La face cachée (2)
Allongée sur le dos, Torielle n'essayait même plus de calmer le tumulte de son esprit. La lumière de la lune fendait la fenêtre de sa chambre et l'enveloppait dans un froid halo blanc. Elle frissonna. Il fallait qu'elle dorme.
Machinalement, elle se leva pour aller fermer ses volets. Il était déjà minuit passé, et l'air était frais. A peine eut-elle fermé sa fenêtre qu'elle se mordit la lèvre et bondit sur son téléphone.
"Judith, tu n'es pas obligée de faire ça. On trouvera un autre moyen, et un autre jour."
Elle n'attendit pas très longtemps.
"Arrête de m'appeler par mon prénom entier, tu me fais flipper."
Torielle sourit nerveusement. Mais la situation lui tordait les entrailles.
"Torielle, le temps presse. On attend depuis dix ans. Il faut qu'on découvre ce qu'il mijote, maintenant. Avant qu'il ne soit trop tard. J'ai une occasion demain, je compte la saisir."
"Laisse moi venir avec toi."
"Non, si nous sommes deux à perdre notre travail, il n'y aura plus personne pour surveiller Domoto."
La policière inspira. Ju' avait raison. Elle avait toujours raison, mais elle adorait les risques inutiles.
Elle se souviendrait toujours de la fois où cette jeune flic à peine plus âgée qu'elle s'était précipitée vers elle lors du procès. Pour la soutenir. Éviter qu'elle ne s'effondre. Alors que personne d'autre n'avait eu le courage de le faire.
"J'ai peur pour toi."
Elle mit plus de temps à répondre.
"Au pire je suis virée."
"Au pire Domoto trouve un moyen de te faire disparaître."
"Je serais discrète. Et prudente. Promis."
"Ça ne me rassure pas du tout."
"Je sais."
Torielle se mordait les joues jusqu'au sang. La panique la submergeait plus qu'elle l'aurait imaginé. Elle avait envie de vomir, à cause de la fatigue qui s'ajoutait en prime. Que devait ressentir Ju'? Même sous ses airs d'aventurière, elle restait fragile.
"Attends un autre jour, s'il te plaît."
"Arrête de vouloir me dissuader. Souviens toi que c'est toi même qui m'a rallié à ta cause."
Parfois elle regrettait. Elle aurait dû faire cavalier seul. Puis elle se remémorait à quel point Ju' lui avait été d'une grande aide.
"Va dormir Torielle. Je te raconte tout demain."
Elle n'avait plus donné de signe de vie. Torielle avait appelé trois fois. Il était six heures du matin, et elle avait à peine fermé l'œil. Elle trépignait dans son entrée, se persuadant qu'elle s'inquiétait sûrement pour rien.
Dès six heures et quart, elle ne tint plus et enfila sa veste. Le bâtiment du Service de Protection se profilait au loin et entra directement dans son champ de vision. Quelque chose n'allait pas. Plus elle marchait, plus elle distinguait une masse de gens aglutinés dans la rue, au niveau de l'entrée. Elle accéléra le pas.
C'est Ju', pensa-t-elle.
- Arrête de te faire un sang d'encre, je suis sûre que ce n'est rien.
Mais la panique de Torielle s'était transmise à Pourpre.
- Essaie plutôt de garder un air naturel. Tu vas te faire remarquer.
La policière n'écoutait pas. Elle n'entendait plus rien à part les exclamations de voix au bout de la rue. Elle arriva au niveau de la foule baignée de soleil. Jouant de ses coudes, elle se fraya un chemin dans la masse de corps immobiles. Ils chuchotaient entre eux, s'indignaient, retenaient des réflexes de stupeur. Elle arriva au milieu de l'attention.
D'autres flics de son unité faisaient barrière autour du corps. En plus de Richard et Steve.
- Les pompiers vont arriver.
Torielle s'avança, mais Richard, qui venait de lui adresser la parole, la retint par la taille avec son bras.
- Désolée Perkins, on ne passe pas.
Il y avait peu d'autorité dans sa voix. Juste beaucoup d'émotion qu'il parvenait difficilement à dissimuler.
- Laissez moi.
Torielle avait la respiration sifflante. Le manque de sommeil, les rayons matinaux qui pointaient à ras de l'horizon, lui donnaient le tournis. Et tout ce sang, ce bruit, l'odeur.
Elle se laissa tomber à genoux à côté du corps. Le lieutenant n'avait pas résisté.
Judith avait les membres désarticulés. Un genoux plié à l'envers, la tête écrasée sur le côté droit, un coude retourné. Son uniforme bleu baignait dans le rouge de son sang frais. Torielle résista pour ne pas croiser son regard. Car ses paupières étaient ouvertes.
Elle essaya de reprendre sa respiration. Quelque chose se bloqua dans sa gorge. Elle ne pouvait plus respirer. Elle leva les yeux vers le bâtiment. Il y avait deux fenêtres ouvertes sur la façade vitrée. Celle du bureau du président, et celle du bureau de Ju'. Et pourtant, elle détestait toujours ouvrir la fenêtre.
Torielle ne voyait Domoto nulle part. Il devait être en train de faire diversion, pour cacher ses crimes. Il avait ouvert la fenêtre du bureau de son amie. Il avait fait croire tout bonnement à un suicide.
- Je suis désolée...murmura Pourpre.
Même Pourpre avait réussi à se lier d'amitié avec Rose au fil des années, l'hôte de Judith. Hôte qui devait s'être éteint. Comme on souffle sur la flamme d'une bougie. Rose s'était arrêtée en même temps que le cerveau de Judith avait cessé d'être alimenté.
Torielle sentit ses larmes monter. Les journalistes allaient arriver. Elle avait envie de se retourner et de crier. Crier au monde entier sa douleur, rejeter la faute sur le réel coupable. Enfin lui faire payer, tous ces morts, toute cette tristesse.
Ils allaient emmener Ju'. Ils allaient l'emmener et elle ne reverrait jamais ses beaux yeux verts.
- Ressaisis toi Torielle.
Pourpre lui ôta sa peine, mais seulement pour un court instant. Elle mit de côté ses émotions comme on reporte un problème à plus tard, comme on range un dossier dans un tiroir. Torielle se sentait plus légère. Elle ne pensait plus, comme un robot qui s'exécute machinalement. Mais la douleur reviendrait. Cependant cela permit à la femme de se recentrer sur sa mission.
Ju' avait réussi à s'infiltrer dans le bureau. Elle devait bien avoir quelque chose sur elle. N'importe quoi. Que tout ceci n'ait pas servi à rien. Torielle commença à la fouiller discrètement tandis que la foule continuait de s'agiter. Elle n'avait rien dans les mains, rien dans son pantalon. Furtivement, elle passa sa main dans la poche de sa veste et sentit quelque chose se froisser sous ses doigts. Elle glissa le morceau de papier dans sa manche et se redressa. Pourpre continuait d'œuvrer pour lui faire oublier son chagrin. Torielle ne lui en voulait pas. Elle se devait d'être réactive. Tout de suite.
- Perkins, vous étiez proche toutes les deux. Les journalistes voudront vous interroger. Je sais qu'elle ne se sentait pas bien en ce moment, mais de là à se suicider...
Torielle serra les dents, mais elle n'avait pas le temps de parlementer. Elle repoussa Richard d'un mouvement de bras et siffla :
- Foutez moi la paix.
La foule s'écarta plus facilement autour d'une Torielle au visage à présent meurtri par les larmes et la haine, et les mains poisseuses couvertes du sang de celle qui fut sa seule et unique amie.
Elle se dissimula au coin d'une rue pour souffler. Lentement, elle inspira, puis expira, en sentant ses poumons trembler. Puis elle s'effondra. Pourpre avait lâché le levier qui permettait de la maintenir encore debout. La douleur revint, plus brutale et plus violente que jamais.
Elle ne pleura pas. Ses yeux étaient sec, sa gorge bloquée, tout son être semblait s'être mis en suspens le temps que son esprit récupère.
- Je peux atténuer le chagrin, si tu veux.
Pourpre savait que Torielle détestait ça. Elle n'avait jamais voulu que son hôte lui atténue ses douleurs par rapport à Matthieu. Ses souvenirs restaient toujours aussi virulents, mais Torielle ne s'en plaignait pas. Elle se nourrissait de la douleur comme un vampire qui aspire le sang pour se développer. Elle marchait ainsi.
- Oui...enfin non, je...je ne sais pas...
Torielle se recroquevilla, genoux contre sa poitrine, mains pressées sur les tempes.
- Comment peut on vivre avec un truc pareil sur la conscience ?
Sa plainte était déchirante. Viscérale.
- J'aurais dû...j'aurais dû prévoir ce qui allait arriver. Je tuerai Domoto de mes propres mains je te le promet.
Elle ne savait même plus si elle s'adressait à Pourpre ou à Judith. Espérant qu'elle pouvait l'entendre, qu'elle pouvait lui pardonner.
- Torielle, écoute moi, ce n'est pas de ta f... Torielle ?
Elle venait de se redresser, les yeux grands ouverts fixés à l'horizon. Une idée venait de germer parmi toute cette émotion. Il fallait qu'elle la voie. Qu'elle tienne dans ses bras la seconde personne qui comptait le plus dans ce monde.
Elle se mit en marche, sans écouter les suppositions et les supplications de Pourpre.
Le soleil et les passants lui assaillirent l'esprit. Tout ces gens insouciants qui marchaient comme un troupeaux. Qui se croyaient libres, en sécurité. Personne n'était à l'abri ici. Et tout le monde l'ignorait. Sa concentration n'était plus focalisée que sur un seul objectif. Sa vision était réduite au trottoir qui se profilait sous ses pieds.
Elle arriva en vue de l'école. Sans réfléchir d'avantage, elle s'avança en rasant les murs. La petite apparut au coin de la rue adjacente. Elle trottinait, cartable sur l'épaule, sourire aux lèvres, cheveux bruns bien noués en tresses. Elle se dirigeait vers le grand portail qui allait bientôt ouvrir ses portes. Pas beaucoup d'enfants ni de parents à l'horizon, il était encore assez tôt. Torielle s'avança au même rythme et croisa le chemin de la petite fille.
Furtivement, elle se tourna vers elle et murmura :
- Je vais te ramener chez tes parents.
La petite leva les yeux vers la grande inconnue qui venait d'apparaître, et qui lui barrait la route.
- Mais je dois aller à l'école, siffla-t-elle avec une voix fluette en fronçant les sourcils.
- Dis moi, tenta Torielle avec un demi sourire, est ce que tu aimes vraiment l'école ?
La petite hésita, mais la policière l'avait fait passer sur le ton de la confession. Timidement, la gamine de huit ou neuf ans se pencha à son oreille :
- Non pas trop mais papa et maman disent que c'est important.
- Moi aussi je détestais l'école.
Elles se sourirent. Mais Torielle sentait le danger planer partout.
- Viens on va rentrer et tu vas passer la journée à la maison.
Elle lui saisit la main et tourna le dos à l'école.
- Qu'est ce que tu aimes faire quand tu es à la maison ? questionna la femme avec un sourire radieux.
- J'aime bien colorier et jouer avec mes legos.
Torielle se rendit alors compte qu'elle marchait trop vite et tirait sur le bras de Maïsie. Car c'est ainsi qu'elle avait voulu l'appeler. Maïsie Perkins, deuxième du nom.
- Tu peux me porter ?
Maïsie tirait profit de la situation car elle avait vu que Torielle était gentille. La policière ne rechigna pas et prit sa fille dans ses bras en souriant. Pourtant, ses lèvres retombèrent rapidement. Elle avait les cheveux bruns de son père, le même nez, la même bouche fine, le même petit regard amusé. Torielle en avait le cœur serré. Les seules choses qu'elle avait récolté de sa mère étaient ses yeux. Noirs charbon. Pas sa plus grande fierté. Mais chez sa fille, ils paraissaient plus brillants.
Torielle se souvenait du chemin. Même en l'ayant fait neuf ans plus tôt elle n'avait rien oublié. A ce moment là, Maïsie était un nourrisson. Et Judith l'avait accompagnée.
Torielle la revoyait marcher à sa gauche, le visage peint avec un sérieux inébranlable. Puis elle avait tourné sa tête vers Torielle, et elle avait souri. Un sourire rassurant, qui contrastait avec ce que Torielle s'apprêtait à faire.
- Tout va bien se passer, tu as fait le bon choix, avait-elle articulé avant que la femme ne leur ouvre la porte.
Torielle se trouvait de nouveau devant cette même porte, mais Maïsie avait vieilli de neuf ans.
- Oui ?
Torielle se souvenait de toutes les paroles qu'elle avait prononcées.
- J'ai... J'ai besoin de votre aide.
Elle avait lu les fichiers du Service de Protection, et elle avait vu que cette famille avait perdu leur unique enfant dans un accident.
- Dites moi.
La femme avait alors remarqué le bébé et son regard s'était attendri.
- Je ne peux pas la garder, c'est...ce...ce n'est pas possible.
Et pourtant elle avait essayé. Pendant près de trois mois elle avait vécu avec Maïsie, elle avait essayé de combiner l'éducation d'un enfant avec sa propre rééducation à elle. Après le procès, et l'accouchement. Mais elle n'avait pas réussi. Tout en cet enfant lui rappelait Matthieu. Et elle n'avait pas les moyens de les faire survivre toutes les deux. Elle ne pouvait plus continuer ainsi. Son esprit n'arrivait plus à tenir le coup, et son corps était entraîné dans la chute.
- Je comprends, avait répondu la femme plutôt âgée.
Son regard était plein de vie. Pas de signe de pitié ou de dégoût. Juste d'espoir. Le cœur de Torielle avait été soulagé d'un lourd poids.
- Vous êtes la femme du procès ? J'ai entendu parler de cette affaire. Je m'occuperai de cet enfant comme du mien.
Torielle s'était mise à pleurer. Elle avait embrassé le front du bébé enroulé dans le tas de linge et l'avait tendu à sa nouvelle mère. Après avoir fait volte face, elle avait entendu la femme la rappeler.
- Donnez lui un nom vous même s'il vous plaît.
La première image qui était venue à l'esprit de Torielle, était celle du visage de sa grand mère.
- Maïsie.
Et Torielle s'était jurée de ne plus jamais remettre les pieds dans ce quartier. Et pourtant elle l'avait fait de nombreuses fois. Elle avait vu Maïsie sortir de l'école et se jeter dans les bras de ses parents, sans aucune conscience des circonstances de sa naissance et de l'existence de ses vrais parents. Aujourd'hui, elle affrontait tout cela de nouveau.
- C'est vous ?
La femme avait d'abord remarqué Maïsie qui dormait à moitié dans les bras d'une inconnue, puis l'inconnue en question.
- Vous vous souvenez de moi ?
- Comment oublier ? Entrez !
Torielle souleva Maïsie plus haut dans ses bras car elle commençait à tomber. La tête appuyée sur son épaule, Torielle sentait ses jolies nattes lui chatouiller le cou.
- Non, je vais être brève. Je suis désolée de m'immiscer comme ça dans votre vie de nouveau...
- Ne vous excusez pas, la rassura son interlocutrice avec un regard chaleureux.
- Les temps vont devenir difficile, croyez moi, vous devez faire attention à vous, et à la petite.
Il y a neuf ans de cela, Torielle avait confié son unique enfant à cette famille, car elle les savait sans-âme. Des opposants en somme qui vivaient dans l'ombre et ne se faisait remarquer par personne. Mais qui étaient les rares à avoir aussi démasqué Domoto depuis longtemps.
- Mais ne tentez surtout pas de quitter l'île.
Torielle repensa à la rafle.
- Je ne veux pas vous donner des informations qui ne sont pas encore vérifiées, mais ne faites confiance à personne. Et si vous sentez une montée de haine envers les sans-âme, essayez d'aller vous cacher le temps que ça se calme.
La femme ne posa aucune question. Elle connaissait les enjeux et les risques de la vie de sans-âme à Algore. Elle se contenta d'hocher gravement la tête. Torielle reposa alors Maïsie sur le sol et lui embrassa le front, une seconde fois.
- Au revoir, lui adressa doucement celle-ci en pénétrant chez elle.
- Prenez soin d'elle. Ne l'emmenez pas à l'école, juste pour aujourd'hui.
- Je vous le promet.
Torielle ne savait pas pourquoi, mais elle sentait une menace grandissante commencer à planer sur elle. Elle était en danger, et perpétuellement maintenant qu'elle avait un papier confidentiel dans sa manche et qu'elle protégeait la fille la plus recherchée d'Algore.
Elle avait senti le désirs de protéger tous ceux qui lui restaient chers dans ce monde. Maintenant qu'elle n'avait plus Ju' ni sa famille, il ne lui restait que Maïsie. Elle ne pourrait pas supporter qu'il lui arrive malheur.
Torielle dit adieu une seconde fois et disparut dans la masse. Elle ne devait pas les mettre en danger plus longtemps.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro