15. Piège (2)
Mon cerveau eut du mal à assimiler l'information. Voilà bien longtemps déjà que je n'avais pas revu mes parents, et surtout ensemble, si proches l'un de l'autre. Il fallait dire que mon père était bien trop pris par ses voyages d'affaire, et ma mère trop occupée à se trouver une activité pour sa retraite active.
- Qu'est ce que vous faites là ?
- On venait voir si tu allais mieux, sourit chaleureusement mon père.
Je mis un moment à comprendre. Ah oui, ma prétendue maladie.
- Ça a l'air en tout cas, tonna plutôt ma mère en me dévisageant. Même si tu es toujours aussi pâle.
- Merci maman, grognai-je.
- Qu'est ce que tu t'es fait ?
Mon père avait un regard inquiet posé sur mon épaule gauche. Encore entourée d'un bandage serré que je n'avais pas changé depuis un moment. Ses sourcils gris froncés au dessus de ses yeux ternis par l'âge me firent un effet désagréable. Comme si son regard me soupçonnait, et tentait de me percer à jour. Je ne pouvais pas me laisser flancher aussi rapidement.
- J'ai eu un malaise, minaudai-je avec un faux sourire. Et je me suis fait mal à l'épaule en tombant.
Il mit un moment à retrouver une attitude qui semblait naturelle.
- Pour répondre à ta question, coupa ma mère, sourcils levés en signe de désintérêt, nous venions voir si tu allais bien et si tu voudrais bien nous accompagner.
Je clignai des yeux.
- Vous accompagner où ?
- À la conférence, soupira-t-elle en signe d'évidence.
Voyant que je n'étais pas plus éclairée, mon père chuchota :
- Mon équipe en a parlé au journal et à la télé, tu ne t'informes même plus de ce que j'annonce aux médias ?
Je me mordis la joue. Aussi bien en signe de culpabilité que pour ne pas avoir à lui cracher à la figure tout ce qui avait occupé mes journées ces jours ci.
- Non, j'étais trop fatiguée, j'ai dormi pendant deux jours.
Il me fit un sourire en coin.
- Tu n'as qu'à venir et tu verras, ça va être super.
Une fois dans la voiture de mon père, je me demandais vraiment ce qui m'avait poussé à accepter. Mes parents étaient plutôt du genre conférences pompeuses sur la métaphysique ou l'histoire glorieuse d'Algore. Et une fois là bas, j'allais être plus à découvert que je ne l'avais jamais été. Mais il y aurait beaucoup de monde, je pouvais me fondre dans la masse. Et si j'avais refusé, ma mère tout comme mon père se seraient doutés de quelque chose. Et puis il fallait encore un peu plus de cran que je n'en avais déjà accumulé pour dire "non" à madame Young.
Une question me rattrapa alors soudainement comme un cheval au galop :
- Maman, pourquoi tu ne m'as pas dit que tu m'avais trouvé un remplaçant à la cafétéria ?
- Le fils de Lila ? demanda-t-elle d'une voix aiguë, au début, avant de se retourner vers moi et soupirer. Je ne savais pas quand est ce que tu reprendrais le travail, et je ne voulais pas te déranger alors que tu étais malade.
- Il peut garder la cafétéria encore un peu, je ne me sens pas prête d'y retourner.
Et c'était le cas.
- Comment l'as tu rencontré d'ailleurs ?
- En passant devant.
- Tu étais dehors ?
- Il faut bien que j'aille faire mes courses.
Et ça c'était un beau mensonge. Je fus étonnée de la capacité surprenante avec laquelle je parvenais à inventer des excuses.
Mon père prit la direction du Nord de l'île, et des panneaux indiquant le siège du gouvernement commençaient à apparaître sur le bord des routes. Plus les kilomètres défilaient, plus j'avais l'impression de me jeter petit à petit dans la gueule du loup. Et ce sentiment ne me quitta pas, lorsque mon père freina juste à l'approche un parking près de la Tour Noire.
- On ne trouvera jamais de place.
- Je t'avais dit qu'il fallait venir plus tôt !
Ma mère et son terrible côté antipathique.
Au final, une place se profila, et je pus enfin sortir à l'air libre pour voir l'immense tour se dresser devant moi. Haute de plusieurs centaines d'étages, elle servait de siège au gouvernement, mais contenait aussi quelques bureaux pour les scientifiques ou les experts comptables qui travaillaient directement pour le compte de l'Etat. A quelques mètres plus loin derrière, se trouvait la maison d'Elvis Domoto lui même.
La Tour Noire portait bien son nom, car même couverte de vitres, on n'en voyait pas l'intérieur et elle ne reflétait même pas les rayons du soleil. A son pied se tenait une immense cour, où devait se tenir la conférence.
Pour y entrer, nous dûmes faire la queue une petite demie heure, puis passer un scanner qui s'assurait que nos sacs ne contenait rien de dangereux. Parfois dans certains endroits, les vigiles vérifiaient même si les entrants avaient fusionné. Heureusement pour moi, ce n'était pas le cas aujourd'hui. Je me serais difficilement vue annoncer à mes parents que j'avais fusionné aux côtés d'un vigile aux lunettes noires.
La cour permettait directement l'accès au hall de la tour, mais l'entrée avait été rendue interdite aujourd'hui grâce à des rubans en plastique tendus tous autour de l'enceinte. Sur le béton gris, parsemé à certains endroits d'arbres séchés et de parcelles de terrain fleuri, avait été dressée une estrade avec un haut comptoir en bois muni d'un micro.
Je ne voyais aucun visage familier parmi la foule qui s'aglutinait et se déplaçait comme une vague tumultueuse. J'avançais derrière mes parents qui semblaient déterminés à avoir une place au premier rang. Lorsque je vis enfin qui allait nous faire cette conférence, je m'arrêtais net, laissant mes parents continuer devant. Il monta tout en haut de l'estrade et s'appuya sur son comptoir, une main sur le micro.
Son sourire me gela les entrailles et il prit la peine de remettre une mèche de cheveux gris sur l'arrière de son crâne. Les pieds bien ancrés dans le sol avec son smoking noir et sa chemise grise, il s'éclaircit la gorge pour voir si le micro fonctionnait.
- Bonjour à tous, habitants d'Algore.
Elvis Domoto. Le président en personne.
- Cela faisait bien longtemps que je ne m'étais pas présenté parmi vous. Et les derniers événements m'ont poussé à m'adresser à ma chère population.
Il allait parler de moi, la foule se retournerait, je serai le centre de l'attention, et des centaines d'algoréens, fervents défenseurs du régime (car c'était d'eux dont j'étais entourée) se jeteraient sur moi pour avoir le privilège de m'attraper en premier. Pour ce qui était d'avoir une confiance aveugle en ce vieil homme charismatique, la plupart des algoréens étaient les maîtres.
- En effet, soupira-t-il, il faut que je vous annonce, que le projet 8180...
Mes jambes se mirent à trembler, un goutte de sueur dégoulina dans mon dos. Si je fuyais maintenant, j'attirerais encore plus les regards. Surtout que j'avais déjà l'impression d'être entourée d'une sorte de tension qui prenait la forme de centaines de paires d'eux rivés sur moi.
- N'a jamais connu un essor aussi grand.
Ses paupières se plissèrent, tellement son sourire s'élargit, formant de petites rides sur ses joues et aux coins de ses yeux. Mon cœur se remit à battre.
- Plus de 93 % de la population d'Algore à être âgée de plus 18 ans est actuellement en contact avec un hôte. C'est un record qui n'avait jamais été atteint en trente ans. De plus le système ne s'est jamais aussi bien porté, les hôtes sont perfectionnés de jours en jours et la satisfaction des piliers n'a jamais été aussi élevée.
C'était à se demander s'il avait eu vent de mon cas.
- Est ce qu'on a eu raison de venir ici ? questionnai-je alors, espérant que Lara ma réponde.
- Tes parents auraient posé mille questions.
- C'est tout ? m'étonnai-je, alors que Lara était plutôt la première à refuser que je prenne des risques avec les autorités.
- Non ce n'est pas tout, susurra-t-elle. Je sens quelque chose.
Je prêtais alors attention à ce qui m'entourait. Les gens autour de moi ne me permettaient pas de voir à plus de deux mètres, et seul le visage d'Elvis, éclairé par le soleil couchant, m'apparaissait. Et derrière lui, l'immense Tour obscure, contrastant avec le ciel qui virait aux couleurs chaudes, comme l'orange ou le rose.
- De quoi tu parles ?
- Concentre toi.
Je fis la moue, et essayais de faire le vide dans mon esprit. Immédiatement, un changement se produisit. Pendant ce temps, le président continuait de parler, mais autre chose résonnait dans mes tympans. Comme si mes oreilles faisaient une sélection des sons qu'elles voulaient entendre. Quelque chose m'appelait. Comme une légère vibration, qui devenait de plus en plus bruyante. Le regard perdu dans le vide, je tournais ma tête dans tous les sens, pour repérer la source du bruit, mais mon œil revenait toujours au sommet de la tour.
- Qu'est ce que c'est ?
- Je n'en sais rien, souffla Lara.
Elle devait ressentir la même chose que moi.
- Pourquoi sommes nous les seules à l'entendre ?
En effet, tous les autres semblent captivés par le discours bouleversant du président.
- J'ai l'impression, que cette chose me manque. Comme si j'en avais besoin, et qu'elle m'appelait à elle.
Je me fiais aux paroles de mon hôte. Il fallait découvrir cette chose.
- Algore a toujours été une ville miséreuse, plongée dans la pauvreté sans jamais pouvoir en sortir. Il y a de cela à peine une trentaine d'années, le besoin dans lequel vivait les habitants était si grand, que la ville était devenue certainement la plus dangereuse du globe. Les cartels s'entassaient, les règlements de comptes étaient devenus une habitude dans ces rues laissées à l'abandon par le continent et son gouvernement. Algore n'était pas libre, elle était soumise à des taxes d'une valeur bien trop grande comparée à sa taille et son activité économique. Les gens mourraient de faim et se laissaient aller à toutes sortes de travail malhonnête. L'espérance de vie des habitants diminuait d'années en années, et ceux qui osaient en partir ne se faisaient pas mieux accueillir ailleurs.
Je ne savais pas comment Elvis Domoto en était arrivé à ce sujet, mais j'interrompis ma discussion avec Lara, car son discours captait énormément mon attention. Je n'avais pas vraiment d'idée du monde dans lequel avaient grandi mes parents. Ils m'avaient raconté parfois que trouver du travail était devenu mission impossible, que les rues étaient trop dangereuse pour sortir de le soir, au risque de se faire dépouiller ou trancher la gorge. Que la drogue circulait plus vite que la nourriture et que personne n'intervenait pour freiner sa vente. Que le continent n'avait rien trouvé de mieux que d'imposer une taxe sur les villes qui gagnaient de l'argent en important ou exportant des produits. L'injustice dans cette loi n'avait jamais été aussi grande envers Algore, qui malgré son grand port commercial, gagnait une misère en exportant de temps en temps des matières premières aux autres continents. Car en effet, le sol d'Algore était plutôt riche en minerais, mais personne n'était payé pour l'extraire car le continent s'en désintéressait, occupé plutôt à gérer les investissements qui rapportaient le plus. Algore était dommage collatéral.
- Mais vous avez réussi à vous révolter. Après tant d'années de souffrance et de mépris, vous avez voté oui en faveur de l'indépendance. Et grâce à votre investissement, le continent a accepté de nous la céder.
Il y a environ vingt cinq ans, Elvis Domoto lui même avait organisé un référendum pour demander son avis à la population. Environ soixante dix pourcent avait voté oui en la faveur de l'indépendance, même si cela revenait à prendre les rennes de la ville seuls. Mes parents avaient voté oui, car ils avaient foi en leur ville, et foi en Elvis. Le Grand Tremblement qui avait séparé physiquement Algore et le continent avait été l'élément déclencheur de l'émancipation des algoréens. Algore était devenu une île indépendante, et non plus une ville surexploitée. Le continent avait eu comme seul désavantage de ne plus recevoir de taxe de la part de la ville, et n'avait pas vraiment montré de signes d'opposition, certainement persuadé qu'Algore courrait toute seule à sa perte.
- Aujourd'hui, et grâce à nos merveilleux scientifiques qui ont travaillé d'arrache pied pour exploiter cette nouvelle technologie, nous vivons en paix, loin de la décadence et du joug d'un gouvernement qui nous méprise.
Lorsque le continent avait réalisé combien nous étions devenus puissant, il s'en était mordu les doigts.
- Nous avons créé les hôtes qui nous protègent et veillent sur nous pour éloigner la misère et la guerre.
La transition n'avait pas été aussi simple. Entre le moment où Algore avait proclamé son indépendance, et le moment où Elvis avait mis en place le programme des hôtes, certains gangs toujours implantés à Algore avaient profité de l'absence de gouvernement pour faire exploser leur nombre de vols, d'attaques et de cambriolage. Certains s'étaient mis à regretter leur choix lors du référendum, et Elvis avait alors du procéder à une élection pour pouvoir remettre un gouvernement stable au pouvoir. Les habitants avaient placé toute leur confiance dans cet homme qui leur avait promis un avenir plus certain, et ils l'avaient élu. Elvis s'était alors entouré de beaucoup de scientifiques et de têtes pensantes qui avaient opérée pour qu'Algore puisse subvenir seule à ses besoins sans pour autant arrêter son commerce. L'exploitation des sols riches avait été optimisée pour pouvoir vendre plus et plus cher. Elvis s'était aussi servi de la technologie du Cœur pour créer de nouvelles machines plus performantes à utiliser dans l'agriculture ou la recherche. L'économie était remontée en flèche.
Les minutes s'écoulaient et l'ombre commençait déjà à s'étendre alors que le soleil plongeait vers la mer, à quelques kilomètres à l'ouest. Bientôt, nous serions plongés dans l'obscurité.
- Cela n'aurait jamais été possible sans la plus grande découverte de notre siècle. Et c'est aussi pour ça que je vous ai réunis aujourd'hui. Car vous le méritez, habitants d'Algore.
Il allait enfin entrer dans le vif du sujet. Les gens autour de moi avaient les yeux qui s'illuminaient de curiosité, et ce n'était pas à cause du soleil qui se couchait d'ailleurs dans notre dos. A vu d'œil, et d'après la surface de la cour qui était quasiment remplie de gens, j'aurais dit qu'une bonne partie de la population d'Algore était venue assister à cette conférence. L'autre partie regardait en direct les informations à la télé. Je voyais les cameramans du bureau de mon père en pleine action un peu plus loin, avec leur matériel assailli par le monde. Le logo bleu de la Presse d'Algore était partout sur leur équipement.
- Je veux parler du Cœur, mesdames et messieurs. Cette source d'énergie avec laquelle nous vivons quotidiennement mais qui ne vous a jamais été donnée de voir en vrai. Alors c'est sous vos yeux ébahis que ce soir, j'aimerais vous le présenter.
J'haussais un sourcil, même avec l'euphorie générale, tout le monde aurait pu remarquer que ce discours ressemblait plus à un one man show qu'une prise de parole officielle. Le président semblait fier de sa surprise et de l'effet qu'elle procurait.
Il leva alors sa main, qui tenait fermement une télécommande. À ce moment là, un grondement se fit entendre au sommet de la Tour Noire. Le seul mur qui n'était pas garni de fenêtres opaques, et qui donnait directement plein ouest, se mit à trembler. Progressivement, il s'abaissa avec un crissement sourd, alors que l'assemblée retenait son souffle.
Ma respiration se fit plus forte elle aussi, et les autres bruits autour disparurent à nouveau. Cette sensation de besoin vital revint au galop, et lorsque la porte coulissante fut totalement baissée, je murmurai :
- J'ai trouvé.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro