(2) Où ils se projettent.
Deux jours plus tard arrive enfin le moment tant attendu, celui de la troisième échographie. Celle où notre bébé nous dévoilera son secret, celui que je n'ai pas voulu connaître il y a deux mois. Riche semaine : mercredi soir, nous commencerons les séances de préparation à la naissance.
— C'est aujourd'hui ! C'est aujourd'hui ! claironne Tom, à peine suis-je levée.
Il sait pourtant que je ne suis pas du matin, mais malgré ses efforts, il ne parvient pas à contenir son exaltation. Ma première réaction serait de retourner me coucher, et mettre ma tête sous l'oreiller pour ne plus l'entendre, au moins le temps que je sois plus réveillée, mais mes yeux s'arrêtent un instant sur l'expression de son visage. Il reflète un tel bonheur, que je me laisse gagner par son enthousiasme (que je partage, il n'est simplement pas très visible quand je suis levée depuis quatre minutes).
Il y a dix-huit mois, ce que je voyais sur ses traits fins, c'était la souffrance, le chagrin, la fatigue, entrecoupés de pâles sourires, qui servait plus à me rassurer qu'à exprimer vraiment de la joie. Bien sûr, depuis que nous sommes rentrés d'Italie, il y a pile un an, et encore plus depuis qu'il sait que nous allons devenir parents, le bonheur gagne du terrain et Tom retrouve ses anciens reflexes, ceux qui ont toujours laissé la tristesse de côté. Et pourtant, je n'aurais jamais pensé pouvoir revoir tant de joie pure sur son visage. Cet enfant ne sait pas combien il rend déjà son papa heureux.
— J'ai tellement hâte de savoir. Purée, je te jure, j'ai compté les jours, les heures presque ! t'es pas impatiente, toi ?
— Si, si, je murmure, amusée par son agitation.
— Tu vas pas me faire le coup de la dernière fois, hein ? fait-il, soudain inquiet.
J'éclate de rire.
— Non, promis, je suis heureuse de savoir enfin aujourd'hui, et de pouvoir me projeter autrement dans les prochains mois.
Nous avons rendez-vous à onze heures avec l'échographe, madame Riggi. Dans la salle d'attente, nous sommes seuls ce qui tombe plutôt bien car l'état de surexcitation de Tom jure avec l'ambiance feutrée de la pièce.
— On va pouvoir décider du prénom ! Enfin ! Et arrêter de l'affubler de noms d'animaux... Lapin nain... je vais pas m'en remettre... Et puis la déco de sa chambre, aussi ! On va voir cet aprem, ça te dit ? Il faudra qu'on s'occupe de la liste de naissance, ensuite. Oh, je suis trop content !
Moi je me contente de sourire, et d'embrasser sa main qui serre la mienne.
La praticienne nous accueille avec sympathie, comme d'habitude. Après les questions d'usage, nous passons à l'examen. Je m'allonge, soulève mon haut et elle étale du gel sur mon ventre avant d'y promener la sonde. Notre bébé apparait sur le moniteur, et même si c'est la quatrième fois, c'est toujours aussi merveilleux. Tom se calme aussitôt, cesse de gigoter, captivé par l'écran. La sage-femme commence par écouter le cœur, dont les battements résonnent durant quelques secondes dans la pièce. Elle passe ensuite aux biométries, c'est-à-dire toutes les mesures : le périmètre céphalique, le périmètre abdominal et le fémur, puis le poids approximatif.
— 1620 grammes. C'est un petit gabarit, ce bébé. Mais rassurez-vous, il reste dans la norme.
Deux soupirs de soulagement, et Madame Riggi poursuit avec l'examen morphologique, avant de s'interrompre :
— Alors, monsieur et madame Lartigue, vous vous êtes mis d'accord cette fois ? Vous voulez connaître le sexe ? nous demande-t-elle, un peu moqueuse.
— Oui, réponds-je. Cette fois, je suis prête et...
— Pas moi ! me coupe Tom.
Je le dévisage, bouche ouverte, tandis que la praticienne s'exclame :
— Vous êtes sérieux ?
— Non, pas du tout, c'était une blague, se marre-t-il. Bien sûr qu'on veut savoir !
Elle secoue la tête, plus amusée qu'agacée, et se tourne vers moi.
— Quel humour, votre époux...
— A qui le dites-vous !
Tom fait moins le malin quand elle applique à nouveau la sonde sur mon ventre, à la recherche du secret de notre bébé, mais il serre les cuisses. On dirait que cette fois, c'est lui qui n'est pas décidé. L'arroseur arrosé.
— Impossible de vous montrer quoi que ce soit...
— On ne va pas pouvoir savoir ? demande Tom, dépité.
— Heureusement que moi je sais, fait-elle avec une petite moue. Je l'ai noté dans le dossier.
— Ah oui ? Et alors ? questionne mon mari.
Elle ménage son effet, tant par souci de mise en scène que pour se venger, selon moi. Puis elle sourit, alors que nous retenons tous les deux notre souffle, ma main broyée par celle de mon amoureux.
— C'est une petite filoute que vous avez là.
— Une... une fille ? souffle Tom, très bas.
— Oui, une petite fille, en pleine forme.
J'essuie une larme, mon cœur bat à mille à l'heure. Tom ne dit plus rien, il reste pâle, silencieux, presque éteint. Seule sa main continue de serrer la mienne.
La sage-femme termine l'examen en vérifiant la présentation fœtale. Notre bébé... notre fille a la tête en bas, c'est une bonne nouvelle. Notre fille. Ce que je ressens est indescriptible. C'est comme une bouffée d'amour. Comme si, pour la toute première fois je prenais conscience que l'enfant que je porte est un vrai être humain. Ça valait le coup d'attendre. Le placenta est bien placé aussi, rien n'indique un risque de naissance par césarienne pour le moment.
Nous prenons congé en remerciant chaleureusement madame Riggi, à qui nous promettons d'envoyer un faire-part. Tiens, les faire-part... une chose de plus à ajouter à la liste. Mon amoureux a retrouvé l'usage de la parole, même s'il demeure toujours dans un état second. Nous quittons le cabinet sans un mot, empruntons l'ascenseur jusqu'au rez-de-chaussée. Ce n'est que dans le hall que Tom s'arrête, et m'enlace.
— Tom... tu ne dis rien... Tu es content ou déçu ?
— Déçu ? Content ? Je suis fou de joie, Lou.
Le reste de la journée se passe dans l'allégresse. Nous commençons par aller déjeuner et Tom m'explique que ça fait longtemps qu'il espérait secrètement avoir une fille, mais que pour rien au monde il ne me l'aurait avoué, parce que si ça avait été un garçon, il aurait aussi été très content, finalement.
— Mais une fille... ma fille... je ne sais pas Babe, c'est peut-être à cause de mes sœurs que j'aime tant, ou parce que Colin m'a parlé de la sienne, du lien si fort qu'ils avaient... Je ne sais pas pourquoi... mais je suis incroyablement heureux.
Moi, je n'avais vraiment pas de préférence. J'avais mille arguments en faveur d'un garçon, un seul pour une fille : ce serait ma fille. C'est tout ce qui compte.
Après le déjeuner, nous nous rendons dans un des magasins de puériculture que nous avions visités il y a quelques mois. Il n'y a pas grand monde, et une des conseillères de vente nous accompagne pour faire le tour des lieux, nous présente les différentes collections de mobiliers, nous explique la différence entre les vingt modèles de biberons, nous expose les modèles de poussettes, citadines avec une seule poignée transverse, tout terrain avec des doubles roues plus solides, les évolutives, combinant nacelles, cosy, hamac sur le même châssis. Nous découvrons, mi fascinés, mi effrayés, les veille-bébé avec caméra, les baignoires sur pieds, les thermomètres laser, même une espèce de machine à expresso pour préparer les biberons. Tom est évidemment prêt à acheter tout le magasin, mais je parviens à le raisonner, et nous ne repartons qu'avec un gros catalogue, et un rendez-vous la semaine prochaine pour ouvrir officiellement la liste de naissance.
Le reste de la semaine est bien chargé. Le mardi, nous profitons de la fermeture méridienne de la librairie pour aller trouver Yanis et l'inviter à déjeuner, afin de lui annoncer la bonne nouvelle. Comme il nous l'avait dit, il est assis près du bureau de tabac, sur un carton pour se protéger du froid vif de décembre. Le voir ainsi me serre le cœur. Même s'il peut dormir dans un centre d'hébergement, il passe quand même les journées dehors, à la merci de la pluie, du vent glacial, des regards pleins de pitié ou de mépris des passants. J'ai bien fait de suivre Tom. Je ne suis pas encore certaine que ce sera un bon vendeur, mais il a besoin de ce travail, et cet argument suffit.
Nous allons manger dans une des brasseries proches de la librairie, joyeuse, bruyante, où Yanis se régale d'une entrecôte qu'il engloutit en quelques minutes. Sa joie débordante, ses remerciements, ses promesses, nous émeuvent sincèrement, d'autant que la précarité de l'emploi que nous lui offrons nous gêne tous les deux. Pourtant, que faire de plus ? Je sais que Tom aurait aimé l'aider à trouver un vrai logement, mais avec deux tiers de smic ? Et comment fera-t-il dans six mois, sans salaire ? La situation contrarie mon amoureux, mais pour le moment, nous n'avons pas vraiment de meilleure solution. Si la librairie marche assez bien pour nous permettre le salaire de Lola et nous dégager une petite marge, ce n'est pas la panacée non plus, surtout que l'arrêt des anniversaires du mercredi et du club lecture laisse un certain manque à gagner. Nous avons fait les comptes, et si on veut rester raisonnable, que la librairie soit rentable, il nous sera impossible de garder Yanis après mon retour.
Le mercredi, je quitte le travail en fin d'après-midi et laisse à Lola le soin de fermer la boutique, puisque ce sera son rôle les prochains mois, autant qu'elle s'entraîne. Tom et moi avons rendez-vous au cabinet de sage-femme pour la première des séances de préparation à la naissance. Nous avons rencontré madame Humbert, la sage-femme il y a deux semaines pour un premier entretien individuel, et ce soir, nous nous retrouvons avec trois autres couples.
C'est très loin de ces préparations à l'américaine que l'on voit à la télévision. Nous sommes assis en cercle dans une petite pièce, confortablement installés dans des fauteuils en rotin garnis de coussins. Dire que je suis soulagée est un euphémisme. Nous commençons par nous présenter, nous, nos bébés, nos parcours. Nous sommes toutes enceintes de notre premier enfant. A notre droite, Aude, jolie brune aux joues rondes, et son mari Pierre-Yves attendent un garçon pour la mi-mars. A côté d'eux, Claire et Sylvain, lunettes et cheveux longs tous les deux, ambiance chanvre et graines germées, très souriants. Une petite fille, pour fin février. Enfin, entre Tom et Francine Humbert, une femme blonde, seule, prénommée Karen. Elle livre peu d'informations, nous apprenons seulement qu'elle doit donner naissance à un petit garçon début mars, comme moi. Deux filles, deux garçons, la parité est respectée.
La sage-femme qui nous accueille prend ensuite la parole, pour nous présenter le programme. Elle précise immédiatement qu'il ne s'agit pas de formation à l'accouchement à proprement parler, mais bien d'une préparation à la parentalité. Nous aborderons, dans l'ordre : la grossesse et ses maux, l'accouchement, en deux séances que je résumerais comme « l'accouchement normal », et « ce qui peut déraper ce jour-là » (un thème que je ne suis pas impatiente de découvrir), les suites de couches, le retour à la maison et la place du père, les soins au bébé, l'alimentation. Elle nous propose aussi d'essayer les différentes postures d'accouchement lors de la dernière séance, il faudra que je trouve un truc pour partir plus tôt. Elle organisera en outre une visite de la maternité à laquelle nous pourrons participer.
La séance dure près d'une heure trente et malgré la fatigue de la journée, je ne vois pas le temps passer. Très rapidement, l'ambiance se détend, devient moins formelle, les langues se délient, et les autres participants sont tous très sympas -sauf l'intrigante Karen qui reste un peu en retrait. Tom boit les paroles des unes et des autres, pose plus de questions que moi ; c'est un vrai temps d'échange, avec d'autres femmes qui vivent les mêmes choses que moi, que nous, et autant le discours de Caro et Capucine m'angoisse, autant ce soir, je me sens comprise, apaisée. Madame Humbert nous donne des petits trucs pour lutter contre les soucis que nous rencontrons toutes, et je sors enchantée, plus légère, comme avec la sensation que je sais où je vais.
💫💫💫
Nous sommes rapidement harcelés par nos proches pour connaître le sexe de l'enfant. Déjà qu'on les a fait trop patienter avec cette histoire de ne pas vouloir savoir tout de suite, là on ne dit toujours rien, franchement, on exagère. Pour avoir la paix, nous prétextons désirer garder le secret jusqu'à la naissance, et c'est plutôt une bonne idée car une fois la vague de protestations ulcérées passée, plus personne ne nous pose la question. En réalité, nous avons prévu de l'annoncer à Noël à nos familles, au réveillon de nouvel an à nos amis.
Les seuls à qui nous confions ce petit secret sont les deux seuls qui ne nous ont pas poussés, pressés pour savoir : Lola et Colin. Chacun à leur manière, ils ont accueilli la nouvelle avec des mots très doux.
« Tu as beaucoup de chance. Si j'ai un enfant un jour, j'espère avoir une fille aussi, et vivre avec elle la relation que j'aurais aimé avoir avec ma mère. Comme une manière de réparer le passé. Je ne sais pas si c'est sain, mais j'en ai besoin. Toi, tu n'as pas à faire ça. Tu seras une mère formidable. » a dit Lola.
Quant à Colin, l'annonce l'a ému, beaucoup. La résurgence des souvenirs. « J'en étais sûr... a-t-il murmuré à Tom. Je ne sais pas pourquoi. Je suis très heureux pour toi, mon ami. Parfois, les hommes préfèrent avoir un garçon pour le relais, la transmission des gestes et des traditions, du nom. Mais tu verras, pour un papa, il n'y a pas de plus grand bonheur que d'avoir une fille. »
En attendant, la vie a repris son cours. Yanis a commencé à travailler chez nous et a très vite pris ses marques. Le vendredi, avant sa première journée officielle, Tom, dans sa candeur innocente et naturelle, lui a proposé ce que je n'aurais jamais osé : venir se doucher chez nous. J'étais mortifiée, presque humiliée pour le jeune homme, mais lui a accepté avec enthousiasme, en se répandant une fois de plus en remerciements. Il est arrivé tôt pour sa douche, un peu timide en pénétrant dans notre appartement, avec son sac à dos et sa petite serviette pliée qui sentait l'humidité. Je lui ai sorti un grand drap de bain moelleux, et j'en ai profité, avec son accord, pour mettre tous ses vêtements à la machine, tandis que Tom a recherché de quoi le vêtir. Pas évident. Pour le même poids environ, Yanis doit bien mesurer 5 centimètres de plus que mon mari. Mais au moins les vêtements, étaient propres, repassés, et en bon état. Tom lui a promis de faire appel aux amis, Colin et Clément surtout, pour lui trouver quelques tenues de rechange.
Le premier jour a été relativement calme, ce qui a permis à notre nouveau vendeur de s'entraîner un peu pour le lendemain, le dernier samedi avant Noël, la plus grosse journée de l'année. Bien entourée, choyée même, j'ai passé le week-end haut la main, sans trop de contractions. Je me sens comme après un marathon, épuisée, mais heureuse. J'ai passé la ligne d'arrivée, maintenant, je peux passer la main à Lola et Yanis, et me reposer. Tom et moi passerons à tour de rôle pour les accompagner dans un premier temps, avant que je ne profite comme il se doit de mon congé maternité.
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