
Prologue (8) : Retour aux sources
Eh bien moi qui m'attendais à rentrer vite, je suis mal barré.
J'espérais recevoir un peu d'aide d'Emerens pour retrouver mon chemin, mais ce crétin est plus occupé à regarder les alentours et prendre des notes que me dire si on est passés par là ou non. Ce qui fait que, en laissant Moanaura qu'on est censés guider de côté, je suis le seul con capable de me repérer dans tout ce bordel.
Une chance que je sois un bon observateur. Et que j'ai réussi à analyser mon environnement en réfléchissant. Parce que si on devait compter sur les deux autres...
Le pire, c'est que je suis obligé de chercher dans un silence de plomb. Etant donné que je suis le seul ici capable de communiquer entre les deux, c'est à moi qu'on devrait s'adresser en cas de problème ; or, je n'ai jamais été un grand bavard. Je préfère écouter les gens parler, en règle générale. Et là, vu que je suis trop occupé à chercher mon chemin pour faire la conversation, eh bien, il n'y a pas beaucoup d'opportunités pour parler.
Et autant, j'aime bien le silence, autant là, il est un peu pesant.
Je me sens pris en tenaille entre le locuteur anglais et néerlandais et la française. Dès que l'un d'entre eux va ouvrir la bouche, je suis bon pour traduire. Je crois que c'est surtout ça qui fait autant peser le silence.
Enfin, du moment que ça dure le plus longtemps possible et ce, jusqu'à ce qu'on rentre à la maison où Nako pourra parler français, moi, je ne dis pas non au p–
« Dis, le nain. Question. Vous êtes combien ? »
Et voilà, mon karma a décidé de m'emmerder. En la présence de Moanaura, qui me regarde avec curiosité. Et moi, évidemment, je me retrouve à compter sur mes doigs.
« En comptant le groupe de recherche et Ade, on est dix. Onze avec toi, du coup.
— Tous des Ultimes ?
— Ouaip. Bienvenue en Enfer, laisse-moi te guider... »
Elle pouffe.
« On va pas s'avancer, hein. C'est bien drôle, l'enfer, mais pour un kidnapping pareil, je me demande bien ce qu'il peut nous arriver. C'est vrai, quoi, on a toutes libertés de mouvement, c'est plutôt bizarre pour un enlèvement... »
...
Par tous les Saints qui sont vénérés sur cette maudite planète, ne me dites pas qu'il y en a une ici qui n'a jamais entendu parler des Monokuma et des Tueries ???
Nan mais je veux dire, ça fait trois ans. Le livre de Monogatari est sorti il y a deux ans. Entre temps, on a recensé sept Tueries. Deux extrêmement médiatisées, trois très connues, une interrompue, et la dernière, qu'on ne connaît que de nom de code. Chaque étudiant à cette école est censé connaître les risques. Moi, je ne les connais que trop bien.
Mes doutes ne m'empêcheront pas de ne pas avoir énormément d'espoir sur là où j'ai atterri. N'importe quel endroit où Ansgar est prisonnière ne peut s'apparenter qu'à l'Enfer.
Et ma grimace doit être assez évocatrice vu la moue qu'elle fait.
« J'ai dit un truc mal ?
— Es-tu à ce point inconsciente, X ? »
Elle gonfle les joues.
« Eh, du calme. Tu reconnaîtras que c'est bizarre. On est tous, en tout cas au moins moi, kidnappés et mis ici sans raison, pourtant, on a un espace de fou, de la bouffe, et on peut aller où on veut. Ça fait une journée, bientôt, et on a eu aucun pépin... Moi, franchement, je ne vois pas pourquoi je m'inquiéterais. C'est peut-être un exercice d'Hope's Peak pour l'adaptation des Ultimes en condition réelles ? »
Retenez-moi je vais la tabasser.
Être à ce point ignorante de la situation du monde quand elle te touche directement, c'est on ne peut plus énervant. A la limite, essayer de voir les choses sous un autre angle que les Tueries, je veux bien, c'est ce que j'essaie de faire aussi. Mais rien dans son ton n'indique une quelconque panique, où suspicion. Elle a toute confiance en notre bourreau.
« Ôte moi d'un doute, je demande, le plus calmement possible. Quand as-tu eu ton Ultime ?
— Février dernier, pourquoi ? »
Donc, un peu moins de deux mois pour se renseigner. Bordel, elle a vraiment juste pris le titre pour la popularité, on l'a même pas menacée ? Et après, pas de recherches préliminaires sur Hope's Peak ? quand une ado cheloue vient te voir avec une lettre, c'est la priorité, pourtant !
« Dites, intervient Emerens, les sourcils froncés. Ce n'est pas que je ne comprends pas absolument pas ce qu'il se passe, mais vous pourriez m'expliquer ?
— Moanaura me dévoile simplement sa crétinerie, je grommelle. Même pas une once de suspicion, rien. A l'entendre, l'Enfer Aquatique n'existe pas. »
Emerens pince les lèvres.
« Je vois. Peut-être serait-il bon de lui faire un briefing. À elle, et à toute personne qui n'y connaît rien. »
Ah ça, je crois que c'est une évidence. Mais de toute évidence, ça attendra. Moanaura, qui n'a même pas compris qu'on lui cassait du sucre sur le dos, a un immense sourire.
« Mais c'est vrai, lui non plus ne parle pas français... Je me demandais pourquoi un tel silence alors qu'il a plutôt l'air du genre à l'ouvrir ! »
Oh, ça sent pas bon, ça. Le sourire qu'elle a ne me dit rien qui vaille, et rien que la lueur dans ses yeux est une preuve que je ne vais vraiment pas aimer les secondes qui vont suivre. Pitié, Moanaura, ne me fais rien traduire de bizarre...
Emerens hausse un sourcil, mais pas le temps d'essayer de calmer la tempête. Moanaura se dirige droit vers moi, et me prend par les épaules en moins de temps qu'il ne m'en faut pour blasphémer.
Vous me direz, j'ai passé ma vie à démontrer mathématiquement la non-existence de Dieu.
« Profitons-en un peu. Dis-donc, toi, où est-ce que tu t'es trouvé une belle gueule pareille ? C'est ton mec ? »
Et c'est parti...
Comment je vais me tirer de cette situation, moi ? Lui donner un coup de coude et la virer de mon espace vital ? Elle a un sabre. Aucune envie qu'elle ne me raccourcisse la colonne vertébrale.
Autant jouer son jeu le plus longtemps possible et lui faire oublier de traduire.
Parce que si je sors ça à Emerens, je le connais, le bougre, je suis mort.
« T'exagèrerais pas un poil sur la belle gueule ?
— Ooooouh, j'ai touché un point sensible. Mon cher, pour ton information, je suis plus gay qu'un pinson arc-en-ciel, alors si je trouve un mec beau, c'est vraiment que c'est un canon. C'est le fait que tu essaies de le nier qui est très suspicieux pour moi ! »
Respire, Thibault, respire. Le pavé comme ma nuque souffrirait de la rencontre de sa tête avec le sol.
Le pire dans l'histoire, c'est que l'embarras me fait prendre une fort peu opportune couleur rouge, et Emerens ne perd pas une occasion de se moquer de moi vu qu'il pouffe derrière son poing sans même comprendre un mot de ce qu'on dit.
Même si ce n'est rien à côté de l'éclat de rire de Moanaura.
« Qu'est-ce que je disais ! T'es une tomate, c'est trop chou. Il est canon hein ? »
Nan mais je rêve.
« Calme tes miches, je grogne, garde levée le plus haut possible. C'est mon meilleur pote. J'ai aucune intention de pécho mon meilleur pote.
— Meilleur pote, hein, ricane Moanaura. T'as même pas nié.
— Si j'avais nié, ça aurait été encore pire, comment tu veux que je m'en sorte, merde ?! »
Nan mais sans blague, au bout d'un moment y'a aucune échappée avec une garce pareille. Et putain qu'est-ce que j'ai envie qu'elle finisse dans le mur en face de moi. Mur que je reconnais, tiens.
« Enfin peu importe, on est arrivés, j'ajoute le plus rapidement possible avant que Moanaura en rajoute une couche. On était vingt maisons plus loin, je pense que les autres se sont installés dans la maison voisine à celle au loquet cassé... »
Et là, par contre, je traduis en néerlandais. Ce qui arrache un grognement satisfait à Emerens.
« Pas trop tôt, enfin tu parles une langue que je comprends.
— Plains-t-en à Moanaura qui me casse les couilles. Et j'espère que la bonne odeur est celle de Nako qui cuisine, parce qu'avoir envie de lui enfoncer la tête dans le mur, ça creuse ! »
Il a un petit rire.
« Il serait mieux pour notre survie qu'on en reste là, je crois. Dépêchons nous de rentrer en vitesse, je commence à avoir faim, moi aussi... »
Et ce n'est pas la douce odeur de côtes de porc grillées qui va me couper l'appétit. On arrive pile à l'heure du repas, on dirait, même si je ne peux pour le prouver me fier qu'au soleil, et ça, c'est un langage parlé par tout le monde ici. Moanaura, nous voyant renifler, prend une profonde inspiration.
« Miam, ça sent super bon. C'est votre crew qui prépare ça ? »
Je traduis la question à Emerens, qui a un large sourire.
« Tu sais quoi ? Un seul moyen de le savoir. Je vois les lumières allumées dans cette maison, là, bas, il renchérit en pointant du doigt un bâtiment mitoyen à notre précédent point de chute. Tout le monde à table, le dernier arrivé est hétérosexuel ! »
Eeeeet j'ai même pas le temps de traduire. Le voilà qui trace aussi vite que lui permet sa prothèse de jambe. Qui, certes, lui permet quelques avantages, mais Moanaura semble ne pas avoir eu besoin de moi pour comprendre qu'il fallait faire la course, puisque la voilà qui se précipite à sa suite sans perdre la moindre minute.
Je suis donc magistralement laissé derrière, et franchement, me faire traiter d'hétéro par mon meilleur ami, ce serait sacrément ironique au vu de notre historique.
Tout ça pour dire que je ne prends même pas le temps de penser « crevards » avant de foncer derrière eux de toute la force de mes petites jambes de crevette. C'est déjà évident que je ne rattraperais pas Moanaura ; par contre, contre Emerens qui a beaucoup de mal à courir, j'ai peut-être une chance...
Le combat est rude, mais finalement, j'arrive devant la porte en deuxième, Emerens me talonnant de près. Son bras est refermé autour de mon cou, et mon coude gauche s'enfonce dans ses côtes, mais je suis quand même devant. Et bien derrière Moanaura qui s'acharne déjà sur la porte.
« Je vais pas te faire l'affront de te traiter d'hétérosexuel, je chuchote au dernier en m'empêchant de rentrer dans le mur. Sans vouloir te vexer, mon grand, je crois que même un incel ne me croirait pas.
— Dommage, me répond Emerens sur le même ton. Je me serais fait une joie de te prouver le contraire. »
C'est ça c'est ça. Puisque je te dis que tu n'en as pas besoin, abruti, ce n'est pas pour rien. Heureusement pour moi, la petite séance d'introspection homosexuelle est interrompue par l'arrivée surprise de Nako, qui ouvre la porte une moue agacée sur le visage.
« Soyez gentils, les enfants, ne me démolissez pas une deuxième porte– Oh ! Bonjour, mademoiselle ! »
Evidemment, Nako a parlé en anglais. Moanaura pince les lèvres, et c'est moi qui réponds à notre hôte, retenant Emerens de m'étrangler pour se venger de sa défaite.
« Elle parle pas anglais, Nako. Juste français.
— Au moins cette fois, sourit cette dernière, je peux communiquer avec elle. Enchantée ! Je suis Nako Moriyama, Ultime Game Designer ! Entre donc, ma puce, tu as l'air épuisée ! Je suis sûre qu'un bon thé te ferait du bien, allons, allons, ne sois pas timide ! Une si jolie jeune femme ne devrait pas rester éveillée si longtemps... »
Alors là, j'ai jamais vu ça, tiens. La si sûre d'elle Moanaura est tellement prise par surprise par Nako et sa parfaite maîtrise du français et des petits noms affectueux qu'elle n'arrive pas à en placer une. C'est pire encore quand la Game Designer la prend par la main avant de la traîner à l'intérieur, et je n'ai que le temps de surprendre son air abasourdi que nous voilà laissés seuls sur le perron, moi et Emerens.
Ce dernier cligne des yeux.
« Nako m'étonnera toujours.
— Tu l'as dit. Je pensais pas qu'elle allait la calmer. »
Emerens sourit.
« Pas pour ça. Nako et les femmes, c'est quelque chose, parfois... Des fois, je me dis qu'elle en a plus éconduit que moi.
— Wow. J'apprends un truc que je voulais pas savoir, là. Et à combien se monte le compte ? »
Oui, parce que là, je me demande si Nako est une tombeuse, ou simplement si Emerens n'a guère de succès auprès des filles. Et ni l'une ni l'autre des deux options ne sont réellement plausibles, en toute objectivité...
Malheureusement pour moi, j'ai vite ma réponse, vu qu'Emerens se met à rire.
« De ma part, beaucoup. Disons que j'ai mon petit succès auprès de tous les genres. Allez, viens, j'ai faim, moi. »
D'accord. Donc c'était bien Nako la tombeuse. Eh bien, on en apprend des trucs. Elle est jolie, certes, mais je l'imaginais pas du genre à briser des cœurs.
Moanaura est déjà dans le salon quand je rentre. Elle ne dit rien, mais cette fois davantage à cause de la présence d'Ibrahim et de Flor, dont l'une la regarde de travers. Avoir ces deux tas de muscles dans la même pièce ne doit pas la rassurer. Surtout que les deux se sont placés devant Ruben, sans doute à la vue de l'arme.
Nako, elle, est encore plantée dans le couloir. Elle fixe le salon avec un air amusé.
« Alors comme ça t'es une tombeuse, Nako, je ne peux m'empêcher de lancer, profitant de l'absence de sa victime. On croirait pas ça de toi. »
Elle rit.
« Je ne dirais pas ça ! Mais face aux filles de son genre, je considère qu'il est une bonne idée de leur faire perdre leurs moyens le plus tôt possible. Je ne tiens pas à subir la version féminine d'Emerens, et très souvent, un peu d'attention et de compliments suffisent à les calmer...
— Tiens donc, on en apprend des trucs, je ricane. Je devrais essayer sur l'original. »
Emerens reprend le rire de Nako, avant de me faire un clin d'œil.
« Cela implique-t-il que tu veux me draguer de la même manière ? »
... Et il a retourné mon attaque contre lui, le salopiaud. Je lève les yeux au ciel, retenant le sang de me monter aux joues, et le rire d'Emerens s'amplifie.
« Voilà qui est mieux. Allez, Thibs, laisse-moi la drague, c'est ma raison d'être.
— ça j'avais remarqué. Bon, on peut aller dans le salon où tu comptes laisser ton bras autour de mon cou ?
— Oh, on peut largement faire les deux. »
Et, joignant le geste à la parole, le voilà qui m'entraîne dans le salon. Sans me lâcher. Super.
Ibrahim et Flor me saluent d'un hochement de tête, et Ruben me remarquant enfin de derrière ses deux gardes du corps a un petit signe à mon adresse.
« Oh, t'es rentré, Thibault ! Justement, on cherchait des gens pour faire un président...
— Les autres ne sont pas avec toi ? » Enchaîne Ibrahim.
Je m'assieds à côté d'eux, dans une vaine tentative de déloger l'autre diablotin collant. Qui justement, profite du canapé pour se coller encore plus à moi. Pas gêné.
« Non, répond celui-ci, on les a lâchés en route. Apparemment, Ansgar est à trois heures d'ici à pied, et en plus de ça, on a croisé Moanaura ici présente. »
Moanaura qui est d'ailleurs déjà en train de s'enrouler dans des couvertures, son sabre et ses bottes posées à côté du canapé. Ce qui semble grandement tranquilliser Flor. Cette dernière cesse de regarder dans sa direction pour me faire un signe.
« Ai appris un peu d'anglais. Suffisant pour comprendre le jeu. Vous jouez ? »
Elle me parle encore en espagnol, mais bon, si elle se joint à un jeu, c'est un progrès. Je hoche la tête, avant de traduire ses paroles aux autres. Enfin, surtout à Emerens.
Ce dernier sourit.
« Navré, mais je suis moyennement tenté par un jeu. J'ai envie de me reposer l'esprit, surtout, et les jeux de cartes, ce n'est pas le meilleur moyen, pour moi.
— Mouaif. Dis plutôt que tu veux pas te décoller de moi, enfoiré.
— Pourquoi je me priverais ? Entre nous, sourit Emerens en baissant d'un ton, de sorte à ce que je sois le seul à l'entendre. Tu es un des coussins les plus prometteurs sur lesquels j'ai eu l'heur de poser ma tête... »
Dois-je en conclure que c'est mort pour le déloger ? Oui ? Très bien, je n'ai donc d'autre choix que d'accepter mon destin.
« Un président, vous disiez ?
— Euh oui. On essayait de chercher un jeu sans, euh, limite de joueurs, répond Ruben, hésitant. Et je voulais tenter le poker, ça m'a toujours fasciné, mais... Ibrahim refuse de m'apprendre... »
Ce dernier a un léger soupir.
« Je vais encore moins t'apprendre avec Emerens parmi les joueurs.
— Roh, ça va, ricane ce dernier, je ne vais certainement pas bouger de ma position avant le repas, cela me met dans l'impossibilité de jouer. Il serait trop facile pour Thibs de regarder mon jeu... Comment bluffer dans ces conditions ?
— Dans tous les cas, rit Ibrahim, tu es un insupportable tricheur. Alors, je préfère que tu ne joues pas avec nous.
— Ces accusations sont entièrement infondées. Cite une seule fois où j'ai gagné en trichant ? »
Ibrahim soupire de nouveau, mais ne répond rien. Il se contente de distribuer les cartes, et le groupe se décide finalement pour un pouilleux à carte au hasard dont j'explique les règles rapidement à Flor.
Cette dernière hausse les épaules.
« C'est pas très présent chez moi, mais ça reste simple. Donc, jeu chacun son tour ?
— Ouaip. Et, Emerens, je grommelle en repassant sur le néerlandais. Pas de crasses. Ne donne aucun indice sur mon jeu.
— Mais voyons, je ne suis pas si traître. Après, pour t'assurer de ma bonne foi, tu peux trouver un moyen de m'empêcher de parler... »
Ravale tes clins d'œil tout de suite, Emerens van Heel, j'ai très bien compris ce que tu voulais dire. Même si, et ce malgré le fait qu'il m'ait répondu en anglais, je suis bien le seul. Flor fouille son dico, Ibrahim se contente de nous tendre le panier de fruits, et Ruben se gratte la tête. Quant à Moanaura, elle dort déjà.
Comme si je crevais d'envie de fourrer ma langue dans ta bouche. C'est vraiment pas le moment, mon pote. Enfin, j'espère que la poire que tu viens de te caler entre les dents te suffira.
Ruben distribue finalement les cartes aux quatre joueurs, avant de déposer trois paires au milieu. Flor le suit avec deux. Ne restent donc qu'Ibrahim et moi, avec une paire pour moi, et, visiblement, zéro pour le Soldat.
Ce dernier me tend son jeu pour que je puisse piocher, et je récupère une carte au hasard. Zut, pas de paire.
A moi de tendre mon jeu à Ruben. Ce dernier a une légère grimace alors que j'avance les cartes vers lui.
« Désolé, mais... Tu peux te rapprocher encore un peu ? Tu es loin et j'ai mal aux bras... »
C'est vrai qu'il est sur le canapé d'en face, lui. Je m'exécute, sous le regard curieux d'Emerens qui a desserré un peu sa prise sur mon cou. Heureusement pour moi, il me laisse me réinstaller sans me tirer à lui, et bouffe même sa poire de son côté ; Si bien qu'on continue, finalement, la partie en étant simplement l'un à côté de l'autre, et son bras passé autour de mes épaules.
Flor a un cri de victoire en déposant ses dernières cartes au milieu, arrachant un petit rire à Ibrahim. Mal lui en prend, cependant, vu qu'elle lui jette un regard noir.
« Qu'est-ce qu'il y a, tu te moques ? »
Ibrahim cesse immédiatement de rire.
« Il y a un problème, Flor ?
— Elle pense que tu te moques d'elle, je réponds en prenant une de ses cartes. C'est le cas ? »
Toujours pas de paire. Ça devient soûlant, même si mon jeu à moi, au moins, il diminue un peu. Ibrahim, le pauvre, a toujours toutes ses cartes. Pas une paire n'est tombée.
Ce dernier hausse les épaules.
« Non, ce n'était pas le cas. Toutes mes excuses si je t'ai offensée, Flor. »
La concernée fouille dans son dictionnaire, avant de lever les yeux au ciel. La crise semble cependant passée, et Ruben peut prendre une des cartes dans mon jeu. Lui, par contre, il est presque au bout.
Il va falloir que je calcule bien mon coup si je veux arriver deuxième. Je crois que j'ai trouvé le pouilleux du moment. C'est la reine de cœur. Ça fait trois fois que je la vois passer.
Et si je veux pouvoir la refiler à Ruben avant qu'il ne me pique la deuxième place, je vais devoir me montrer très imaginatif.
Ce dernier tend la main vers mon jeu. Avant de se stopper.
« Excusez-moi, si ce n'est pas indiscret...
— Y'a quoi ? »
La main de Ruben se déplace autour de mes cartes, hésitantes. Avant de s'en éloigner, pour montrer Emerens, en train de se lécher les doigts après sa seconde poire.
« Je me demandais. Lui et toi, vous êtes, euh... »
Sans doute trop gêné pour continuer sa phrase, il pose son jeu, et joint les deux doigts dans un geste très évocateur. Je comprends immédiatement de qui, et de quoi il parle.
Et évidemment, ça me hérisse le poil.
« Eh là, calme-toi. On a juste été giga proches pendant un an, y'a des habitudes qui restent. Pourquoi tu veux savoir ça ?
— Mince, désolé ! S'exclame Ruben en me prenant une carte dans la précipitation. C'est juste que, eh bien, vous avez l'air de l'être. Donc je voulais savoir si... »
Il se fige, avant de jeter sur la table une nouvelle paire. Parce qu'évidemment, pour ajouter l'insulte à l'injure, il a pris la carte juste à côté de la reine de cœur.
Je ne suis d'ailleurs pas le seul à l'avoir pris à rebrousse-poil. Emerens s'est crispé.
« Franchement, gamin, ce serait sympathique que tu ne voies pas chaque geste d'affection sous un angle romantique. Ça arrangerait autant tes relations que tes perceptions. Tu n'as jamais eu d'amis, pour penser qu'un simple contact est une déclaration d'amour romantique ? Où bien tu es de l'espèce à croire que les hommes ne peuvent se toucher sans être homosexuels ? »
Sa voix est un poil plus acerbe que ce que j'aurais pensé. D'ailleurs, Ruben rougit comme une tomate, les traits crispés par la honte. Je vois un tic nerveux agiter ses doigts.
« Je suis désolé ! Je suis désolé ! C'est juste que, eh bien, mes amis, effectivement, ils faisaient pas trop de câlins. Ils étaient plus contents quand je leur offrais des bijoux, et je... Je voulais pas avoir l'air insultant... Je... »
Il pince les lèvres.
« Prends n'importe quelle carte, Ibrahim... Je vais chercher des médicaments, je reviens. »
Sur ces mots, il pose ses cartes d'un coup sec sur la table, avant de foncer vers la cuisine. Ibrahim, d'ailleurs, ne perd pas de temps avant de se lever à son tour. Il ne touche même pas au jeu de Ruben.
« Je devrais aller voir. Je crois que ça l'a blessé plus que de raison. »
C'est me moins qu'on puisse dire. Merde, Emerens, c'est un ado, il a quinze, seize ans tout au plus, t'étais pas obligé d'y aller aussi fort ? En plus, t'as réussi à énerver Flor de nouveau. Elle te regarde de travers, et vient de faire un geste que je ne connais pas mais qui n'est sans doute pas très poli dans sa culture.
D'ailleurs, le petit « hijo de puta » que je viens d'entendre n'est pas des plus polis, non plus.
De mon côté, je me contente de lever les yeux au ciel.
« Sérieusement, Emerens ? C'est un gamin. Il avait clairement pas l'air d'insinuer qu'on est des tapettes dans le mauvais sens !
— Tu m'excuseras, réplique froidement Emerens, mais moi, j'aime moyennement quand quelqu'un insinue qu'un contact est forcément un geste romantique, pour plusieurs raisons évidentes.
— Ouais, enfin, de là à être aussi agressif ? J'suis d'accord avec toi, mais il n'empêche, il n'avait clairement pas de mauvaises intentions ! Même si tu t'excuses pas de ce que t'as dit, excuse-toi au moins de ton ton ! C'est pas le moment de créer des tensions, mec, et tu le sais... »
J'entends des pas derrière moi. Visiblement, Ibrahim a réussi à ramener Ruben, et ce même si les deux sont silencieux.
Emerens pousse un profond soupir.
« ... Si tu le dis.
— Je le dis. T'avais vraiment pas à être aussi agressif. »
Il pince les lèvres, avant de se tourner vers Ruben. Qui est planté devant la porte, une bonne dizaine de boîtes de médicaments en main.
Ouh là. Ça fait beaucoup là non ?
Emerens reste silencieux une seconde ou deux. Avant de fermer les yeux.
« Désolé, Ruben. Je n'aurais pas dû te parler de manière aussi agressive. »
Ce dernier se détend un peu. Mais ses lèvres restent pincées, et il évite toujours résolument le regard d'Emerens.
« C'est moi qui m'excuse. Je n'aurai pas dû assumer des choses fausses. »
Ibrahim se mord l'intérieur de la joue. Lui aussi, il doit sentir que la tension n'est pas encore tout à fait écroulée, comme Flor, d'ailleurs, qui continue de fixer Emerens avec son air réprobateur. Mais ce n'est pas ça qui m'intéresse le plus. C'est toutes les boîtes que Ruben tient.
« La vache ! C'est quoi tout ça, je m'exclame en pointant le butin du doigt. Tu es si mal en point que ça ? »
Ruben rougit, la mâchoire crispée.
« Euh, non, non ! C'est juste qu'ils n'avaient pas mes prescriptions, alors, j'ai cherché les molécules les plus proches, et j'ai pris les formes codéinées pour être sûr. C'est pas grave ! J'avais ma valise avec mes médicaments, si je la retrouve... Et puis, je m'y connais un peu en pharmaceutique, je... Je ferai attention, promis ! »
Je ne suis que très peu convaincu par cette plaidoirie. Et Flor, encore moins, vu sa tête. Elle a les yeux écarquillés, et se ronge les ongles.
« Autant de médicaments inconnus sans avis médical... C'est dangereux. Surtout si les effets secondaires ne sont... »
Elle conclut sa phrase d'un nouveau juron en espagnol, que je ne traduis pas pour le bien des oreilles de Ruben. Mais ce dernier ne semble pas prendre le reste de sa phrase au sérieux. Il se contente de sortir un verre d'eau.
« J'en ai besoin, de toute façon... ça va aller, il sourit. J'ai l'habitude. J'irai mieux dans un instant, et je pourrai continuer à jouer normalement... »
Ce n'est pas ce qui nous inquiète. Mais je ne peux rien dire en sachant qu'il ne m'écouterait pas.
Même si ça ne m'empêchepas d'avoir un petit pincement au cœur en le voyant avaler d'un coup sixgélules différentes.
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