Chapitre 9 - Descente
— Non, pas cette tunique.
Je regardai Pleh de travers.
— On ne m'a rien dit la dernière fois que j'y suis allée.
— Hé, se renfrogna-t-il aussitôt. J'ai dit « pas cette tunique. » Change.
Résignée, je repliai le vêtement bordeaux dans la commode. Pleh continua à fouiller sous les meubles, glanant un pot cassé ou un bout de corde de temps en temps.
— Désolé de devoir prendre dans vos économies, s'excusa-t-il pour la troisième fois.
— Le bazar de Galliem ? relevai-je un sourcil. Tu peux te faire plaisir.
Il me lança un sourire derrière son bras plié. Puis il se repencha à nouveau, les genoux dans les bougies, absorbé comme un archéologue face à la découverte de sa vie.
Je sentais que cette nouvelle mission me dépassait déjà. Perplexe, je changeai une énième fois de tiroir, pour entamer mes recherches parmi des robes de taille adulte à l'odeur de renfermé.
— Tiens ? sursauta Pleh au bout d'un moment. Il y a un parchemin encore cacheté.
Je me retournai vers lui, puis une déflagration me sidéra sur place. En deux enjambées, je traversai le tapis, lui arrachai le bout de papier des doigts en appuyant fermement mon pouce sur le symbole d'Utopie recouvert de poussière.
— C'était à mon père, inventai-je, en m'empressant de le ranger hors de sa vue.
— Un document du Général ? s'étonna-t-il avec un lointain soupçon d'admiration. Mais peut-être qu'il faudrait le détruire ?
« Le détruire... ? »
— Je le garde en souvenir, continuai-je, mal-à-l'aise.
Avec son âme charitable, il dut croire que je refoulais ma tristesse, alors qu'il s'agissait de tout autre chose. Ses coudes anguleux le relevèrent du sol, puis, une fois debout, il plaqua une grande main maladroite sur mon épaule.
— Mon père aussi a disparu en faisant son métier, lâcha-t-il, à la fois triste et compatissant. 'l'était monteur-déchargeur, maintenant il est Tombé.
Je ne sus pas quoi répondre.
— ... Je suis désolée ? essayai-je, mais consoler ne serait jamais mon fort.
— T'inquiète pas. Je l'aimais pas, de toutes façons.
Et après cet étrange remontage de moral, il replongea à sa fouille. Sans rien dire, je retournai à mes propres occupations, en glissant discrètement le message d'Utopie entre les robes.
Oui, cette nouvelle mission me dépassait déjà. Clairement.
Une heure plus tard, je refermai la porte, le sac en toile de jute de Pleh sur le dos. Il était si lourd que la maigre corde, en plus de me scier l'épaule, semblait prête à craquer à tout moment. Mon camarade partait déjà, dans une allure gauche qui devait se vouloir naturelle. Il ne devait pas réaliser que sa tête tournée aux quatre vents, à la manière d'une girouette, attirait bien plus l'attention qu'autre chose. Perplexe, je ne fis pas de commentaires et continuai de suivre docilement mon nouveau donneur d'ordres.
Car finalement le Colonel avait trouvé une utilité à Pleh. Certes, ce n'était pas forcément celle à laquelle je me serai attendue. A la place d'une expulsion, ce grand étourdi avait écopé de la responsabilité d'une mission sauvetage en troisième strate.
— N'oublie pas pour les Gardes, me souffla-t-il avec la discrétion d'un mauvais clown, alors que nous nous rapprochions des escaliers.
Je me contentai de hocher la tête.
Les armoires à glaces reluisantes ne firent pas de zèle pour Pleh, qui passa même en deuxième strate poussé par leurs regards. Mon sac attira davantage l'attention. Sans rien dire, et conformément à ce qu'il m'avait conseillé, je soupirai en direction de Pleh, qui se tortillait déjà sur place en exhibant ses muscles inexistants. L'idée, m'avait-il dit, était de prouver qu'il avait besoin de mon aide pour porter ses affaires. Sa danse ridicule respirait tant le forcing que je n'eus même pas à feindre le découragement. Presque avec des airs de miséricorde, les Gardes me laissèrent passer à mon tour.
Pas de descente par les Cordes pour nous. Maintenant avec la démarche d'un habitué, Pleh passa de rue en rue, sans jeter le moindre regard aux grandes et belles façades débordantes de détails. Les maisons blanches se fondaient les unes dans les autres avec harmonie, montant jusqu'à s'arquer sur le plafond vaporeux du passage.
A l'idée que l'une d'elles avait vu grandir Fen, je fus plus curieuse. Les pas nonchalants de mon collègue avaient-ils arpenté cette rue droite, franchi cette porte en arcade, traversé ces petits jardins ? Les quelques habitants que nous croisâmes ignorèrent mon regard insistant, quand j'essayai de deviner s'il s'agissait d'un An-Chenlei. Les rideaux, au contraire, s'écartèrent régulièrement pour nous observer, dévoilant des yeux curieux de tous les âges.
Escaliers sur escaliers, la luminosité commença à se faire moindre. Sinuant à travers un dédale de dallages, nous finîmes au bout d'un moment par arriver à cette ligne de démarcation que je n'avais jamais vue en propre. Celle vers la troisième et dernière strate.
La simple vingtaine de Gardes Royaux en aval de la Prairie était remplacée ici par quatre escadrons de l'Armée Blanche, dont je savais qu'ils n'étaient que la partie émergée de l'iceberg. Aucun ennemi en vue, mais les bâtons étaient dans toutes les mains. Comme si Utopie se cachait dans l'ombre de cette grande ouverture, qui avalait la paroi avant de la teinter de noir dans la descente.
Pleh s'arrêta juste avant de passer le dernier angle de mur. Main tremblante, il sorti une montre à gousset brune de la poche de sa tunique. Et cette seconde, durant laquelle son regard vérifia les aiguilles, suffit à rappeler pourquoi j'avais accepté d'obéir au plus grand malhabile des trois strates.
Fourrant l'objet dans sa poche, il se mit en marche. Son pas se voulait ferme, mais perdait un peu plus d'assurance à mesure qu'il se rapprochait de l'objectif. Plus sereine, je le suivis, réprimant un sourire.
Un seul caporal devait être présent. Sur ce point, il ne s'était pas trompé. Pleh s'en approcha. Essoufflé alors qu'il n'avait pas couru un pauvre mètre, il bredouilla qu'il rentrait chez lui. Aucune difficulté. Le jeune gradé hocha la tête au premier coup d'œil sur ses vêtements. Aussitôt, les autres soldats, alignés dans un pseudo-rang que je n'aurais jamais toléré, le pressèrent de continuer son chemin. Ses jambes maigres le tirèrent vers l'obscurité avec hésitation. Il n'avait pas fait deux mètres quand, sans doute malgré lui, il tordit sa tête dans ma direction, pour afficher une grimace qui trahissait son appréhension. « Non, ne le regarde pas ! » me forçai-je. Sans plus m'attarder sur lui, je me présentai face au caporal, dans l'espoir de monopoliser son attention.
— Moi aussi, je rentre chez moi, affirmai-je avec tout le sérieux dont j'étais capable.
Pas de réaction douteuse dans ses traits sérieux. A nouveau, comme prévu.
Ce nouveau promu ne me connaissait pas. Les autres caporaux étaient en pause, et les soldats sortaient pour beaucoup tout juste de formation. Pleh avait « préféré ne pas prendre de risques », en réussissant l'exploit de combiner des variables réservées aux officiers, dont il n'avait pris connaissance que l'avant-veille.
Mais après tout, si nous devions en arriver à ce stratagème, c'était de sa faute. Sur son conseil, le Colonel avait décrété que les descendants de bonnes familles ne pouvaient plus descendre. La troisième strate semblait nous en vouloir. Par contre, je m'étais bien faite comprendre sur un point auprès du Colonel. S'il y avait une mission d'investigation dans le Cœur Noir, elle se ferait avec moi, ou ne se ferait pas. J'étais prête à tout divulguer si on ne me l'accordait pas, et en dépit des conséquences abominables que cela m'aurait couté, j'avais dû suffisamment inquiéter le vieux barbu pour qu'il n'ose pas m'en empêcher.
Sans en avoir l'air, le caporal me détailla des pieds à la tête. Il s'attarda rapidement sur ma tunique, brodée mais défraichie. L'absence de chaussures dut lui porter le coup fatal. Avec un hochement de tête, il m'indiqua le passage où attendait Pleh.
Rester naturelle. Ne pas se presser. Avec une allure tranquille, je passai le long des soldats. Les sentir décontractés changeait vraiment du rang droit et irréprochable auquel j'étais habituée.
Pleh vibrait sur ses marches à en crier que nous cachions quelque chose. Heureusement, personne ne nous accordait vraiment d'importance, ni à son angoisse peu discrète, ni à mes ruminations sur les ports de têtes. Je passai lentement les mines cernées, les semblants de sérieux concentrés et les bâillements réprimés, que j'avais si souvent fait ces derniers mois. Une prolétaire de plus ou de moins, ce ne serait pas ce qui révolutionnerait leur journée.
Jusqu'à ce que je tombe sur lui. Lui et sa paire d'yeux, sans doute plus désorbités que les miens lorsque je posais pied sur Vendomeland.
Sa tête me disait très vaguement quelque chose. Bâton encore rangé dans son dos, il avait l'air figé dans le temps, mais par malheur, sans l'être pour de bon. Derrière lui, après quelques maisons, j'entendais le lieu de pause des caporaux du quartier. L'insigne de bronze souligné de rouge, qui luisait à son cou, ne laissait pas de place au doute.
Celui-là, Pleh n'aurait sans doute pas voulu que je le croise. A raison. Vu sa tête, je pensai qu'il me remettait bien davantage que moi je ne le faisais. Le lointain couinement qui résonna dans mon dos confirma mes pensées.
— A-, commença immédiatement le caporal.
Le temps s'arrêta.
— -'ttendez, termina-t-il, main levée.
Une seconde plus tard, la vie se remit en route, sans que le caporal ne se rende compte de rien. Ses hommes, dos tournés, ne remarquèrent même pas que leur supérieur arrivait. En revanche, mon changement d'expression sembla en étonner quelques-uns.
Je tentais le tout pour le tout.
Glaciale, plus menaçante qu'un Migonem en colère, je fixai le caporal les yeux dans les yeux, sans ciller, avec toute la plus ardente dissuasion dont j'étais capable. Mon subordonné pinça les lèvres. Lentement, sa main se rebaissa, tandis que quelques soldats se tournaient enfin vers lui. Sèche, je ne perdis pas davantage de temps, et continuai ma route d'un pas ferme.
Pleh semblait sur le point de s'évanouir.
— Allons-y vite, lui intimai-je en descendant les marches deux à deux.
Il me suivi sans demander son reste, alors que des échos de discussions s'amenuisaient.
N'en parler à personne. Se fondre dans la masse. Rester anonyme et discret.
Pour cette dernière consigne, alors que l'opération n'avait pas encore commencé, c'était déjà sûrement grillé.
Pleh avait l'air accablé. Il avait cette expression qui suit un échec que l'on prend personnellement. Durant une grande partie de notre descente, il resta silencieux, franchissant pas à pas cet escalier qui, de marche en marche, devenait plus bancal, plus étroit, plus sombre, plus sale. Une énième main passée dans ses boucles éparses, il tourna la tête vers le point lumineux, qui brillait déjà loin au-dessus de nos têtes.
— Ils n'ont pas l'air de nous suivre, s'étonna-t-il.
— Ne regarde pas derrière toi, répliquai-je. Concentrons-nous sur la suite.
— Ou-oui.
Le chemin continuait plus à plat. L'escalier disparut pour laisser place à une galerie de ce mélange molletonneux et de planches, grillages, tôles et autres mortiers hasardeux. Le sol, humide, s'éclaircissait relativement vers la fin du chemin, où une cinquantaine de silhouettes au bas mot nous attendaient.
— Pressez-vous ! nous accueillit un écho chaleureux.
— Vient L... Muna, me souffla Pleh en m'attrapant par le coude.
Je soupirai, dérangée par ce nouveau nom, avant de me mettre à courir avec lui. Muna, c'était un nom commun pour les quelques registres de la troisième strate. Le Colonel m'avait rebaptisée ainsi. Et cela avait beau être la troisième fois qu'on me renommait, je le sentais malgré moi une nouvelle remise en cause de mon identité.
Mais ces pensées s'envolèrent dans ma course. Frappant le sol inégal de mes pieds nus, filant le long de ces parois étranges qui respiraient le savant chaos, je m'élançai avec Pleh vers les soldats, de lointaines pensées de débarquement sur Vendomeland en mémoire.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro