blonde était réputée dans le lycée pour sa grande beauté. Elle n'avait pas froid aux yeux, osait dire ce qu'elle pensait en toute circonstance. Jamais elle ne se laissait marcher sur les pieds, elle était parfaitement consciente de ses capacités mentales comme physiques et les utilisait avec art. Fous étaient ceux qui auraient essayé de s'en prendre à elle. Pour Gabriel, ou du moins l'ancien Gabriel qui acceptait de se faire martyriser sans ouvrir la bouche, adresser la parole à cette fille était un privilège qui n'était accordé qu'à une minorité d'êtres supérieurs. Seuls les plus beaux, les plus intelligents pouvaient tenir une conversation avec elle. Pas un simple moins que rien comme lui.
Et d'un coup M était arrivé et avait tout remis en cause. La hiérarchie était ébranlée. Les élèves les plus brillants en classe pouvaient se retrouver impuissants, alors que ceux qui étaient habituellement effacés réagissaient le mieux et prenaient la parole. Les professeurs perdaient leur droit à diriger. Les compteurs étaient remis à zéro, et ceux qui avaient été des amis ou des ennemis, des amants ou de presque inconnus n'étaient plus que des êtres humains tous égaux face au danger de mort qui pesait sur leurs têtes.
Et c'est ainsi que Gabriel se retrouvait face à la plus belle fille du lycée, la plus fière et la plus incontestablement brillante de tous, et qu'elle lui parlait comme si une telle chose était parfaitement naturelle.
- Pendant des années... j'ai baissé les yeux devant vous, j'ai longé les murs, esquivé vos coups, lança-t-il avec un détachement qui ne représentait pas son émotion à ces mots. Je sais me rendre invisible, si j'en ai envie. Mais je n'ai pas l'intention de faire ami-ami avec qui que ce soit, je compte simplement sur le meurtrier pour accomplir ma vengeance à ma place.
- Pourtant ce serait plus simple pour toi d'accomplir toi-même ta vengeance, non ? rétorqua Cléa, complètement insensible aux reproches du garçon.
- Et pourquoi ? Je ne vois pas pourquoi je ferais des efforts alors que quelqu'un me mâche le travail. Je préfère vous voir vous entredéchirer plutôt que d'être intégré dans vos problèmes. Que vous trouviez le coupable ou pas, moi, je m'en fiche. Dans tous les cas ce sera amusant pour moi.
La jeune fille lança un regard à Gabriel que celui-ci ne sut déchiffrer. Les bras croisés sur sa poitrine, son corps tendu face à lui, elle restait immobile. Le silence emplit alors la pièce, et le garçon observait la blonde attentivement, trouvant soudain que l'aura d'arrogance flottant habituellement autour d'elle s'était évaporée pour laisser place à quelque chose de plus sombre. Était-ce l'un de ses rares moments où sa véritable personnalité transparaissait sous le rôle qu'elle jouait ?
- Rien ne me prouve que tu ne mens pas, lâcha-t-elle.
Gabriel comprit qu'elle se trouvait dans une impasse, mais il avait du mal à savoir si elle le croyait coupable ou non. Cherchait-elle à gagner du temps pendant que quelqu'un disparaissait quelque part dans le musée, et le freiner pour qu'il ne la soupçonne pas ? Ou enquêtait-elle réellement et cherchait-elle vraiment à savoir s'il avait quelque chose à se reprocher ou non ?
Dans tous les cas, il la sentait à court de mots, comme si pour l'une des rares fois de sa vie elle n'avait plus de stratégie, et sa répartie cherchait vainement un chemin à se frayer. Et si Gabriel avait le bon raisonnement, il était fier d'être celui à parvenir à la déstabiliser.
- Et toi ? susurra-t-il alors presque dans un murmure, le sourire aux lèvres. Qu'est-ce qui me prouve que tu n'es pas la coupable ?
- Ma bonté naturelle ? répondit-elle sur le même ton.
- Tu as autant de bonté naturelle que moi, n'essaie pas de faire croire le contraire. Pourquoi est-ce que tu t'impliques autant dans l'enquête ? Pour survivre ? Ou pour éviter que ton vrai visage soit révélé à la classe ?
- Je te l'ai déjà dit, gamin, contra-t-elle en fronçant les sourcils. J'essaie de prouver mon innocence, or toi comme moi savons que tenter de convaincre les autres que je ne suis pas coupable avec ma gentillesse serait complètement inutile. Mon seul moyen de m'en sortir c'est de trouver le meurtrier avant qu'on croie définitivement que c'est moi.
Cléa ajouta avec un sourire furibond :
- Et mon seul vrai visage, c'est le bel exemplaire que tu as face à toi. Profites-en, il risque fortement de disparaître avant demain matin.
- Comme ce serait dommage, ricana Gabriel. Mais donc si tes intentions sont si louables... dis-moi, qu'est-ce qui t'as pris si longtemps dans le hall ? Et ne prétends pas que ce sont les enveloppes, s'il-te-plaît, il n'y en avait aucune.
Sous les yeux ébahis du petit brun, Cléa sembla faiblir. C'était presque imperceptible, mais ses paupières s'écartèrent très légèrement, petit geste qu'elle tenta de camoufler très vite en plissant les yeux, et elle fourra ses mains dans ses poches. Gabriel eut alors le sentiment que son sentiment était le bon, que la jeune fille avait bien passé beaucoup plus de temps que prévu dans le hall, et ce pour une raison précise.
- Est-ce que je te demande ce que tu faisais pendant si longtemps à l'écart des autres ? finit par rétorquer Cléa, un peu plus agressivement que d'habitude.
Gabriel faillit relancer sur le sujet qui l'avait indubitablement piquée à vif, mais renonça. Qu'est-ce qu'il en avait à faire après tout, de ses petites cachotteries ? Et comment pourrait-il parvenir à lui extorquer ? À la place, un petit rire lui échappa. En fin de compte il rit si fort que les larmes lui montaient aux yeux et qu'il eut du mal à tenir debout. Devant lui, Cléa le fixait d'un air mi-surpris mi-circonspect, et cette expression plongea encore plus le garçon dans les méandres de son fou-rire. Il était incapable de s'arrêter. Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas connu ça.
- Je sais bien que je suis drôle, pour ne pas dire hilarante, mais là je n'ai rien dit. Heureusement que je suis celle qui te trouve le moins bizarre, je me demande ce qu'auraient pensé les autres, lança Cléa en retrouvant l'arrogance qui lui était propre.
La remarque de la jeune fille ne toucha pas vraiment Gabriel, qui avait l'habitude d'être pris pour un fou. Qu'elle pense comme les autres ou pas, qu'est-ce que ça changeait ? D'ici quelques heures, elle serait très certainement morte. Lui-même, son espérance de vie était si faible, il n'avait plus de temps pour s'inquiéter de l'avis des autres à son propos. Tout ce qui lui importait, c'était de tenir assez longtemps pour voir le bout de cette histoire.
Les paroles de Cléa eurent cependant pour effet positif de l'aider à se calmer. Essuyant une larme qui perlait au coin de son œil, il se remit en marche sans un mot de plus.
- En fait, tu ne connais pas le meurtrier, lança soudain et dans un calme terrifiant la jeune fille, ce qui calma encore plus nettement Gabriel.
Elle le disait sur le ton de la vérité, comme si elle découvrait elle-même ses propos. Elle semblait sincère, pour une fois, et ne cherchait à le provoquer. C'est sans doute cela qui poussa Gabriel à répondre :
- Qu'est-ce qui te fais dire ça ?
- Si tu connaissais le meurtrier, tu l'aiderais. Les autres t'en ont tellement fait baver, si on se met à ta place, comment laisser quelqu'un faire un boulot qui te serait jouissif ? La vérité, c'est que tu le cherches encore, et tu t'en rapprocheras quand tu l'auras trouvé.
Gabriel la fixa en silence, la jaugeant du regard. Elle soutint celui-ci sans peine, mais sans procéder à la même inspection qui lui faisait perdre ses moyens plus tôt. Elle le regardait simplement comme on regarde une connaissance, sans froideur ni calcul pour une fois.
- Peut-être que tu as raison, finit par lâcher le garçon sans la moindre trace d'humour. En quoi ça changerait quoi que ce soit pour toi ?
Cette fois, Cléa sourit franchement.
- C'est simple. Ça me permet de savoir si je dois faire de toi un ennemi ou un allié.
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