Le détruire
Depuis la mort de ses parents elle n'avait eu qu'un seul objectif.
Le détruire.
Depuis qu'il avait fait disparaître toute sa famille, elle nourrissait une haine. Une haine grandissante qui ne cesserait qu'une seule fois qu'elle l'aurait vu à terre. Mordant la poussière, baignant dans son propre sang, avouant tous ses crimes.
Le réduire à néant.
L'écraser.
L'humilier.
Torielle ouvrit les yeux. Elle étouffait, la chaleur était écrasante sous sa couverture et les rayons du soleil tapaient déjà à travers les volets. Tous ses vêtements lui collaient à la peau tant elle avait dû transpirer cette nuit.
Elle ferma de nouveau les yeux. Ses paupières étaient lourdes. Elle passa sa main sur les draps. Elle la fit glisser sur sa gauche. Il y avait eu une présence avec elle cette nuit. Une présence apaisante. Une douce chaleur humaine, un parfum agréable.
Judith ?
Le drap était froid, il n'y avait plus personne. Elle ouvrit de nouveau les yeux. Non, elle n'était plus chez Judith. Elle avait dormi avec Athéna, qui l'avait laissée se reposer bien trop longtemps. Mais aujourd'hui, elle n'avait plus aucune force.
Elle se leva avec nonchalance. Elle avait besoin d'une douche, pour être propre avant d'enfiler ses vêtements qui venaient de passer à la machine. Ses pieds traînaient sur le sol. Elle avançait comme une marionnette qu'on traîne avec une laisse. La main sur la poignée de la porte de la chambre, elle s'arrêta.
Dans son tee shirt ample et son short de nuit, elle s'adossa contre le battant en bois.
Respirer. Elle avait juste besoin de respirer.
Elle allait encore voir leurs deux visages. En Athéna elle verrait Judith, mais aussi Domoto, sa vengeance, et son espoir qui s'amenuisait au fur et à mesure qu'on lui arrachait des gens qu'elle aimait. Qu'on lui arrachait des bouts de son âme.
Elle se laissa glisser contre la porte, les jambes tremblantes. Son âme avait été brisée depuis bien longtemps finalement.
Elle eut le courage de s'aventurer dans le salon de longues minutes plus tard. Après avoir discuté avec Pourpre. Après avoir trouvé la force de se lever. De continuer encore et encore depuis dix ans. Elle devait penser à Maïsie. Mais aussi à Athéna. Cette gamine avait beau être ingérable, elle s'y était attachée. Et elle s'attachait rarement.
Justement, elle l'attendait au garde à vous dans la cuisine. Bras croisés, regard qui se voulait sérieux. Elle tournait le dos à Bellamy, et Torielle sentit tout de suite l'atmosphère s'alourdir. Ces deux là avaient intérêt à vite s'expliquer.
- Avec Bellamy...on a pris une décision.
La policière arqua un sourcil. Athéna, même en se voulant crédible, avait la voix hésitante et la posture mal assurée. Torielle avait appris à se tenir droite et à parler d'une voix ferme, qu'importe la situation, qu'importe ses états d'âme. Cette formation de policier lui avait sans doute sauvée la vie.
- Laquelle ?
Torielle vit la salive passer difficilement dans la gorge de la jeune fille. Bellamy s'avança à sa rescousse.
- On veut vous faire pleinement confiance. Mais pour ça, on aimerait savoir toute la vérité.
Torielle cachait beaucoup de vérités, ils allaient devoir choisir laquelle. Son sang ne fit pourtant qu'un tour. Elle imaginait comment ils pourraient réagir, tous les deux, s'ils savaient. S'ils savaient tout ce que Torielle n'avait même pas eu le temps et le courage de confier à Judith.
- Qu'est ce que vous voulez absolument savoir ?
Torielle était confiante. Elle en donnait l'impression, comme d'habitude. Mais sa voix tremblait trop pour qu'elle le contrôle.
- Pourquoi vous me cherchez depuis tout ce temps et comment vous en êtes arrivée à vouer une haine aussi grande envers Domoto ?
Athéna savait ce qu'elle voulait. Ces questions devaient la dévorer depuis des jours. Elle avait enfin le courage de les poser. Son regard lançait des éclairs.
Torielle inspira. Elle allait devoir faire remonter à la surface certains événements qu'elle préférait enterrer la majorité du temps. Événements traumatisants certes, mais pas compromettants. Elle ne nourrissait qu'un seul espoir. Qu'Athéna et Bellamy lui fasse confiance. Même sans connaître toute la vérité. Peut être qu'ils ne sauraient jamais, peut être qu'elle ne l'avouerait à personne. Elle ne voulait juste pas les perdre eux aussi. Pas en les décevant.
- Je vous conseille de vous asseoir...
*
- Ses ambitions ne cessent de s'élargir depuis qu'il a été élu.
La femme aux cheveux gris tirés en chignon posa ses coudes sur la table en soupirant. Le couple assis en face d'elle la regardait d'un air grave. La femme avait de longs cheveux noirs, du côté de l'homme, c'étaient ses yeux qui arboraient une teinte charbon. Ils se complétaient si bien. La symbiose du couple parfait, juste avec un seul regard.
- Il va vraiment organiser ce référendum ? s'inquiéta la jeune femme.
Elle avait la voix si douce. Son ton fébrile la rendait encore plus vulnérable.
- C'est déjà de la folie de défier à ce point le continent. Organiser des élections est normalement fortement interdit.
L'homme avait des rides prononcées sur le front, qui n'apparaissaient pas d'ordinaire.
- Domoto ne compte pas s'arrêter là. Le peuple l'a élu une fois grâce à ses promesses de sortir du sous développement et du joug du continent, reprit la vieille femme. Les algoréens n'hésiteront pas à participer à ce référendum. Ils croient en lui.
- Mais obtenir l'indépendance, s'exaspéra le seul homme autour de la table, c'est une négociation impossible !
Les assiettes étaient vide, les ventres pleins, mais torturés par l'appréhension.
- Domoto y croit. Il a dit qu'il détenait un moyen de pression pour faire plier le continent, tonna doucement la femme aux cheveux d'ébène. Qu'est ce que c'est d'après vous ?
La belle mère planta ses yeux d'acier dans ceux de son interlocutrice :
- Une puissance technologique immense qu'il développe depuis des années avec les plus grands chercheurs de l'île. Apparemment il est sur le point d'aboutir à un grand projet. C'est tout ce que j'ai ouï dire, et tout ce qu'il a sous entendu dans ces grands discours durant nos réunions. Mais je compte en apprendre d'avantage.
- Ne te fais pas trop remarquer, maman.
La vieille femme toisa son fils :
- Si j'ai été admise au gouvernement, ce n'est pas pour me tourner les pouces mon fils. Domoto à des idées derrière la tête et je compte bien découvrir lesquelles.
L'homme se renfrogna.
- Maman ?
La jeune femme au visage cuivré tourna la tête vers la petite assise en bout de table, et à qui la conversation n'avait pas échappée. Sa tête dépassait à peine au dessus de la haute table en bois où elle avait posé ses petites mains.
- Oui Shauna ?
- J'ai encore faim.
Du haut de ces quatre ou cinq ans, Torielle avait interrompu la conversation qu'elle écoutait avec avidité depuis la fin du repas. Elle aimait écouter sa grand mère parler. Regarder les expressions sur son visage. Sa grand mère était très expressive quand elle parlait.
- Tu ne veux pas aller jouer plutôt ?
- Non.
Elle descendit de sa chaise et vint se planter au pied de celle de sa mère. Celle ci soupira et attrapa la petite fille à la tresse noire pour la placer sur ses genoux. Tête contre la poitrine chaude et réconfortante de sa mère, Torielle ferma les yeux, oreilles toujours bien tendues.
- Donc vous pensez qu'il va attendre de finir son...projet ? Pour défier le continent, et appliquer son référendum ? poursuivit alors la jeune femme, tandis que son mari regardait leur fille roulée en boule avec attendrissement.
Il secoua son pied minuscule dans sa main et elle rit.
- Oui, et il est sur la voix de la réussite. Cela se ressent dans sa voix lors de nos réunions avec les autres membres du gouvernement. Il est tendu, surexcité, il ne tient pas en place. Cet homme finira fou si son projet échoue. Il est encore si jeune.
- C'est un gamin ambitieux. Les gens sont enclins plus facilement à le suivre, soupira le jeune homme, en passant une main dans ses courts cheveux bruns.
- Je compte garder un œil sur lui.
Torielle, yeux fermés, imagina alors le regard déterminé qu'adoptait souvent grand mère Maïsie. Elle sourit.
La famille Bettcheller n'était pas bien riches. Personne ne l'était vraiment à Algore à cette époque. Le crime et la débauche continuaient de sévir dans les rues et dans les âmes. Le continent les laissait à l'abandon, en punition de la Révolte de Décembre, survenue une centaine d'années plutôt. Algore payait pour le soulèvement de ses ancêtres. Preuve que l'asservissement de l'île n'était pas une histoire récente.
Les Bettcheller vivaient tous ensemble dans la même maison. Les loyers étaient chers, et les maisons construites trop peu rapidement. A cause du manque de main d'œuvre, du manque de financement. Le continent les laissait couler toujours plus profondément au fur et à mesure que les décennies avançaient.
- Il serait peut être judicieux de voter en faveur de l'indépendance à ce référendum, murmura la mère de Torielle.
Elle voulait juste assurer un avenir à sa petite fille. Un avenir sain, car elle ne serait pas toujours là pour la protéger.
- C'est de la folie ! s'exclama la doyenne en frappant son poing sur la table.
- Maman, calme toi ! s'interposa l'homme en se levant presque de sa chaise. Tu fais peur à Shauna.
En effet Torielle avait sursauté, mais seulement parce qu'elle avait senti sa mère trembler aussi.
- Je ne suis pas contre l'idée de Mila, expliqua-t-il en désignant sa femme. Se débarrasser du continent ne peut être qu'une bénédiction. Et si ce Domoto dit qu'il en a les moyens, alors nous ferions mieux d'essayer d'y croire.
La femme aux cheveux gris et aux joues ridées serra les dents :
- Vous deux, gronda-t-elle en les désignant du doigt, je vous prouverai que vous avez des raisons de vous inquiéter, plutôt que de vous réjouir.
*
Une groupe de personnes était rassemblé autour d'une large table de forme ovale dans un bureau au plafond haut. De tout âge, ces membres du gouvernement se trouvaient presque au dernier étage de la Tour Noire. Plus haute infrastructure d'Algore, elle avait été construite quelques années auparavant par Domoto qui voulait s'en servir comme laboratoire de recherche, puis siège du gouvernement.
Un homme en face de Maïsie Bettcheller se racla la gorge avant de prendre la parole. Étienne Leuvis. Plus promis à une carrière de médecin qu'une carrière de politicien.
- Qu'en est-il de ce projet d'hôtes que vous avez mis en place avec vos scientifiques ? Cela a-t-il enfin fonctionné ?
Son ton se voulait ferme, mais il hésitait. Il passa même une main discrète entre son cou et le col de sa chemise pour desserrer sa cravate. Le jeune homme à l'extrémité de sa pièce, mains posées à plat sur la table, releva sa tête jusque là baissée. Il n'était pas spécialement beau avec sa chemise trop grande pour son corps maigrichon, ses joues creuses et ses lèvres trop fines. Mais lorsque son regard orangé, éclairé par les rayons du soleil qui tapaient la baie vitré, se posa sur l'assemblée, il imposa le respect.
- Mon cher Étienne...
Sa voix était rocailleuse, lente, menaçante. S'il s'entretenait mieux il pourrait être beau. Très beau même. Mais à seulement vingt ans, la vie semblait déjà lui avoir rongé bien des parties de son âme. Il essayait de lutter pour ne pas devenir que l'ombre de lui même. Et à présent, il était président.
- Nous avons fait les derniers tests... Et ils ont été concluants.
Maïsie n'en revenait pas. Mais elle n'y croyait toujours pas. Cette histoire d'hôte était une parfaite illusion, un mensonge pour ne pas perdre la face. L'accomplissement de ce projet était inimaginable.
- Comment ? s'exclama le plus jeune membre de ce gouvernement entièrement réuni autour de la table.
Maïsie n'arrivait plus à mettre un nom sur ce visage gonflé et prétentieux. Charlie ? Charles ? Charles Young ! Un gosse plein d'ambitions lui aussi. Mais toujours pas dans la politique. Il devait avoir l'âge de Domoto. Maïsie était la plus vieille représentante de ce tout nouveau régime.
- Il était temps d'agir, grommela un homme plus loin. Le continent ne va plus hésiter longtemps à nous attaquer après l'affront que nous lui avons fait en organisant ces élections.
Celui là n'était plus très jeune non plus, avec sa grosse moustache, et avait lancé un gros projet d'entreprise agro-alimentaire pour qu'Algore puisse commencer à se suffire à elle même et éviter le plus possible le commerce avec les autres continents. Évidemment, cela marchait bien, et encouragé par Domoto, il s'en mettait plein les poches. Young était destiné à reprendre l'entreprise de journalisme son père, et toutes les autres personnes réunies dans cette pièce avaient également l'ambition de lancer de grosses start up afin qu'Algore puisse devenir en un rien de temps un véritable pays en autarcie.
- J'ai la même réponse à vos deux remarques, sourit Domoto, le corps à moitié éclairé et à moitié plongé dans l'ombre de la pièce alors que le soleil déclinait entre les immeubles. J'ai découvert une nouvelle source d'énergie, lors du Grand Tremblement, enfouie dans les entrailles de la terre. Je n'ai pas hésité une seconde à l'exploiter.
Il faisait monter la tension, il adorait ça. Il se redressa complètement, détachant ses mains de la table. Il se mit à marcher, derrière les dossiers de chaque membre de son petit gouvernement fraîchement constitué. Mains dans le dos, il observait ses partenaires comme un monarque toise ses sujets.
- Imaginez. Imaginez un rocher. Un rocher des plus basiques, duquel vous parvenez à extraire un matériau jusqu'ici inconnu. Matériau qui vous offre la porte à toutes les possibilités. Matériau qu'il suffirait de relier à tous les câbles de l'île pour qu'il alimente les voitures, les habitations, les hôpitaux, les entreprises... Et ça rien qu'avec un fragment de cette énergie.
Sa voix était posée, mais il bouillonnait de l'intérieur.
- Imaginez alors qu'on puisse retranscrire tout le potentiel du cerveau humain dans de petites puces. Puces qui seraient envoyées dans une base volante, inaccessible à tout public. Et que dans cette base, on y fabrique des humains. De tous petits humains électroniques, immatériels. Petits êtres humains qu'on enverrait sur terre par de puissantes ondes, et qui serviraient à sauver la population.
- Comment cela ?
Le sourire du président s'élargit. On entrait dans le vif du sujet. Son sujet. Ce dont pourquoi il travaillait si dur depuis des années. Depuis la fin du Grand Tremblement.
- Ces petits êtres cohabiteraient dans le cerveau des humains. Des robots en somme, formés pour rétablir l'ordre et la paix à Algore et la maintenir éternellement.
Domoto se frotta le menton, pensif.
- Prenez un jeune homme, tout ce qu'il y a de plus normal. En temps normal il se mettrait à boire car sa copine l'a quitté. Son hôte l'empêcherait alors de se laisser aller à la boisson et le remettrait sur le droit chemin. Prenez un autre homme, qui, armé d'un couteau, voudrait s'en prendre au premier venu. L'hôte lui ferait ranger son couteau, et entendre raison. Plus de criminalité, plus de dépression, plus de meurtres ni de suicides. L'harmonie à l'état pur.
Il faisait de grands gestes pour accompagner son éloquence. Tout le monde était suspendu à ses lèvres, à la fois dubitatif et fasciné.
Maïsie Bettcheller, elle, haussa les épaules avec un rire moqueur.
- Et vous voulez nous faire croire que vous avez fait tout ça par extrême bonté.
Domoto lui accorda un regard glacial, toujours un sourire plaqué sur les lèvres.
- Je vous demande pardon madame Bettcheller ?
- C'est quoi le piège ? Il ne serait jamais venu à l'idée de quelqu'un de censé de créer un tel programme pendant des années, seulement pour assurer la paix dans sa ville !
Surtout pour quelqu'un d'aussi malin et ambitieux. Elle ne le croyait pas. Ou du moins, il avait une intention cachée.
- Vous avez raison, souffla-t-il. La raison officieuse de ce système est de faire peur au continent. Pour nous assurer la prospérité.
- La prospérité par la terreur hein, poursuivit la vieille femme avec sa voix caverneuse. Qu'est ce que vous allez faire ? Construire des armes ? Créer une armée d'hôtes vengeurs qui enverraient des laser avec leurs yeux ?
Certains durent se retenir de rire. Mais tous craignaient Domoto, en plus de le suivre aveuglément.
- Qu'est-ce qui m'en empêcherait ? Vous peut être ?
Il s'était approché, cou allongé en direction du siège de Maïsie. Son regard perçant ne la fit pas flancher.
Fou, il allait devenir fou. S'il ne l'était pas déjà.
- Nous allons rentrer dans une société de la surveillance, et vous ne dites rien ? s'offusqua-t-elle en s'adressant à ses collègues. Ça ne vous fait rien de savoir que cet homme pourrait tous nous surveiller grâce à son sois disant programme de renaissance de la nation ?
Personne ne réagit. Bien sûr. Maïsie scrutait tous leurs regards honteux baissés vers leurs genoux. Tout ce qu'il y avait de bon à savoir pour eux, c'était que les affaires allaient marcher. Ils allaient pouvoir empocher. Et qu'importe les intentions diaboliques de Domoto, ils étaient prêt à faire abstraction.
Maïsie savait très bien ce que ce programme des hôtes impliquait. Si cette source d'énergie existait vraiment alors elle serait capable de repérer et surveiller chaque habitant d'Algore.
Et adieu la démocratie tant attendue.
Domoto ne pouvait pas avoir d'intentions si louables. Elle découvrirait son projet. Elle le révélerait au grand jour. Il serait destitué.
Sans un mot supplémentaire, elle se leva, sa chaise grinça sur le sol. Avec un dernier regard vers ses collègues toujours aussi muets, elle dépassa le président qui, le regard figé devant lui, ne la vit même pas claquer la porte derrière elle.
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