Chapitre 6 - Odème
Caché derrière les murailles, l'immense disque incandescent jetait ses dernières lueurs sur l'herbe. La brise jouait avec les capes autour des casernes, assaillies par la relève. A l'opposé, aucune fenêtre ouverte sur la façade du château. Aucune trace de vie derrière les rideaux. Mais, comme d'habitude, les apparences étaient trompeuses. Assise sur le toit, je gardais un œil en direction de cette énergie immense, fabuleuse, qui dansait juste derrière les voiles.
Pleh ne venait pas.
Je n'en étais qu'à moitié surprise.
Quelques groupes patientaient encore à l'entrée du QG de notre armée. Un flot de civils s'échappait en continu des portes, pour se diriger droit vers les autres strates. Les petites silhouettes noires allaient au plus court, sans détour, surveillées par les yeux lointains de leurs collègues en uniforme. La Prairie semblait un lieu privilégié, ou peut-être plus encore, qui ne supportait pas que n'importe quels pieds foulent son herbe. Peut-être était-ce cela qui empêchait Pleh de me rejoindre ? Pourtant, il devait se douter que les autres hésiteraient à s'interposer, même les plus hauts-gradés. J'avais enlevé la cape, mais elle était toujours là, bien serrée dans ma main. Quant à mon nom, il ne me quittait jamais.
Les ombres s'étiraient de plus en plus. Le ciel, loin à l'est, était déjà teinté d'un bleu dense et sombre. En quelques minutes, les derniers rayons s'évaporèrent, pour être remplacé par les légers scintillements des étoiles.
C'était le dernier. Une ultime silhouette disparut dans les marches des grands escaliers. Je lâchai la cape, puis ma tête tomba entre mes doigts de fatigue. Le vent soufflait plus fort, la nuit tombait, je ne me redressais pas. Même ce regard divin, qui m'observait à distance, ne m'incitait pas à bouger.
Le noir. Le calme. Perturbée plus que de raison par l'absence de Pleh, j'avais besoin d'une pause. L'odeur de l'herbe humide montait déjà du sol. Le rugissement lointain du vent s'entendait bien, si on se concentrait. Le pouvoir tambourinait au fond de ma poitrine, comme un deuxième battement de cœur. Pendant une longue minute, je me sentis calme, vide, puis je me relevai. La soirée était loin d'être terminée.
Je jetai un dernier regard vers la caserne. Puis, une fois n'était pas coutume, j'épiai les remparts les plus proches. Aucun uniforme d'Archer dans la pénombre, ni de trace de cette tête-de-linotte-fleur-bleue.
Sans rire d'ailleurs, à quoi jouait-il, celui-là ?
Ces derniers mois, j'avais dû autant l'apercevoir que le caporal Migonem, même avec tous les efforts de ce dernier pour m'éviter. « Il est aussi convoqué en troisième strate, ce soir. » me rappelai-je. Peut-être l'avais-je lu sur un rapport d'organisation, ou que savais-je encore. Aurais-je l'immense honneur de le croiser en bas ? Motivée, je m'étirai, lançai la main vers ma cape.
Mais je ne la trouvai pas. Perplexe, je tournai la tête, et des tâches luminescentes m'assaillirent immédiatement comme un flash en pleine nuit.
La cape, les rapports, balayés par le vent, tout restait suspendu, froissé, illuminé d'un vert nonchalant. Les éclats brillants s'intensifièrent avec ma crispation.
Sans réfléchir, je lançai les bras, ramassai les feuilles par brassées, un pied jeté sur la cape. Les rapports s'amoncelèrent sous le tissu redevenu sombre. Je le recouvrai à quatre pattes, cœur battant, le regard fixé sur l'horizon, tandis que les dernières lumières s'estompaient. La nuit continua son arrivée tranquille, alors qu'un pouffement de rire, lointain, s'éteignait dans mon esprit.
Par tous les nuages, même derrière les rideaux du château, on avait l'air de s'amuser.
« Il n'y a rien de drôle ! » vociférai-je, même si je ne savais pas exactement contre qui.
Personne ne rappliquait. Aucun visage curieux tourné par ici. Bougonne, je sautai du toit ailes dehors et bras remplis de rapports, empaquetés dans la cape. Je n'avais pas envie qu'ils s'envolent de nouveau, au risque de réutiliser cette magie verte. Si quelqu'un d'autre que la Princesse m'y prenait, cela me couterait cher.
Mes pieds touchèrent le sol mou en douceur. Selon une habitude que j'avais pris, je fis vibrer les plumes avant qu'elles ne disparaissent, puis me dirigeai vers la petite porte de la maison. Pas besoin de s'encombrer de papiers pour la descente. Après tout, peut-être que ce serait sportif, en troisième strate... Un sourire en coin, je poussai la porte de l'épaule.
— Oups.
Juste après avoir lutté contre une paperasse luminescente, l'obscurité de la pièce me parut à couper au couteau. Mais au dernier moment, je perçus comme une masse de cheveux sombres. Elle se reculait précipitamment de la commode, d'où avait jailli ce timbre... familier.
Encore dans mon élan, mes sandales ripèrent douloureusement sur l'embrasure. Une douce odeur de parfum m'agressait les narines. La porte, elle, continua son chemin vers le mur, dans un grincement d'outre-tombe. Un peu plus de lueur pénétra la petite maison, mais je pense que j'aurais préféré continuer de ne rien voir.
J'identifiai qui était là.
Aussitôt, l'incompréhension, la fulmination, me saisirent si vite et si fort, que j'en lâchai mon précieux paquetage de rapports.
Une inconnue trônait au milieu du tapis. Grande, les cils plus longs que les cheveux de certains de mes soldats, pimpante dans un uniforme bleu et blanc, elle avait l'air de danser sur place, à la limite d'écraser la corde d'un grand arc en bois sculpté, négligemment abandonné à ses pieds. Toute crinière dehors, ses grands yeux sombres fixaient tour à tour son arme et la Prairie derrière moi. Elle semblait royalement ignorer cette autre personne, seule avec elle un instant plus tôt. L'insigne de caporal pendait à son cou. Son ordre de mobilisation trainait encore dans mon esprit il y avait trente secondes, il y revint comme s'il n'en était jamais parti.
Il devait être en troisième strate.
Sauf preuve du contraire, cette pièce n'était pas la troisième strate.
— Soldat, articulai-je d'abord vers l'inconnue. Votre compagnie ?
Ma voix tremblait encore beaucoup, mais je n'avais pas envie de me contenir davantage.
— Première, major, répondit l'Archère dans un couinement de souris.
— Votre nom.
— O-Odème... Nephely.
— Parfait, crachai-je presque. Ai-je besoin de vous dire quoi faire ?
Nephely baissa enfin la tête. Maladroite, elle se saisit de son arc, avant de s'avancer vers la porte en longues enjambées, qui loin d'être fières, paraissaient plutôt penaudes. Ses petits pieds visèrent pour éviter mes rapports ; je ne me décalai pas d'un pouce pour lui simplifier la tâche.
Je n'en avais pas fini avec tout le monde.
Galliem avait l'air de vouloir s'encastrer dans la commode. Ses yeux voletaient autour de lui, tantôt absorbé par le plafond, tantôt par le tapis. Bras croisés, je pris mon mal en patience. A un moment donné, il se rendrait bien compte que plus le temps passait, plus sa situation devenait délicate.
Au bout d'une longue dizaine de secondes, il me prouva à moitié sa lucidité, en m'adressant un regard de chien battu. Stratégie qu'il abandonna vite.
— Je sais que je suis censé être en service, marmonna-t-il.
J'aurais préféré entendre des excuses.
— Vous savez très bien la sanction que je préconiserai, caporal, rétorquai-je, glaciale.
— Odème était en pause, me lança-t-il à la hâte.
— Je verrai ça avec sa hiérarchie.
Un mouvement sec du pouce fit comprendre à mon frère que je ne supportais plus de le voir ici un instant de plus. Avec un soupir digne de la meilleure tragédie, il se décolla enfin de son meuble, puis avança courbé, mal-à-l'aise. Ses yeux noircis par la nuit se levèrent une fois vers les miens : j'y lus la peine, la résignation, mais aussi quelque part, le ressentiment.
Etant toujours plantée devant de la porte, il étendit un bras gravé de cicatrices pour se faufiler à l'extérieur. Des cliquetis de perles suivirent son geste ; ses éternels bijoux étaient de retour. Sa tignasse décoiffée l'était un peu moins que d'habitude et lui aussi empestait le parfum. Une fois qu'il fut dehors, je détournai la tête, en sentant pertinemment qu'il cherchait à me regarder.
— J'en appelle à... votre clémence, glissa-t-il, découragé.
Lui-même n'avait pas l'air d'y croire.
— La justice n'est pas un système dérogatoire, articulai-je. Vous devriez le savoir. Maintenant dépêchez-vous de descendre, avant que je ne m'énerve pour de bon.
Ce nouveau soupir aurait suffi à ce que les conséquences soient beaucoup plus graves.
— Bien, major.
Il fit quelques pas.
— ... J'aurais préféré que tu reviennes avec un cœur un peu plus grand.
Le temps que je me retourne, il se carapatait déjà loin, vers les escaliers. J'aurais pu m'élancer à sa poursuite, mais à quoi bon ? Secouant la tête, je m'attelai à ramasser les parchemins.
« Galliem, Galliem..., soupirai-je intérieurement. Ce qu'il ne faut pas entendre. Comment je vais faire, pour ne pas parler de désertion ? »
Après quelques minutes de recherche, la pile rassemblée me parut à peu près aussi conséquente qu'initialement. De toutes façons, la pelouse était déjà noire, impossible de retrouver quoi que ce soit d'autre. Morne, je jetai un dernier regard vers le château, avant de refermer la porte.
Le hamac pendait encore à moitié au sol. Je ne me souvenais plus de la dernière fois où je l'avais vu accroché. Ce devait être une autre époque, quand ce drôle d'oiseau vivait ici. Il semblait avoir décidé de quitter le nid, enfin, sauf quand il s'agissait de trainer avec cette Archère. Cette Odème. D'un geste sec, je recouvris la commode de la liasse de papiers, avec la lointaine idée d'un territoire reconquis.
Pas le temps pour plus de nostalgie. On m'attendait en bas. Epée, couteau, insigne, il ne manquait que la cape. Je voulais retrouver de l'enthousiasme. Mais en la raccrochant, mes yeux dérivèrent à nouveau sur cette misérable toile de jute à l'abandon.
Je revis ces deux grandes ailes qui frappaient l'air, raflaient les murs, pour projeter une paire de jambes dans le tissu tendu. Je réentendis les rires goguenards, les moqueries, les ronflements.
Puis je me mis à penser à Pleh. A l'armée. A cette bombe, à ce réseau secret. Et à l'Angevert. A son pouvoir. A ce décompte invisible, à mon échéance. Mes mains abandonnèrent l'attache de la cape, qui s'affala au sol dans un bruissement.
Galliem se transformait en un tsunami qui faisait déborder le vase.
Je n'avais pas le temps. Pas le temps de me disputer, pas le temps d'aider, pas le temps de chercher. Mes obligations pressantes voulurent me rattraper, mais elles s'évanouirent, remplacées par un tic-tac lourd, angoissant, que j'avais minimisé ces derniers temps. Il s'intensifiait, grondait, dans mon cœur, en harmonie avec ce satané pouvoir, qui ferait bientôt une croix sur tout ce que j'avais appris à aimer.
Je ne fis pas un seul pas en direction de la troisième strate.
On m'attendrait longtemps, en bas.
Le blanc des bougies fondues faisait tâche dans l'ombre quasi-parfaite. La lune brillait au-dehors, ses rayons pâles filtraient par la fenêtre, enveloppaient les colonnes de cire d'une lueur fade et déprimante.
Une heure, deux heures, peut-être plus. Je ne savais pas depuis combien de temps je désertais à mon tour. Mais quand, parfois, j'en venais à me demander si on me pardonnerait ce que je reprochais si durement à Galliem, je repensais à ce Jemelrys et à son caractère, dont tout le monde parlait. Mettre mon comportement sur le dos de cet inconnu arriverait bien à sauver mes plumes une fois de plus... En tout cas, je voulais y croire. Car je ne pourrais définitivement pas descendre.
Galliem m'avait fait prendre conscience d'une chose. Les problèmes s'accumulaient, et ce n'était peut-être que le début. Comment tous les résoudre, si je ne réglais pas le plus important en premier ? Le pouvoir. Le coma rédempteur. Et le châtiment à son issue, qui ne serait sûrement pas tendre. A quoi allais-je avoir droit, pour avoir utilisé cette magie, dont je n'avais jamais voulu ? La prison à vie ? L'exil ? « N'y pense pas, me forçai-je. Il y a une solution. Forcément... »
Angelina.
Serrée entre mes mains, je secouai la tête. Non. Non. Hors de question de forcer le passage vers la fenêtre. Ce pouvoir ne me plaisait pas. Je ne savais pas ce qu'il était capable de me faire faire. Un regret pouvait très vite arriver, je ne devais pas tenter le diable.
Après tout, ce n'était pas si compliqué de faire autrement. Il suffisait que je disparaisse de la liste noire du château. Peut-être que si je me tenais calme, au bout d'un certain temps... « Mais est-ce que je l'ai, ce temps ? » me questionnai-je. La bâtisse royale, sombre et vide derrière la fenêtre, ne me donna aucun signe de réponse. Entre ses murs, je sentis résonner des battements de cœur, tranquilles. Elle dormait, l'aura de son pouvoir me le disait. Le reflet de mon visage sur le verre me renvoya un sourire triste.
Ce fut à cet instant qu'une idée me vint.
Une mauvaise idée.
Je me retournai vers la maison. Hésitai. Puis, sur un coup de tête, me mis en quête de tous les tissus que je pouvais trouver.
Des chemises sales et froissées. Ma tunique du Cœur Noir, encore poussiéreuse. N'importe quoi faisait l'affaire. Je les roulai, les tassai, sans considération pour la rareté du tissu, puis les appuyai, une à une, contre les carreaux des fenêtres. Petit à petit, la pièce s'assombrissait. La moindre lueur de l'extérieur devenait aussi claire qu'un cri dans le silence. Je continuai sans relâche jusqu'à ce, qu'enfin, il n'y en ait plus une seule.
Encore debout contre la fenêtre de la commode, je me retournai vers la pièce. Même plongée dans la quasi-obscurité depuis plusieurs minutes, je n'y voyais rien. Il fallait se déplacer à tâtons. Les doigts baladant sur le meuble, puis au sol, je m'avançai doucement jusqu'au centre du tapis. Puis je m'assis en tailleur, en jetant, par prudence, un dernier coup d'œil en direction des ouvertures. Pas même un insecte ne pourrait m'épier, j'en avais la certitude.
Au milieu du rien, le souffle fébrile de ma respiration résonnait comme s'il voulait remplir le vide.
Combler ce silence.
Cette tension.
Je n'étais pas sûre de ce que je m'apprêtais à faire. Mais je ne voyais rien d'autre pour enfin savoir où j'en étais. Lentement, mes doigts se déplièrent ; ils étaient déjà crispés, comme si mon propre corps voulait me décourager. J'étais sur le point de tout abandonner, d'oublier cette idée saugrenue, de récupérer ma cape, descendre, ne plus y penser.
Et une lumière déchira le noir.
Un rayon incandescent, langoureux, commença à tracer une ligne le long de mes mains, du majeur vers la base du pouce. Il forma un angle, descendit vers le poignet, remonta le long de la paume. Je le suivais du regard, dents serrées, tentais de contrôler sa vitesse. En quelques instants, les formes se refermèrent.
Deux losanges verts étincelaient dans l'obscurité. Ils brillaient au rythme fébrile des battements de mon cœur. De chaudes volutes, fluides et scintillantes, se dessinaient à leur gré le long de mes lignes moites, s'enroulaient le long de mes doigts, conquéraient mes bras.
Je sentis une goutte silencieuse rouler le long de ma tempe. Face à ce spectacle merveilleux, je n'avais qu'une envie. Fermer les yeux. J'inspirai, je voulais être calme, mais c'était un souhait que ce pouvoir ne serait jamais en mesure de réaliser.
Mon cœur battait la chamade. Un peu plus impressionnable, j'aurais pu tourner de l'œil. A la place, poings serrés, lèvres pincées, je murmurai la première :
— Bonsoir.
Ce devait être surprenant. Je pris mon mal en patience. Un tremblement commençait à saisir mes pieds ; je plantai mes ongles dans le tapis.
Une lueur sembla flotter au-dessus des bougies.
« Mon ange, répondit-il, enfin. Bonsoir. »
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