Rien qu'une soirée au restaurant (2)
Les frères Brant. J'aurais pu être agréablement surprise de les voir, si j'étais douée pour les relations sociales, et s'ils n'étaient pas justement les deux seuls hommes de l'île à travailler au C.R.O. et à savoir qui avait fusionné, ou non. Je leur adressai un sourire, priant pour que Nate sorte vite du restaurant et me tire de cette situation.
- Qu'est ce que tu fais là ?
- J'attends quelqu'un.
J'arrivais difficilement à les distinguer d'ordinaire, mais en pleine nuit avec seulement la lumière des réverbères, c'était devenu mission impossible. Le plus grand des deux, que je soupçonnais être William, le plus enjoué et avenant des deux jumeaux, s'avança près de moi. Il était à présent juste sous la lumière jaune du réverbère de la place Maïsie Bettcheller. Nom donné en hommage à une ancienne femme qui avait participé à l'émancipation d'Algore et à l'avènement du système 8180. Morte assassinée il y a près de trente ans.
- Ne me dis pas que tu vas te marier avant d'avoir fusionné ! Young, tu vas nous faire perdre notre pari.
- Ton pari, rectifia le jeune homme derrière. Je n'ai jamais dit que je participais à ce jeu futile.
Oliver Brant. Des deux jumeaux, il représentait sans doute le côté obscur.
- Alors dis nous tout, c'est qui ce mec ?
Je souris, gênée. Les frères Brant étaient de bons amis pour moi. A force d'aller au Centre depuis des années, j'avais fini par apprendre à les connaître. J'avais passé de longues heures derrière leur bureau à discuter lorsque mes parents avaient cessé de m'accompagner. Ils m'avaient offert quelques déjeuners eux aussi.
- C'est un ami.
William arqua un sourcil.
- Arrête de l'embêter, soupira Oliver, bras croisés.
Il daigna enfin m'accorder un regard.
- Comment vas tu ?
Mes lèvres se pincèrent malgré moi. Un résumé de ma vie de ces dernières semaines défila devant ma rétine.
- Bien, merci. Et vous ?
- On est fichus, soupira William en croisant ses mains dans son dos. On va bientôt perdre notre travail, plus personne ne vient fusionner.
Ils avaient des cheveux cendrés, qui luisaient sous la lune. L'allure décontractée, les deux n'étaient vêtus que d'un jean et d'un sweat à capuche.
- Il y aura toujours de nouvelles âmes à faire fusionner à Algore.
Mon sourire se crispa, je dûs faire un effort pour paraître plus naturelle. Je ressentais ce que Torielle devait éprouver à chaque fois qu'elle avait promu le système des hôtes comme la solution à tous nos problèmes.
- Tu as raison, plaisanta William en me donnant une petite tape sur l'épaule.
Ma vision s'obscurcit un instant. William venait de toucher ma blessure au bras, et je ne m'étais pas rendue compte d'à quel point j'étais fatiguée. Je clignai des yeux, ce n'était pas le moment de tourner de l'œil. Quoique j'aurais bien voulu disparaître d'ici depuis longtemps.
- D'ailleurs, on ne te voit plus au centre.
Oliver avait pris la parole. Je haussai les épaules, muscles tendus.
- Je reviendrai bientôt pour essuyer un nouvel échec.
Je savais très bien que c'était faux. Et si mon absence éveillait en eux des soupçons à mon égard ? Je n'avais pas besoin de problèmes supplémentaires à gérer.
- Ne dis pas ça, minauda le plus grand. Un jour tu arriveras à fusionner, cela ne peux pas se passer autrement. Tu as meilleure mine d'ailleurs, je te trouve épanouie.
Il réussit à me décrocher un sourire. Je ne savais pas en quoi les tourments que j'essuyais depuis cet accident de voiture me donnaient meilleure mine qu'avant.
- Peut être parce que tu prends de l'assurance. Et ça se ressent.
Lara intervenait enfin.
- Je t'en prie, sors moi de cette situation. Ils vont finir par me démasquer je ne sais pas mentir.
À ce moment là, la clochette de la porte tinta. Je sentis une présence se caler dans mon dos.
- Désolé pour l'attente, la file était longue et ma carte bleue ne passait pas.
Nataniel leva les yeux vers mes deux interlocuteurs.
- Bonsoir, on se connaît ?
- Vous avez déjà dû nous voir au C.R.O. si vous êtes venus vous faire recenser.
Nate se plaça à côté de moi, main sur mon épaule. Il pouvait se le permettre, il me dépassait de bien plus d'une tête.
- C'est probable.
William remplaça son frère après avoir jeté un bref sourire à mon compagnon.
- Surtout n'hésite pas à revenir nous voir au centre. Je suis sûre que la prochaine fois c'est la bonne.
Il leva son pouce en l'air et je frissonnai. Je ne voulais pas forcément que Nate apprenne que je n'avais pas fusionné. Et même si ce n'était pas vrai, je devais faire comme si.
- Tout va bien ? Tu trembles.
En effet, j'avais le cœur serré. L'apparition des Brant m'avait causé bien plus de frayeur que je n'aurais pu l'imaginer. Ils étaient dorénavant mes ennemis et pouvaient me mettre au pied du mur avec une grande facilité.
- C'est vrai ça, pourquoi trembles tu, Athéna ?
À quoi jouait Oliver ? Son regard perçant me glaça d'effroi.
- On va rentrer, proposa Nate en resserrant son emprise sur mon épaule.
Je levai discrètement les yeux vers lui. Il avait un regard mauvais à l'encontre d'Oliver.
- On dirait que tu n'as plus envie de fusionner.
- Bonsoir messieurs, siffla Nate en m'entraînant en arrière avec lui.
Lara, sors moi de là maintenant.
En pensant ces paroles à l'intention de mon hôte, je ne pensais pas me réveiller dans une chambre d'hôpital.
Désorientée, j'essayais de m'habituer à la forte lumière blanche du plafond qui m'agressait la rétine.
- Tu m'as endormie ?
- Je ne savais pas quoi faire d'autre. Et puis ces deux là ne m'inspiraient vraiment pas confiance non plus.
- C'est un peu radical.
Je me redressai dans mon lit. On avait dû me faire une prise de sang, j'avais un gros pansement dans le creux du coude.
- Je n'avais pas prévu de finir la soirée à l'hôpital.
- Essaie de sortir de là rapidement.
- Compte sur moi.
Je détestais les hôpitaux. Je fronçai alors les sourcils. Benjamin devait être là lui aussi. Je bondis sur mes deux jambes, hors du lit. En jetant un regard à l'horloge en haut du mur blanc je vis qu'il était encore tard dans la soirée. Je n'avais pas dû dormir longtemps.
Un frisson me parcourut. En posant un regard sur mon accoutrement, je pus voir que mes habits n'étaient plus sur moi mais bel et bien à quelques mètres plus loin, roulés en boule sur une chaise dans un coin de la salle. On m'avait fait enfiler une tenue d'hôpital, un peu trop aérée à mon goût. Je me pressai l'enlever. Désormais en sous vêtement au milieu de cette salle où seul les chariots et les seringues pouvaient me voir, je baissai les yeux vers mon ventre nu. Une large compresse y avait été appliquée avec soin, tout comme sur mon épaule gauche. J'effleurai mes blessures du bout des doigts. Je ne sentais presque plus rien. Un médecin avait dû s'en occuper. Bien que j'aie confiance en les capacités de Bellamy, mieux valait s'assurer qu'il n'y aurait pas de risque d'infection. J'allais à présent commencer à guérir plus vite et enfin cicatriser. Effacer les traces de cet accident.
Mes vêtements de nouveau enfilés, je passais une tête à travers la porte tout aussi blanche que le reste du mobilier. Cette couleur me terrifiait presque plus que les humeurs changeantes de ma mère. Un docteur était en train de discuter vivement avec une infirmière dans le couloir. Il tourna sa tête dans ma direction en entendant la porte s'ouvrir.
Le docteur Leuvis. Certainement le plus réputé de l'île. Il était presque méconnaissable avec sa charlotte et son masque chirurgical, mais avec sa carrure et ses yeux de glace, il était impossible de ne pas le reconnaître. Il devait avoir plus d'une cinquantaine d'année, mais son habileté et sa précision au travail étaient encore des atouts majeurs.
- Ah vous êtes réveillée. Veuillez m'attendre dans la chambre j'arrive d'une minute à l'autre.
Je soupirai et retournai dans mon lit. Pieds nus, je m'assurai que mes chaussures étaient bien sous le matelas.
Pourquoi le docteur Leuvis en personne s'occuperait de moi ? Ce n'était qu'un petit malaise après tout. Il était peut être de garde aujourd'hui. Nate n'aurait sans doute même pas eu besoin de me conduire jusqu'à l'hôpital.
Le docteur entra quelques secondes plus tard.
- Bonsoir mademoiselle, je n'ai même pas pu encore avoir votre nom.
Il sortit un petit formulaire sur une planche en plastique.
- Emma Brook.
Une de mes héroïnes de livre quand j'étais petite et que je m'ennuyais quand personne ne s'occupait de moi.
- Bien joué, me félicita Lara.
Sa voix ne paraissait pas détendue pour autant. Le docteur griffonna le faux nom sur sa feuille, embêté par les larges manches de sa blouse bleue ciel.
- C'est un membre de votre famille le jeune homme dans la salle d'attente ? Celui qui vous a conduit ici ?
Je secouai la tête, dissimulant mon sourire timide. Il était resté.
- Non c'est un ami.
- Voulez-vous contacter votre famille ?
- Inutile merci, je les appelerai en sortant.
Il sourit et s'approcha du lit ou j'étais assise, bien sage, et bien raide. Il attrapa mon bras gauche pour prendre ma tension.
- Mon fils ne donnait jamais de nouvelles quand il sortait ou quand il lui arrivait quelque chose.
Il retira le stéthoscope de ses oreilles avec un air attristé.
- "Donnait"? soulignai-je.
- Il est parti de la maison il y a bien longtemps. Il ne pouvait pas rester.
J'avais eu peur qui lui soit arrivé quelque chose de grave.
- Il doit vous manquer.
- Souvent oui.
Je souris. Cet homme me faisait de la peine. Se consacrait-il autant à son travail afin d'oublier que son fils n'était plus là ?
- Je ne veux pas vous retenir plus longtemps mademoiselle Brook, tout à l'air d'aller parfaitement bien, affirma-t-il en se relevant. Toutefois, je dois encore faire un dernier petit contrôle de routine.
Il s'éloigna pour revenir avec un petit objet posé sur une table à roulette plus loin. Je contemplai ce qu'il tenait dans la main avec effroi. Ce petit objet en forme de scanner ressemblait comme deux gouttes d'eaux à ce qu'utilisait les agents lors de la conférence pour vérifier les matricules des hôtes des participants. Il voulait voir mon hôte.
- C'est vraiment nécessaire ? balbutiai-je en le voyant s'approcher dangereusement.
- Ce n'est rien, ne vous inquiétez pas.
- Et si je refuse ?
Je savais que mon comportement commençait à devenir de plus en plus louche, mais les paroles de Torielle me martelaient l'esprit avec fermeté.
La plupart des hauts dirigeants de la ville ne sont pas étrangers à la situation.
Domoto a des alliés de partout, surtout les membres hauts placés de la société.
Si Leuvis voyait mon matricule, je serai démasquée.
Je lui avais donné un faux nom mais ce n'était pas suffisant.
- Vous n'avez pas à vous en faire, croyez moi.
Je m'enfonçai dans mon coussin contre mon dos.
- Je ne veux pas.
Ma voix était mal assurée. Je bondis hors du lit tandis qu'il allumait sa machine avec un "bip" sonore.
- Restez tranquille ! Ne me forcez pas à appeler des infirmières.
Il me bloquait l'accès à la sortie avec sa carrure imposante tout en continuant à approcher son scanner de mon front.
- Laissez moi.
Mon ton était ferme. Je serrai les poings. Il ne reculait pas. Je sentis à nouveau les picotements sous ma peau. Mon corps ne m'appartenait plus. Et puis toujours cette voix...
Fuis !
Ne le laisse pas approcher.
- Laissez moi !
De nouveau l'onde qui faisait vibrer mon corps, comme le souffle puissant d'une explosion. Elle irradia tout autour de moi. Le docteur valsa dans les airs pour atterrir quelques mètres plus loin, avachi sur le sol, complètement sonné. Autour de moi, les ustensiles et les tables avaient été projetés contre les murs. Le bruit causé par tous ces chariots et ces scalpels en métal qui avaient explosé contre les murs et les vitres résonna un moment à mes oreilles. Absolument tout gisait au sol. Même le lit sur lequel je me tenais quelques seconde auparavant. Le docteur Leuvis avait été projeté contre un mur. Son crâne saignait, mais il était en vie. Il gémissait, allongé sur le sol.
Il ne restait plus que moi, droite, stoïque, au milieu de tout ce carnage.
Qu'est ce que j'ai fait ?
Sans plus réfléchir, je pris la décision de partir.
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