3. Un cœur fissuré (3)
8 heures avant l'alerte.
Dans la vie, il existait deux types de mots. Les mots sincères, et les mots flottants. Les mots flottants, étaient les plus utilisés. Je sais que vous voyez ce que je veux dire. "Salut, tu vas bien ?", ça c'étaient des mots flottants. Des mots que tout le monde se sentait obligé de dire, sans le penser vraiment. Des mots tellement anodins et répétitifs, qu'ils en perdaient leur signification. Ce n'était plus qu'un automatisme, comme la production dans une entreprise, mécanique et sans intérêt.
Alors à ce moment là, l'autre répondait "Oui et toi ?" dans le meilleur et la plupart des cas. Et puis le jour où les gens se mettaient à dire "Non.", alors on faisait semblant de s'inquiéter, de s'intéresser, pour faire croire qu'on tenait à la personne. Ça c'étaient les mots flottants.
Et puis venaient les mots sincères, autrement dit, les mots transparents. Ceux qu'on pouvait exprimer autrement qu'avec des paroles, comme par exemple prendre la main, câliner, enlacer, embrasser, sourire, soutenir un regard. Le mots les plus sincères, se faisaient dans le silence.
Bell utilisait les mots flottants, et je ne lui en voulais pas. Tout le monde le faisait. Et ce qui me manquait, c'était le silence. Bien sûr que parfois, Bell et moi nous nous exprimions à travers des mots sincères. Mais cela n'avais jamais été le cas dans ma famille, durant mon enfance. Et cela m'avait toujours fait défaut. Je voulais plus de mots sincères, même si j'adorais me cacher derrière les mots flottants des autres pour pouvoir dire moi aussi : "Oui je vais bien et toi ?", et crier à mon être que tout allait bien.
Mais si j'avais vécu de mots sincères, de câlins et de regards, je ne me serais peut être pas sentie autant déchirée aujourd'hui, à me battre pour récupérer l'autre partie de mon âme qui ne voulait pas cohabiter avec moi.
J'arrivais face au bâtiment gris, essoufflée. Les cheveux collés à la nuque et le corps poisseux, j'hésitais au moment de mettre ma main sur la poignée. Il était onze heure passées. Mais j'avais besoin de cette séance. Plus que tout.
Les stores à l'étage étaient grands ouverts, exposés à l'Est. Le soleil me surplombait et créait une petite ombre à mes pieds en tapant sur l'avancée de toit qui protégeait la porte. J'entrai et la fraîcheur de la climatisation glaça mon corps humide. La réception était vide, mais je connaissais le chemin par cœur. Je pris directement les escaliers sur la gauche et gravis les marches silencieusement. Au bout d'un moment, une voix féminine brisa le silence et l'intensité sonore augmenta à chaque pas que je faisais. J'arrivai en haut des escaliers en colimaçon, avec un mal de crâne accentué par la chaleur, et observai les gens rassemblés au bout de la longue pièce.
Les murs étaient couverts de blanc, et reflétaient les rayons du soleil qui tapaient sur la baie vitrée dans mon dos. Quelques mètres plus loin, un groupe de personne était rassemblé en cercle sur des chaises, entourant une petite femme rondelette qui avait un tableau blanc à roulette comme accessoire. Avec sa voix caverneuse et ses gestes doux, elle expliquait avec la plus grande bienveillance :
- Il n'est pas grave de ne pas avoir fusionné avec son hôte, même à cinquante ans. S'il vient un jour où vous avez vraiment besoin de lui, alors vous parviendrez à fusionner sans aucun doute.
Il y avait tous les âges aglutinés sur ces chaises en plastique. Des parents avec leurs enfants, des jeunes adultes, et des personnes presque déjà au statut de vieillards. J'avançais vers eux à petits pas, et la femme me remarqua immédiatement :
- Ma fidèle Déesse préférée ! Viens parmis nous Athéna.
L'évocation de mon nom me fit tiquer. Athéna, Déesse de la sagesse et de la stratégie guerrière. Sans aucun doute...
Je me précipitais sur la première chaise libre, me faisant toute petite pour ne pas perturber la séance. Elle me regardait, son sourire traçant de petites rides sur ses joues gonflées. Elle m'appelait comme le faisait ma mère, car personne d'autre n'utilisait Athéna ; et pourtant, elle s'opposait en tous points à ma génitrice. Elle était légère, souriante, un vrai bout-en-train. Je me demandais si j'aurais fini autant coincée si je l'avais eue comme mère.
- Tu arrives à un moment propice, Athéna.
Je me demandais bien comment cela pouvait être possible, car débarquer en retard et perturber une séance déjà bien entamée était une chose détestable pour moi.
- J'allais, poursuivit-elle, exposer les raisons qui empêchent parfois certaines personnes de recevoir un hôte. M'autorises-tu à te prendre comme exemple ?
Elle savait mon histoire sur le bout des doigts, et je sentais qu'elle devait mieux me connaître que mon propre père. Embarrassée, je lui fis un signe aprobateur de la tête.
- Il existe souvent des circonstances qui font que les réceptacles sans hôtes n'arrivent pas à fusionner. Cela peut être dû à un traumatisme, un manque de confiance, une défiance face au système, une pression de notre entourage... Je vais laisser Athéna se présenter. Elle a accepté de nous faire part de son expérience, vous pourrez ensuite vous exprimez à votre tour si vous le voulez.
J'essuyais mes mains moites sur mon pantalon gris. Prendre la parole en public, encore un grand défi pour moi. Je pris une grande inspiration. En face de moi, un petit garçon d'une dizaine d'années me fixait avec de grands yeux implorants. Tout autour, ceux dans le même cas que moi attendaient ma prise de parole. Tous des sans-âme.
- J'ai toujours été de nature assez timide, baragouinais-je en me tordant les doigts sur mes genoux. Mes parents...mon père est un homme d'affaire très respectable. Droit, riche, charismatique, il avait tous les atouts nécessaires pour fusionner. Il y est arrivé à peine à l'âge de dix ans. Ma mère...a toujours voulu que mon frère et moi suivions les traces de notre père plutôt que les siennes. Elle ne supportait pas de déceler toutes nos faiblesses. Elle nous obligeait à aller nous faire recenser, dès qu'elle sentait un semblant de potentiel en nous. Je ne le supportais pas, et Benjamin non plus. Mais lui il ne le montrait jamais. A mes dix huit ans, je me suis empressée de quitter la maison pour aller vivre seule. Benjamin en avait encore quinze. Je l'ai laissé seul pendant deux ans. Aucun de nous n'a réussi à fusionner pendant ce temps là.
Je marquai une pause. Tous étaient suspendus à mes lèvres. La femme debout au milieu du cercle me toisait minutieusement avec un air attendri, mais aussi captivé par une histoire qu'elle connaissait par cœur et qui lui donnait l'impression de suivre une série dramatique, dans laquelle chaque épisode se répétait à l'infini...
- Mon frère, repris-je, a eu alors un accident, et je n'ai pas pu intervenir.
Ma gorge se noua à partir de là. Ma vision devint trouble. Une voix hurla dans ma tête. J'avais encore l'impression de vivre cette nuit là. Cette nuit où j'avais été si lâche. Les larmes roulèrent. J'avais du mal à respirer, je compressais mes poumons douloureux avec ma main et baissait la tête, incapable de soutenir leurs regards.
- Depuis ce jour je me sens tellement coupable que je trouve pas en mon âme la force d'en contenir une seconde. Je ne suis pas assez forte, mais j'ai besoin d'être protégée. Peut être que je ne le mérite pas.
- Merci pour ton témoignage Athéna.
Les pleurs se calmèrent. Mon cerveau brumeux bourdonnait moins, et l'ombre dans mon esprit fut chassée par la lumière de la pièce qui me sembla aveuglante. Les ténèbres étaient de nouveaux partis, mais je savais qu'ils n'avaient pas fini de revenir.
- Mon papa est mort le mois dernier, enchaîna alors le petit garçon en se levant de sa chaise.
Sa mère lui caressait les cheveux, assise tout près. Il plongea son regard dans le mien. J'avais l'impression de me voir en lui. Petit être blessé et apeuré qui échappait au système par son malheur.
- Mon mari est un opposant, il refuse que j'aille me faire recenser. Il hait le système et ne veut en aucun cas partager son être avec un hôte.
La trentenaire qui avait parlé croisa ses jambes, légèrement mal à l'aise elle aussi. Un adolescent pris à son tour la parole d'une voix forte, pas vraiment décidé à se faire petit :
- Tous mes amis ont fusionné et sont recensés comme piliers. A l'université, je m'étais juré de tout faire pour m'améliorer, et mériter de fusionner. Mais l'information a fuité, et maintenant je suis le "sans-âme" pointé du doigt toute la journée. J'ai perdu toute ma confiance. Je ne crois en plus rien.
Je me figeai. Se faire traiter de "sans-âme" par les autres était très insultant. Il devait vraiment en souffrir.
Alors que tous ceux qui voulaient prendre la parole semblaient avoir terminé, la femme au centre du cercle sourit avec bienveillance.
- Merci à tous, la séance est terminée.
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