(2) Où il se confie sur son enfance.
Je rentre d'une humeur de chien, et déballe en râlant les horreurs que j'ai été obligée d'acheter devant Tom, hilare, tout en lui racontant ma journée.
Moi ça ne me fait pas rire. Je vais passer les quatre ou cinq prochains mois en jean et tee-shirt, avec au mieux un pull trois tailles au-dessus de la mienne pour y caser mon bide, et je vais devoir porter les mêmes sous-vêtements qu'une grand-mère croisée avec une vache laitière. Tom nuance mon propos, me rappelant qu'une vache ne porte guère de sous-vêtements, alors je brandis ma nouvelle « lingerie », pour le faire taire. Comme prévu, il cesse de ricaner et l'inspecte, avant de la reposer prudemment. Je jurerais de l'avoir vu pâlir.
— Alors, ça te fait moins marrer, hein. Et attends de me voir dedans...
Mais mon mari, mon merveilleux mari hausse les épaules.
— Oui, c'est vrai, c'est moche. Mais j'imagine que les gens qui fabriquent ces modèles n'ont pas le choix, ou alors c'est qu'ils détestent les femmes enceintes. Et puis, ça a l'air très... hum, solide, et surtout confortable. Pour les prochains mois, c'est la seule chose qui compte.
Je ne réponds que par une grimace découragée, alors il reprend :
— On s'en fout, Lou, de ces trucs-là. Et, ajoute-t-il avec un petit sourire, moi ce qui m'intéresse, c'est ce qu'il y a dessous... Tu peux mettre les sous-vêtements les plus sexy du monde, c'est sans rien que je te préfère.
— Hum, je grogne, pas convaincue, en détachant machinalement le bonnet amovible du soutien-gorge.
— Dis... souffle Tom, les yeux sur mes mains, justement, il y a un sujet qu'on n'a pas encore abordé.
Je relève les yeux et l'interroge du regard, alors il précise sa pensée.
— Est-ce que tu penses allaiter le bébé, ou pas ?
Je baisse à nouveau la tête, sur le soutien-gorge. Imaginer les obus qui me servent de seins débordant de ce truc ouvert, ça ne me fait pas rêver. Mais je me souviens aussi de Caro, il n'y a pas si longtemps, avec son petit Victor au sein, la tendresse qui émanait de ces tétés câlins. Je me rappelle aussi de Capucine, qui a allaité Zoé, son aînée, mais qui n'a jamais réussi avec Théo, son petit frère, et de combien ça l'a rendue malheureuse, comme si elle était responsable de cet échec.
— J'en sais rien... j'y ai pensé mais je ne sais pas. Vraiment, je vois du pour et du contre. Je sais que les filles l'ont fait, que c'est mieux pour l'enfant, mais... je ne sais pas si ça me plaira.
— D'accord, répond-il, sobrement.
— Tu en penses quoi, toi ?
— Pas de seins, pas d'avis.
Je rigole. Si tous les hommes raisonnaient comme mon Thomas, la vie des femmes serait tellement plus simple.
— Non mais en vrai, qu'en penses-tu ?
— Eh bien, j'ai regardé une émission sur Arte cet aprem, qui disait que la première expérience avec l'umami, tu sais, la cinquième saveur, qui peut se traduire par « savoureux », se faisait par le biais du lait maternel...
— Tom, il faut que tu te trouves une occupation. Vraiment.
— Oui, tu n'as pas tort... bref. Mais au final, Babe, j'en pense que c'est très personnel. Que c'est peut-être mieux d'allaiter, pour le lien, l'immunité, tout ça, mais que tu es la seule à devoir décider de ce que toi tu veux. Je pense aussi que la pression sociétale est énorme, et très injuste. Que ce n'est pas d'allaiter ou pas qui fera de toi une bonne mère. Que notre bébé sera mieux avec une maman heureuse lui donner son biberon, qu'avec une que l'allaitement pèse. Et qu'aujourd'hui, les laits en poudre du commerce sont probablement aussi bons pour l'enfant que le lait maternel.
Je hoche la tête, parce qu'il a raison. Et avec mon caractère de chien, je pourrai même choisir de ne pas allaiter mon enfant juste pour prendre la société à contre-pied, ce qui serait très con quand même.
— Je verrai bien sur le moment, on a le temps encore, dis-je pour clore la conversation. Je n'ajoute pas que je ne suis pas pressée d'ajouter « crevasse sur les mamelons » à la liste déjà beaucoup trop longue de Caro et Capucine.
Je le suis ensuite dans la cuisine et il prépare le repas tandis que je feuillette distraitement un magazine de grossesse que m'a filé Caro. Une fois encore, je m'aperçois que je me sens un peu en décalage. C'est bête peut-être, mais je n'avais pas imaginé ça comme ça. Je suis définitivement heureuse de devenir bientôt maman, mais le fait de porter un enfant, la grossesse en elle-même ne me remplit pas de joie. Une part de moi est contente de voir mon ventre s'arrondir, de sentir le bébé bouger, et j'attends la prochaine échographie avec hâte, mais tous les désagréments des « à côté » de la grossesse me gâchent un peu le plaisir. Et je ne parle pas que du fait de ne pas pouvoir manger de carpaccio ou de fromage au lait cru, ni des brûlures acides. Me sentir perpétuellement « empêchée » est vraiment quelque chose que j'ai du mal à digérer. Ne pas pouvoir m'habiller comme je veux, ne pas avoir le droit de soulever un pack d'eau, craindre pour notre voyage en Afrique, prévu dans trois semaines. Je n'ai pas encore commencé le recrutement pour me remplacer à la librairie, il faut aussi que je choisisse un obstétricien et une maternité, sans parler de toute la venue du bébé à préparer, chambre, trousseau et tout le toutim, siège auto, poussette, etc. Et ma propre voiture, à acheter avant l'accouchement, parce que j'imagine qu'ensuite, j'aurai autre chose à faire. Je me sens au bord du burn-out gestationnel, et je me demande si c'est pareil pour les autres futures mamans, surtout celles qui n'ont pas un Thomas comme le mien.
Dans la revue, entre les tests pour les différents sièges auto et les questions santé, une page attire mon attention. Il s'agit d'un article psycho, qui explique comment notre propre enfance influence l'éducation que l'on donne à nos enfants. Sourire aux lèvres, je repense à ces bons souvenirs. Les vacances au camping avec Nico et mes parents. Les fêtes foraines où nous emmenait papi Pierrot. Les baisers du soir avant de dormir, ma mère en faisait un sur la joue droite, un sur la gauche et un sur le nez. Mon père, ensuite, un unique gros baiser sur le front, assorti de cette phrase, toujours la même, mais murmurée avec sa tendresse un peu bourrue : bonne nuit ma puce, et fais de beaux rêves. Parfois quand j'avais du mal à trouver le sommeil, je me levais en douce et j'allais rejoindre Nico dans sa chambre. On se cachait sous son lit mezzanine et on s'endormait sur les coussins en écoutant des histoires ou des contes sur son vieux radio cassettes.
Je regarde mon amoureux qui cuisine, spatule dans une main, canne dans l'autre. Il se retourne pour attraper le parmesan sur le plan de travail et me sourit, son beau sourire qui fait danser son unique fossette, sur la joue gauche. Quelle enfance a-t-il eu, lui, mon mari capable de tant d'amour, d'attention, de partage ? On dit que souvent, les personnes maltraitées dans leurs jeunes années battent à leur tour leur progéniture. Si on suit ce raisonnement, Tom devrait être un père froid et distant. Ce ne sera jamais le cas.
Après le dîner, nous sortons un petit moment sur la terrasse, comme chaque soir ou presque, bien décidés à profiter au maximum de notre petit extérieur avant l'hiver. Le mois d'octobre est plutôt clément, et nous avons acheté des plaids dans lesquels nous nous enroulons pour nous protéger du froid. J'adore ce moment. Parfois, nous lisons à la lueur de la fin du jour ou de nos lampions, parfois nous discutons, ou simplement, on reste côte à côte, à rêvasser, les yeux sur les lumières de la ville.
— Parle-moi de ton enfance.
Tom me regarde avec étonnement, cligne des yeux.
— Comment ça ?
— Tu ne m'as jamais rien raconté. Je n'ai rencontré tes parents qu'une fois, lors d'un dîner un peu formel dont je ne garde pas vraiment un bon souvenir, et au final je ne sais rien, hormis que tu allais skier en Suisse tous les hivers.
— Il n'y a pas grand-chose à raconter.
— Quand même, Tom ! insisté-je. Qu'est-ce que tu faisais pendant les vacances ? Est-ce que tu t'entendais bien avec tes sœurs ? Comment étaient tes parents quand tu étais petit ? Je n'ai même jamais vu de photo de toi gamin.
— Les albums sont dans un garde-meuble à Luxembourg. C'est vrai que je pourrais en récupérer.
— Tom...
— Tu veux me psychanalyser, c'est ça ? rit-il, mais je sens que la gaieté n'est qu'apparente. Quand l'évocation de mon enfance me met du baume au cœur, ces souvenirs ne font que souffrir mon mari. Or, si j'ai toujours eu du mal avec l'idée que l'homme que j'aime ressente de la tristesse - normal -, depuis son agression et son handicap, je ne le supporte plus. Voir ses traits doux subir l'assaut du chagrin, cela m'est tout bonnement intolérable. Tom ne mérite que la joie, les rires et le bonheur.
— J'aimerais qu'on en parle, oui, dis-je doucement. Je pense que c'est important, maintenant que tu vas être papa, et ça m'intéresse. Mais si tu n'en as pas envie je ne te forcerai pas.
— Il n'y a vraiment pas grand-chose à en dire, tu sais, murmure-t-il.
Je ne réponds pas, et me contente de sortir ma main de sous le plaid pour serrer la sienne. C'est peut-être ce geste qui le décide à parler.
— Je ne me souviens pas de la naissance de Sarah, j'étais sans doute trop petit. Mais par contre, je me rappelle bien celle d'Emma. J'étais très déçu : je voulais un petit frère. J'avais déjà une sœur, qu'est-ce que j'allais pouvoir faire avec une deuxième ? Et pourtant, c'est à cet âge-là que j'ai commencé à vraiment jouer avec Sarah. On est devenus très proches, très complices. Probablement qu'on suppléait déjà le manque de tendresse de nos parents. Enfin, ils nous ont toujours bien traités, hein. Ils étaient gentils avec nous, je pense qu'à leur manière ils nous aimaient, c'est juste qu'on avait l'impression de ne pas tellement les intéresser. Aujourd'hui encore, je me demande pourquoi ils ont fait trois gosses.
— Heureusement, sinon tu n'aurais pas tes sœurs.
Lapalissade stupide et inutile. Je me collerais des tartes. Tom hoche la tête sans répondre, et continue, les yeux fixés devant lui.
— Mes premières années, on habitait dans un grand appartement, sur le plateau du Kirchberg. Et puis, juste avant la naissance d'Emma, mes parents ont acheté la maison de Weiler, celle où tu es venue. Gamin, c'était un château pour moi. Au début, j'avais peur de m'y perdre, et ensuite on faisait des parties de cache-cache terribles avec Sarah. Il y avait tant de pièces que c'était impossible de nous trouver, alors on a fini par délimiter un périmètre de jeu.
Son visage s'anime avec ce souvenir, un sourire fugace étire ses lèvres mais il disparaît bien vite.
— Mes parents travaillaient beaucoup. Le matin, ils s'occupaient de nous, et nous déposaient à l'école européenne. L'après-midi, c'est Margarita qui venait nous chercher. Elle nous préparait notre goûter, puis s'occupait des taches de la maison, le ménage, le repassage, le repas du soir, alors qu'un professeur particulier nous faisait faire nos devoirs. Ensuite elle restait avec nous jusqu'à ce que mes parents rentrent du travail, et on dînait tous les cinq, enfin, quand ils ne sortaient pas.
— Elle était gentille ?
Mon mari soupire et hausse les épaules.
— Ce n'était pas son travail, d'être gentille. Je veux dire, elle s'occupait bien de nous oui, mais ma mère avait choisi une personne à son image. Je crois qu'elle n'aurait pas supporté une employée qui nous materne, nous câline et nous embrasse. Il fallait qu'elle reste à sa place, tu vois ? Le cliché de la nounou qui remplace la maman, tout ça, ce n'était pas chez nous. Le mercredi, c'était une jeune anglaise qui nous gardait. Cassidy. Elle venait de Londres, et était assistante au lycée européen de Luxembourg. Comme elle ne travaillait pas le mercredi, elle s'occupait de nous. C'était un plan de ma mère, pour qu'on pratique davantage l'anglais, parce que ce n'est pas avec le peu qu'on la voyait, elle. Ça ne devait être que pour un an, mais Cassidy a trouvé un mec à Luxembourg, et elle est restée. Je l'aimais bien, elle nous faisait rire. Mais on ne le disait pas trop, parce qu'il fallait que mes parents gardent d'elle l'image d'une jeune fille sérieuse.
Je serre sa main plus fort et il tourne vers moi ses grands yeux bleus candides.
— On n'était pas malheureux, Lou. On n'a jamais manqué de rien. On partait à toutes les vacances, à l'autre bout du monde, même si mes parents nous collaient au club enfant pour être tranquilles. Ça doit venir de là ma soif de voyages et d'horizon. Parce qu'au final, de ces pays, je n'ai vu que la piscine de l'hôtel, plaisante-t-il, sans joie à nouveau.
— Preuve que l'argent ne fait pas le bonheur, soufflé-je.
— Oui, c'est vrai, et je le sais mieux que personne. Mais il ne faut pas noircir le trait. Mes parents n'ont jamais levé la main sur nous. La voix non plus d'ailleurs, il faut dire qu'on était plutôt sages, à part Sarah quand elle est rentrée dans l'adolescence. Nos draps étaient changés deux fois par semaine, nos vêtements soigneusement repassés, on avait des tas de jouets, on mangeait des plats délicieux, que du fait-maison. On n'était pas malheureux, répète-t-il.
— Et heureux ?
À nouveau, il hausse les épaules, comme pour me dire « quelle importance ».
— Je le suis, heureux. Maintenant, avec toi. Mon bonheur, mon équilibre, je l'ai trouvé dans ma manière de choisir ma vie, même si c'est une vie de fainéant, dans mes voyages, et surtout, Lou, surtout, dans ma relation avec toi. Tu ne peux pas imaginer ce que tu m'apportes au quotidien.
— Alors que j'ai quand même un putain de sale caractère, je glousse pour détendre un peu l'atmosphère.
— Mais justement. Tu es entière, pleine de nuances, authentique, sincère. J'ai grandi avec des lacs... Aujourd'hui, j'ai besoin de ça. J'aime chacun de tes coups de colère, tes baisers, tes rires, tes larmes même. Toutes ces émotions que tu me laisses entrevoir. J'aime l'intimité que l'on partage. Parce que c'est tout ce qui m'a manqué. La vie, quoi. Tu comprends ?
— Oui, je dis, très bas, la gorge nouée devant cette nouvelle déclaration.
Thomas est un homme simple, basique, dans le bon sens du terme. Avec lui, il n'y a jamais de problème, tout semble simple, donc, à son image. De la même manière, il n'est pas du genre à décortiquer ses émotions, s'étendre sur ce qu'il ressent, ou étaler son passé. C'est la première fois qu'il se confie à moi de cette façon, et d'une certaine manière, cela m'aide aussi à comprendre notre couple, pourquoi ça fonctionne si bien entre nous. Pourquoi aussi, alors qu'on a passé plus de sept ans séparés, nous n'avons jamais pu tirer un trait l'un sur l'autre. Parce qu'on est fait l'un pour l'autre justement. Absolument complémentaires, comme deux pièces de puzzles. Beaucoup ont la même forme, mais cela ne veut pas dire qu'elles s'emboîtent parfaitement.
La main de Tom lâche la mienne et se glisse sous la couverture, pour se poser sur mon ventre.
— Ne t'inquiète pas, Lou, murmure-t-il. Je ne serai pas comme mes parents.
— Je le sais. Je n'ai jamais eu aucun doute à ce sujet.
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